Je vais scandaliser, et beaucoup, en parlant du mal que
font les bonnes oeuvres et les braves gens.
L'histoire toutefois ne nous enseigne rien avec plus
de clarté.
On se défie des coquins, on hésite
à les suivre; on ne se défie point des braves
gens, on marche derrière eux, les yeux fermés,
emboîtant le pas, heureux de se débarrasser du
soin d'examiner et du souci de vouloir. À l'origine
de chaque déviation funeste, vous trouvez un digne
homme, le plus souvent un chrétien.
Sincérité d'intention, dévouement de
fait, il a tout; seulement il se fourvoie. Si l'on y
eût regardé de près, on aurait
admiré l'homme, on aurait rejeté l'erreur.
Mais l'on n'y regarde pas. Pourquoi prendre cette peine?
Tenir pour chrétien tout ce que fait un
chrétien est plus commode; déclarer bonne
toute oeuvre qui produit quelque bien est moins
gênant; on se dispense du travail de l'âme, le
troupeau suit l'ornière, si elle mène au
gouffre, tans pis!
Qui pourra douter qu'à l'origine du
célibat religieux il n'y ait eu de bonnes âmes,
qu'il n'y ait eu de bonnes oeuvres à la base des
couvents? Et c'est justement parce qu'il y avait des unes et
des autres que le mal, énorme, s'est
développé sans contrôle, grandissant,
envahissant, corrompant les Écritures en attendant
qu'il les proscrivit, diminuant la famille en attendant
qu'il la renversât, produisant le clergé, la
confession, la direction, la papauté, toute l'erreur
catholique, tous les développements du despotisme,
spirituel, toute cette funeste organisation, couvée
dans le principe par d'honnêtes gens qui ne se
doutaient pas du mal qu'ils faisaient.
Le socialisme a ses mauvaises bonnes oeuvres, par
lesquelles la famille est attaquée et qu'il importe
de signaler.
La plus récente, très à la mode,
la Crèche, est une de ces mauvaises bonnes oeuvres,
absolument contraires à l'institution de Dieu.
La Crèche achève de supprimer la
mère pour ne plus avoir que l'ouvrière et pour
l'avoir en conscience. Avant la Crèche, les
nourrissons entravaient le mécanisme, des rouages,
l'ouvrière parfois se sentait des entrailles
maternelles et laissait la manufacture pour le berceau. Le
foyer se rallumait, le nid se réchauffait,
l'intérieur se peuplait, la mère
retrouvée faisait retrouver le père, la
famille se reformait, se groupait; il y avait plus de
gêne peut-être, il y avait plus de bonheur; si
le père allait moins au cabaret, s'il
fréquentait moins les lieux de plaisir, il revenait
d'un pas plus hâtif de la fabrique au logis, car le
logis, tout pauvre qu'il fût, gardait au père
des gazouillements, des sourires et des caresses; cela
relevait le coeur, cela refaisait l'homme complet!
Avec la Crèche, grâce à la
Crèche, l'ouvrière reste ouvrière, le
logis reste fermé; on n'y retourne que le soir, tard,
harassé; le logis est froid, hostile, il ne
reconnaît pas ses hôtes; presque
étrangers les uns aux autres, ceux-ci ne se sentent
pas chez eux. Nul attrait, nul confort; l'âtre est
glacé, les cendres en sont éparses; le lit
quitté dès l'aube, les meubles poussés
au hasard portent les traces d'un départ
précipité; l'enfant, qui se sent mal à
l'aise dans ce lieu de passage, grogne et pleure;
l'ouvrière fatiguée, surmenée, tire au
court; le père, qui connaît d'expérience
ces déplorables rentrées et que n'attend rien
de bon, ni flamme claire, ni chambrette avenante, ni doux
regards, ni bonne causerie, ni repas modeste mais
soigné, ni cette dilatation de la paisible, de la
tiède atmosphère de famille, le père
déserte; il va au café; s'il ne mange pas, il
boit; il pousse quelque bille; l'air de la taverne est
épais, les émanations en sont
nauséabondes, c'est égal, il a chaud, il
n'entend pas geindre les marmots, lamenter la femme; il ne
reviendra que tard, pour se jeter sur son matelas, quand le
sommeil, ce lourd sommeil que produisent des lassitudes sans
joie, aura fait taire tout ce qui gémissait dans le
taudis. '
Vous dites que la Crèche n'est pas responsable
de ces misères, qu'elles existaient avant la
Crèche, que la Crèche décharge la
mère, et voilà tout ! La Crèche
décharge la mère! C'est justement là
ce, que la Crèche fait de pis! Ce n'est pas la
mère qu'il faut délivrer de sa charge, c'est
l'ouvrière dont il faut briser le joug. Ne lui
facilitez pas l'esclavage; n'emmiellez pas la servitude pour
conserver le droit de la maintenir. Il y a des
monstruosités, il y a des crimes contre nature
auxquels on doit laisser tout l'odieux de leur
caractère; seulement alors ils pèseront sur la
conscience publique, seulement alors ils auront raison de
l'égoïsme général. Sitôt que
vous parvenez à en diminuer l'horreur, vous en
assurez la durée; amoindrir le mal, c'est le
favoriser.
