Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VII

LE SOCIALISME DANS LA BIENFAISANCE

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Je vais scandaliser, et beaucoup, en parlant du mal que font les bonnes oeuvres et les braves gens.
L'histoire toutefois ne nous enseigne rien avec plus de clarté.

On se défie des coquins, on hésite à les suivre; on ne se défie point des braves gens, on marche derrière eux, les yeux fermés, emboîtant le pas, heureux de se débarrasser du soin d'examiner et du souci de vouloir. À l'origine de chaque déviation funeste, vous trouvez un digne homme, le plus souvent un chrétien. Sincérité d'intention, dévouement de fait, il a tout; seulement il se fourvoie. Si l'on y eût regardé de près, on aurait admiré l'homme, on aurait rejeté l'erreur. Mais l'on n'y regarde pas. Pourquoi prendre cette peine? Tenir pour chrétien tout ce que fait un chrétien est plus commode; déclarer bonne toute oeuvre qui produit quelque bien est moins gênant; on se dispense du travail de l'âme, le troupeau suit l'ornière, si elle mène au gouffre, tans pis!
Qui pourra douter qu'à l'origine du célibat religieux il n'y ait eu de bonnes âmes, qu'il n'y ait eu de bonnes oeuvres à la base des couvents? Et c'est justement parce qu'il y avait des unes et des autres que le mal, énorme, s'est développé sans contrôle, grandissant, envahissant, corrompant les Écritures en attendant qu'il les proscrivit, diminuant la famille en attendant qu'il la renversât, produisant le clergé, la confession, la direction, la papauté, toute l'erreur catholique, tous les développements du despotisme, spirituel, toute cette funeste organisation, couvée dans le principe par d'honnêtes gens qui ne se doutaient pas du mal qu'ils faisaient.

Le socialisme a ses mauvaises bonnes oeuvres, par lesquelles la famille est attaquée et qu'il importe de signaler.
La plus récente, très à la mode, la Crèche, est une de ces mauvaises bonnes oeuvres, absolument contraires à l'institution de Dieu.
La Crèche achève de supprimer la mère pour ne plus avoir que l'ouvrière et pour l'avoir en conscience. Avant la Crèche, les nourrissons entravaient le mécanisme, des rouages, l'ouvrière parfois se sentait des entrailles maternelles et laissait la manufacture pour le berceau. Le foyer se rallumait, le nid se réchauffait, l'intérieur se peuplait, la mère retrouvée faisait retrouver le père, la famille se reformait, se groupait; il y avait plus de gêne peut-être, il y avait plus de bonheur; si le père allait moins au cabaret, s'il fréquentait moins les lieux de plaisir, il revenait d'un pas plus hâtif de la fabrique au logis, car le logis, tout pauvre qu'il fût, gardait au père des gazouillements, des sourires et des caresses; cela relevait le coeur, cela refaisait l'homme complet!
Avec la Crèche, grâce à la Crèche, l'ouvrière reste ouvrière, le logis reste fermé; on n'y retourne que le soir, tard, harassé; le logis est froid, hostile, il ne reconnaît pas ses hôtes; presque étrangers les uns aux autres, ceux-ci ne se sentent pas chez eux. Nul attrait, nul confort; l'âtre est glacé, les cendres en sont éparses; le lit quitté dès l'aube, les meubles poussés au hasard portent les traces d'un départ précipité; l'enfant, qui se sent mal à l'aise dans ce lieu de passage, grogne et pleure; l'ouvrière fatiguée, surmenée, tire au court; le père, qui connaît d'expérience ces déplorables rentrées et que n'attend rien de bon, ni flamme claire, ni chambrette avenante, ni doux regards, ni bonne causerie, ni repas modeste mais soigné, ni cette dilatation de la paisible, de la tiède atmosphère de famille, le père déserte; il va au café; s'il ne mange pas, il boit; il pousse quelque bille; l'air de la taverne est épais, les émanations en sont nauséabondes, c'est égal, il a chaud, il n'entend pas geindre les marmots, lamenter la femme; il ne reviendra que tard, pour se jeter sur son matelas, quand le sommeil, ce lourd sommeil que produisent des lassitudes sans joie, aura fait taire tout ce qui gémissait dans le taudis. '
Vous dites que la Crèche n'est pas responsable de ces misères, qu'elles existaient avant la Crèche, que la Crèche décharge la mère, et voilà tout ! La Crèche décharge la mère! C'est justement là ce, que la Crèche fait de pis! Ce n'est pas la mère qu'il faut délivrer de sa charge, c'est l'ouvrière dont il faut briser le joug. Ne lui facilitez pas l'esclavage; n'emmiellez pas la servitude pour conserver le droit de la maintenir. Il y a des monstruosités, il y a des crimes contre nature auxquels on doit laisser tout l'odieux de leur caractère; seulement alors ils pèseront sur la conscience publique, seulement alors ils auront raison de l'égoïsme général. Sitôt que vous parvenez à en diminuer l'horreur, vous en assurez la durée; amoindrir le mal, c'est le favoriser.