La Crèche est commode, qui en doute? Il est
commode assurément de se délivrer des soins
d'un marmot, comme il est commode d'abandonner les tracas du
ménage, commode de ne pas élever des fils,
commode de ne pas aider un mari, commode d'éteindre
le foyer, de déserter l'intérieur, de fermer
la maison !
Mais, par toutes ces choses commodes, une chose
funeste est advenue: la famille s'est si bien
dépouillée de ses devoirs, qu'elle a perdu sa
vie. Ses devoirs sont sa vie. Nos devoirs sont notre vie,
toujours. Qui nous allège nous blesse à
mort.
Notez-le bien, la Crèche ne fait ici que le
premier pas, l'enfant recueilli par elle passe à la
salle d'asile (1);
la
salle d'asile le transmet à l'école, qui le
livre au collège ou à l'apprentissage, selon
sa position; puis la vocation le prend, et cet enfant devenu
jeune homme n'aura pas vécu de la vie de famille un
seul jour.
Je n'oublierai jamais, pour ma part, la
répugnance profonde, l'espèce de frisson que
me faisaient éprouver le collège, ces cours de
monastère, ces réfectoires de couvent, ces
dortoirs d'hôpital, cette existence collective, ce
socialisme cloîtré, loin du père, loin
de la mère, loin des bonnes tendresses, loin du nid!
Soyez-en certains, il y a dans ces répulsions
instinctives une révélation de la
vérité.
Qu'on n'exagère pas ma pensée. Je ne
veux fermer ni tous les collèges, ni toutes les
salles d'asile, ni même toutes les Crèches. Je
signale un entraînement auquel nous obéissons
en aveugles, un débarras de nos soucis qui est une
abdication de nos devoirs, une tendance socialiste qui,
faute de résistance, nous tuera.
Un trait encore. On est en train d'organiser, pour
les classes indigentes, des espèces de restaurants
où l'ouvrier, trouvant sa nourriture
apprêtée, pourra la consommer sur place, loin
des siens. Les restaurants coopératifs, parfaits
lorsqu'ils s'ouvrent à l'ouvrier sans famille que son
isolement même condamne à la vie du restaurant,
aux solitaires et tristes repas du restaurant, aux
prétentions exagérées et chaque jour
plus onéreuses du restaurant, appliqués
à la famille deviennent un dissolvant pernicieux
contre lequel on ne saurait lutter avec trop
d'énergie.
Prenons-y garde. Sans compter que le prix
accumulé des portions livrées par les
fourneaux coopératifs dépasse le prix du
même repas préparé par les soins de la
mère, que la famille est ici, en fait, la plus
économique des sociétés
coopératives; du moment où nous
éteindrons l'âtre de famille; du moment
où, continuant à mettre le commode à la
place du devoir, nous délierons la femme des
meilleurs travaux de son intérieur et des plus doux
soucis de son existence, nous ferons un acte socialiste et
mauvais, nous attaquerons la famille, nous ruinerons la
famille, nous lui ravirons un de ses trésors
touchants et saints. Le pot-au-feu, cette arche
sacrée disparaîtra sous nos soins
insensés.
C'était autour du repas préparé
Par la femme, par la mère qu'on se retrouvait avec
bonheur. Tout le jour on y pensait, là
s'échangeaient les doux propos; la flamme
était claire, la grosse marmite sentait bon, le
va-et-vient de la ménagère mettait la joie au
coeur, le chez-soi rayonnait; on n'aurait pas,
échangé cet âtre, les fagots de menu
bois qui pétillaient, cette bouilloire qui chantait,
cette petite cuisine reluisante et gaie, la nappe grise, la
vaste soupière, le babil des enfants, tout ce tracas
heureux, contre la salle à manger d'un palais. Autour
du pot-au-feu, pas ailleurs, l'ouvrier rencontrait
l'existence comme Dieu l'avait faite; il retrouvait la vie
domestique, la vie normale, la vie de famille, qui n'est ni
la vie d'atelier, ni la vie de café, ni la vie de
restaurant. Eh bien, non; le pot-au-feu ne subsistera pas!
De cette création excellente, les
sociétés coopératives, qui se bornent
à fournir l'ouvrier de denrées à prix
réduit, qui laissent peser sur là femme les
saints travaux du ménage, qui maintiennent les
privilèges avec les devoirs de l'intérieur,
vite on en est venu: à cette institution
détestable: le restaurant qui supplée la
ménagère, c'est-à-dire qui la supprime,
et qui éteint le foyer! les fourneaux
économiques, bons, redisons-le, pour les existences
isolées, pour les désemparés, ont
apporté la fausse économie, celle qui, afin
d'épargner quelques centimes, détruit la
famille et son centre, celle qui calcule qu'on gagne
quelques sous à ne plus vivre chez soi, à ne
plus posséder de chez soi, à ne plus s'aimer
entre soi, et qui ne voit pas qu'elle provoque les mauvaises
dépenses, les dépenses du cabaret, de la
toilette, de tout ce qui prend la place du vrai bonheur. -
Après avoir ruiné l'industrie de famille,
emporté les berceaux de famille, on renverse le
pot-au-feu de famille! Croyez-vous que l'homme en sera plus
heureux? croyez-vous qu'il en deviendra meilleur?
Je ne prétends pas énumérer ici
toutes les mauvaises bonnes oeuvres, toutes les oeuvres
socialistes. Laissez-moi pourtant nommer encore les hospices
et les hôpitaux.
Cette même répugnance, instinctive et
saine, que le collège inspire à l'enfant;
l'hôpital s'y heurte chez le malade, l'hospice la
rencontre chez le vieillard. La famille, en dépit de
nous, est si bien ancrée au fond nos coeurs, que ces
coeurs, toujours reculent devant ce qui l'ébranle ou
ce qui la nie. N'importe ! les habitudes sont là, les
facilités y sont; et malgré les
répulsions du malade, malgré les protestations
de son coeur, on profite de l'hôpital. La famille
s'évanouit au moment même où elle
devrait s'éveiller, s'affirmer, exercer ses droits,
pratiquer son devoir. Ceci encore est commode; il est
commode assurément de se débarrasser d'un
membre gémissant, souffrant, exigeant
peut-être, dont il faudrait écouter les
plaintes, calmer les angoisses, qu'il faudrait soigner,
veiller, pour lequel on aurait à dépenser,
surtout à se dépenser. On le porte à
l'hôpital, dans son intérêt, cela va de
soi! Rien ne lui manquera, rien, sauf la tendresse des
siens, sauf leur dévouement, sauf leurs sacrifices! -
Une fois le débarras opéré, les
égoïsmes se dilatent, la gaieté revient,
nul ne s'est gêné, la conscience demeure en
paix, Le malade n'a-t-il point ce qu'il lui faut? d'ailleurs
n'ira-t-on pas le voir, pendant une heure, tous les huit
jours?
Et tandis que cette mère, couchée sur
un lit d'hôpital, au milieu d'étrangers,
rêve en son délire de visages aimés que
ses regards ne retrouvent pas, de voix connues que ses
oreilles n'entendent plus, d'un entourage accoutumé
qu'elle cherche en vain, le logis se dépeuple, la
famille se défait, les enfants à l'abandon, le
père à la débauche; encore un foyer
dont les cendres se dispersent, encore des affections qui se
refroidissent, encore des liens qui se dénouent! Et
quand la malade reviendra, si elle revient, « son lieu
ne la reconnaîtra plus » !