La Crèche est commode, qui en doute? Il est commode assurément de se délivrer des soins d'un marmot, comme il est commode d'abandonner les tracas du ménage, commode de ne pas élever des fils, commode de ne pas aider un mari, commode d'éteindre le foyer, de déserter l'intérieur, de fermer la maison !
Mais, par toutes ces choses commodes, une chose funeste est advenue: la famille s'est si bien dépouillée de ses devoirs, qu'elle a perdu sa vie. Ses devoirs sont sa vie. Nos devoirs sont notre vie, toujours. Qui nous allège nous blesse à mort.
Notez-le bien, la Crèche ne fait ici que le premier pas, l'enfant recueilli par elle passe à la salle d'asile (1); la salle d'asile le transmet à l'école, qui le livre au collège ou à l'apprentissage, selon sa position; puis la vocation le prend, et cet enfant devenu jeune homme n'aura pas vécu de la vie de famille un seul jour.
Je n'oublierai jamais, pour ma part, la répugnance profonde, l'espèce de frisson que me faisaient éprouver le collège, ces cours de monastère, ces réfectoires de couvent, ces dortoirs d'hôpital, cette existence collective, ce socialisme cloîtré, loin du père, loin de la mère, loin des bonnes tendresses, loin du nid! Soyez-en certains, il y a dans ces répulsions instinctives une révélation de la vérité.
Qu'on n'exagère pas ma pensée. Je ne veux fermer ni tous les collèges, ni toutes les salles d'asile, ni même toutes les Crèches. Je signale un entraînement auquel nous obéissons en aveugles, un débarras de nos soucis qui est une abdication de nos devoirs, une tendance socialiste qui, faute de résistance, nous tuera.

Un trait encore. On est en train d'organiser, pour les classes indigentes, des espèces de restaurants où l'ouvrier, trouvant sa nourriture apprêtée, pourra la consommer sur place, loin des siens. Les restaurants coopératifs, parfaits lorsqu'ils s'ouvrent à l'ouvrier sans famille que son isolement même condamne à la vie du restaurant, aux solitaires et tristes repas du restaurant, aux prétentions exagérées et chaque jour plus onéreuses du restaurant, appliqués à la famille deviennent un dissolvant pernicieux contre lequel on ne saurait lutter avec trop d'énergie.
Prenons-y garde. Sans compter que le prix accumulé des portions livrées par les fourneaux coopératifs dépasse le prix du même repas préparé par les soins de la mère, que la famille est ici, en fait, la plus économique des sociétés coopératives; du moment où nous éteindrons l'âtre de famille; du moment où, continuant à mettre le commode à la place du devoir, nous délierons la femme des meilleurs travaux de son intérieur et des plus doux soucis de son existence, nous ferons un acte socialiste et mauvais, nous attaquerons la famille, nous ruinerons la famille, nous lui ravirons un de ses trésors touchants et saints. Le pot-au-feu, cette arche sacrée disparaîtra sous nos soins insensés.