Pour des cas rares, exceptionnels, pour de pauvres
êtres sans feu ni lieu, l'hôpital est
nécessaire. Le plus souvent, presque toujours, on
peut s'en passer. Presque toujours la famille, à
condition de recevoir un peu d'aide, sera le meilleur des
hôpitaux. Presque toujours il sera facile, j'en ai par
devers moi l'expérience, d'organiser les soins en
recourant aux bons voisinages, aux aptitudes qu'on a sous la
main, aux sentiments généreux et vrais que
l'appel excite toujours et que développe
l'application, aux moyens naturels qui font beaucoup de bien
et peu de bruit.
La cause des soins à domicile est
gagnée, du reste, auprès des esprits
éclairés et des gens qui ont
étudié les réalités. Pour eux,
il est bien prouvé que l'exil d'un malade lui est
toujours cruel, souvent funeste, que rien ne remplace
l'atmosphère du chez soi, les tendresses du chez soi,
qu'il y a là les plus puissants agents curatifs. Sans
compter qu'avec le quart, qu'avec la dixième partie
des sommes employées à bâtir, à
meubler, à entretenir les hôpitaux, on
opérerait à domicile des miracles de
bien-être et de guérison!
C'est égal, la mode socialiste porte aux
hôpitaux; c'est à qui aura le sien, il en
naît de partout, et une fois ce déversoir
à portée, pas un malade ne reste au logis
(2).
N'a-t-on pas inventé les hospices
destinés aux ménages, le casernement
économique de la famille elle-même?
Ainsi l'on tourne le dos à toute bonne,
à toute vraie solution.
La famille est là, prête à tout,
propre à tout. sachons nous en servir.
Voici des vieillards. Concevez-vous une plus
étrange idée que la pensée de mettre
ensemble ces infirmités, ces vétustés,
ces gémissements, ces ruines et ces langueurs, sans
un sourire de jeunesse pour eu égayer les ennuis?
Est-ce là ce que Dieu a fait? Dieu n'a-t-il point, au
contraire, placé le vieillard auprès du petit
enfant? Entre le petit enfant et le vieillard, Dieu n'a-t-il
pas établi ces douces, ces mystérieuses
affinités dont la famille seule possède le
secret?
Allez, n'agglomérez pas les
décrépitudes, n'entassez pas les
décombres. Si le vieillard est absolument
abandonné, s'il ne possède plus ni parents, ni
amis, placez-le dans quelque intérieur paisible,
où il sera choyé, caressé, où on
lui fera sa place de père-grand, où il aura
ses petites occupations, avec des enfants pour jouer entre
ses jambes et le foyer domestique pour s'y réchauffer
le coeur. Ainsi abrité, le vieillard vous
coûtera moins et vous le rendrez mille fois plus
heureux (3).
Voici des orphelins; voici des enfants qu'il faut,
à tout prix, tirer d'un milieu corrompu! Au lieu de
les condamner à la vie toujours factice, toujours
glacée d'un établissement spécial,
ouvrez-leur la famille; qu'ils y retrouvent le père,
la mère, les frères et les soeurs, les bonnes
affections, les bonnes joies, les bonnes gronderies avec les
bons chagrins, cette saine éducation de l'existence
comme elle est, en un mot, que vos institutions collectives,
quoi qu'elles fassent, ne remplaceront jamais.
Qu'on ait des maisons de correction pour les cas
extrêmes, qu'elles prennent la place des prisons
publiques et reçoivent les jeunes détenus,
rien de mieux; à la condition, toutefois, que ces
refuges reproduiront autant que faire se pourra les
caractères de la famille, et qu'ils restitueront au
plus tôt leurs pensionnaires au grand soleil de la Vie
normale, à la pleine liberté.
Répétons-le, il s'agit de
réagir.
Nous avons la rage du règlement, de
l'officiel, de l'apparat. Il nous faut des dortoirs, des
uniformes, des soeurs, des numéros, que sais-je
!
Mais ce que je sais bien, c'est que la famille comme
Dieu l'a donnée, c'est que la vie comme Dieu l'a
créée valent un peu mieux, sont un peu plus
salubres que le phalanstère, le pensionnat ou le
couvent, et que si nous voulons remédier aux
souffrances, que si nous voulons remettre l'homme sur ses
pieds, nous n'en ferons ni un phalanstérien ni un
moine, nous en ferons un mari, un père, et qu'en
faisant cela, nous ferons bien.
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