C'était autour du repas préparé Par la femme, par la mère qu'on se retrouvait avec bonheur. Tout le jour on y pensait, là s'échangeaient les doux propos; la flamme était claire, la grosse marmite sentait bon, le va-et-vient de la ménagère mettait la joie au coeur, le chez-soi rayonnait; on n'aurait pas, échangé cet âtre, les fagots de menu bois qui pétillaient, cette bouilloire qui chantait, cette petite cuisine reluisante et gaie, la nappe grise, la vaste soupière, le babil des enfants, tout ce tracas heureux, contre la salle à manger d'un palais. Autour du pot-au-feu, pas ailleurs, l'ouvrier rencontrait l'existence comme Dieu l'avait faite; il retrouvait la vie domestique, la vie normale, la vie de famille, qui n'est ni la vie d'atelier, ni la vie de café, ni la vie de restaurant. Eh bien, non; le pot-au-feu ne subsistera pas! De cette création excellente, les sociétés coopératives, qui se bornent à fournir l'ouvrier de denrées à prix réduit, qui laissent peser sur là femme les saints travaux du ménage, qui maintiennent les privilèges avec les devoirs de l'intérieur, vite on en est venu: à cette institution détestable: le restaurant qui supplée la ménagère, c'est-à-dire qui la supprime, et qui éteint le foyer! les fourneaux économiques, bons, redisons-le, pour les existences isolées, pour les désemparés, ont apporté la fausse économie, celle qui, afin d'épargner quelques centimes, détruit la famille et son centre, celle qui calcule qu'on gagne quelques sous à ne plus vivre chez soi, à ne plus posséder de chez soi, à ne plus s'aimer entre soi, et qui ne voit pas qu'elle provoque les mauvaises dépenses, les dépenses du cabaret, de la toilette, de tout ce qui prend la place du vrai bonheur. - Après avoir ruiné l'industrie de famille, emporté les berceaux de famille, on renverse le pot-au-feu de famille! Croyez-vous que l'homme en sera plus heureux? croyez-vous qu'il en deviendra meilleur?
Je ne prétends pas énumérer ici toutes les mauvaises bonnes oeuvres, toutes les oeuvres socialistes. Laissez-moi pourtant nommer encore les hospices et les hôpitaux.

Cette même répugnance, instinctive et saine, que le collège inspire à l'enfant; l'hôpital s'y heurte chez le malade, l'hospice la rencontre chez le vieillard. La famille, en dépit de nous, est si bien ancrée au fond nos coeurs, que ces coeurs, toujours reculent devant ce qui l'ébranle ou ce qui la nie. N'importe ! les habitudes sont là, les facilités y sont; et malgré les répulsions du malade, malgré les protestations de son coeur, on profite de l'hôpital. La famille s'évanouit au moment même où elle devrait s'éveiller, s'affirmer, exercer ses droits, pratiquer son devoir. Ceci encore est commode; il est commode assurément de se débarrasser d'un membre gémissant, souffrant, exigeant peut-être, dont il faudrait écouter les plaintes, calmer les angoisses, qu'il faudrait soigner, veiller, pour lequel on aurait à dépenser, surtout à se dépenser. On le porte à l'hôpital, dans son intérêt, cela va de soi! Rien ne lui manquera, rien, sauf la tendresse des siens, sauf leur dévouement, sauf leurs sacrifices! - Une fois le débarras opéré, les égoïsmes se dilatent, la gaieté revient, nul ne s'est gêné, la conscience demeure en paix, Le malade n'a-t-il point ce qu'il lui faut? d'ailleurs n'ira-t-on pas le voir, pendant une heure, tous les huit jours?
Et tandis que cette mère, couchée sur un lit d'hôpital, au milieu d'étrangers, rêve en son délire de visages aimés que ses regards ne retrouvent pas, de voix connues que ses oreilles n'entendent plus, d'un entourage accoutumé qu'elle cherche en vain, le logis se dépeuple, la famille se défait, les enfants à l'abandon, le père à la débauche; encore un foyer dont les cendres se dispersent, encore des affections qui se refroidissent, encore des liens qui se dénouent! Et quand la malade reviendra, si elle revient, « son lieu ne la reconnaîtra plus » !

Pour des cas rares, exceptionnels, pour de pauvres êtres sans feu ni lieu, l'hôpital est nécessaire. Le plus souvent, presque toujours, on peut s'en passer. Presque toujours la famille, à condition de recevoir un peu d'aide, sera le meilleur des hôpitaux. Presque toujours il sera facile, j'en ai par devers moi l'expérience, d'organiser les soins en recourant aux bons voisinages, aux aptitudes qu'on a sous la main, aux sentiments généreux et vrais que l'appel excite toujours et que développe l'application, aux moyens naturels qui font beaucoup de bien et peu de bruit.
La cause des soins à domicile est gagnée, du reste, auprès des esprits éclairés et des gens qui ont étudié les réalités. Pour eux, il est bien prouvé que l'exil d'un malade lui est toujours cruel, souvent funeste, que rien ne remplace l'atmosphère du chez soi, les tendresses du chez soi, qu'il y a là les plus puissants agents curatifs. Sans compter qu'avec le quart, qu'avec la dixième partie des sommes employées à bâtir, à meubler, à entretenir les hôpitaux, on opérerait à domicile des miracles de bien-être et de guérison!
C'est égal, la mode socialiste porte aux hôpitaux; c'est à qui aura le sien, il en naît de partout, et une fois ce déversoir à portée, pas un malade ne reste au logis (2).
N'a-t-on pas inventé les hospices destinés aux ménages, le casernement économique de la famille elle-même?
Ainsi l'on tourne le dos à toute bonne, à toute vraie solution.
La famille est là, prête à tout, propre à tout. sachons nous en servir.
Voici des vieillards. Concevez-vous une plus étrange idée que la pensée de mettre ensemble ces infirmités, ces vétustés, ces gémissements, ces ruines et ces langueurs, sans un sourire de jeunesse pour eu égayer les ennuis? Est-ce là ce que Dieu a fait? Dieu n'a-t-il point, au contraire, placé le vieillard auprès du petit enfant? Entre le petit enfant et le vieillard, Dieu n'a-t-il pas établi ces douces, ces mystérieuses affinités dont la famille seule possède le secret?
Allez, n'agglomérez pas les décrépitudes, n'entassez pas les décombres. Si le vieillard est absolument abandonné, s'il ne possède plus ni parents, ni amis, placez-le dans quelque intérieur paisible, où il sera choyé, caressé, où on lui fera sa place de père-grand, où il aura ses petites occupations, avec des enfants pour jouer entre ses jambes et le foyer domestique pour s'y réchauffer le coeur. Ainsi abrité, le vieillard vous coûtera moins et vous le rendrez mille fois plus heureux (3).
Voici des orphelins; voici des enfants qu'il faut, à tout prix, tirer d'un milieu corrompu! Au lieu de les condamner à la vie toujours factice, toujours glacée d'un établissement spécial, ouvrez-leur la famille; qu'ils y retrouvent le père, la mère, les frères et les soeurs, les bonnes affections, les bonnes joies, les bonnes gronderies avec les bons chagrins, cette saine éducation de l'existence comme elle est, en un mot, que vos institutions collectives, quoi qu'elles fassent, ne remplaceront jamais.

Qu'on ait des maisons de correction pour les cas extrêmes, qu'elles prennent la place des prisons publiques et reçoivent les jeunes détenus, rien de mieux; à la condition, toutefois, que ces refuges reproduiront autant que faire se pourra les caractères de la famille, et qu'ils restitueront au plus tôt leurs pensionnaires au grand soleil de la Vie normale, à la pleine liberté.
Répétons-le, il s'agit de réagir.
Nous avons la rage du règlement, de l'officiel, de l'apparat. Il nous faut des dortoirs, des uniformes, des soeurs, des numéros, que sais-je !
Mais ce que je sais bien, c'est que la famille comme Dieu l'a donnée, c'est que la vie comme Dieu l'a créée valent un peu mieux, sont un peu plus salubres que le phalanstère, le pensionnat ou le couvent, et que si nous voulons remédier aux souffrances, que si nous voulons remettre l'homme sur ses pieds, nous n'en ferons ni un phalanstérien ni un moine, nous en ferons un mari, un père, et qu'en faisant cela, nous ferons bien.

1. Dans la plupart des villages du canton de Berne, la salle d'asile n'existe pas; les familles n'en sont que plus unies. Rien de charmant, rien de touchant comme de voir, au temps des récoltes, le père et la mère entourés de leur pépinière d'enfants, les plus grands traînant les plus petits dans leurs chariots rustiques, tous heureux, épanouis, tous mettant la main à l'ouvre, jusqu'au dernier, qui apporte en triomphe une poignée de foin, trois ou quatre épis, quelque pomme de terre oubliée sur le champ !
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2. Distinguons entre l'hôpital, déversoir de l'égoïsme humain, il faut répéter le mot, et les maisons de convalescents, qui, situées à la campagne, procurent l'air salubre des champs aux souffreteux des villes, et le procurent pour un temps limité. Il ne s'agit plus ici de suppléer la famille en la déchargeant de ses devoirs ; il s'agit d'un puissant moyen de guérison, que la ville ne saurait fournir; il s'agit d'une courte absence et non plus d'un exil.
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3. Est-il besoin de le dire? chacun connaît tel asile de vieillards, fondé par le dévouement, où la sollicitude la plus éclairée lutte contre les inconvénients que nous signalons. Elle lutte, mais les principes sont plus forts que les intentions; le système, quoi qu'on fasse, porte ses fruits. S'il y a du bien, parce qu'il y a de l'amour, il y a du mal inévitable, parce que le système est faux. Vous n'empêcherez jamais l'agglomération des sénilités, des tristesses, des infirmités et des dévastations, de produire ses lamentables résultats.
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