L'immolation de l'individu à l'État,
principe même de l'antiquité païenne, se
place au premier rang.
Quand la croyance est asservie, que reste-t-il de
l'homme?
Rien.
Et Platon, ce coryphée du socialisme antique,
l'a si bien senti, qu'il achève de ruiner la
personnalité humaine en imaginant la
métempsycose, le Léthé, l'oubli complet
des existences antérieures; autant dire le
néant.
Et Pierre Leroux, ce disciple conséquent de
Platon, l'a si bien compris, qu'une fois les convictions
personnelles abolies, il nie la personnalité de
l'homme, ne la voyant plus que dans le vague ensemble de
l'humanité.
La Toute-puissance réformatrice de
l'État vient après. L'individu ne peut rien.
La société peut tout. Elle fait ce qu'elle
veut. S'il y a des souffrances, c'est la faute de la
société. D'où il résulte que
c'est à la société de réparer le
mal.
D'ailleurs l'homme est bon. C'est la
société qui l'a gâté.
Un philosophe, qui tout en combattant le communisme
lui appartenait par beaucoup de ses instincts, Rousseau, a
proclamé, avec plus d'éclat que de jugement,
cette absurde et contradictoire théorie de la
société mauvaise et de l'homme bon.
Chacun dans l'école de répéter
après lui : Le législateur peut tout! On
transforme les moeurs par les lois! Légiférez,
votez, décrétez, le bonheur universel
descendra sur la terre!
Admirable moyen d'éluder la
responsabilité, admirable manière
d'échapper au repentir, recette infaillible pour se
dispenser du travail sur soi. Il ne s'agit plus de changer
les coeurs, mais les textes. La réforme n'a pas
à s'opérer par dedans, il suffit qu'elle
badigeonne les dehors!
On imaginerait difficilement une plus ignoble
erreur.
La prétention utopique est pourtant là tout
entière, et je lui reproche moins de rêver son
paradis ici-bas que de le rêver séparé
de la conversion.
La Parole de Dieu nous tient un autre langage. Elle
aussi nous promet le paradis sur la terre. Il y viendra le
jour où le péché en aura disparu.
Ôtez
le
péché, vous avez le paradis, même au
milieu des misères du temps présent. Conservez
le péché, vous aurez l'enfer, même au
milieu de l'abondance, même au sein de toutes les
jouissances matérielles accumulées, même
avec les bons repas annonces par Fourier : nous pouvons
devenir plus gras sans en être plus heureux.
L'Égalité, beau mot, belle
espérance, à laquelle, nous le verrons,
l'Evangile donne et donnera la plus magnifique des
réalités, l'Egalité vient illustrer
à son tour le programme des socialistes
contemporains.
Entendons-nous. L'égalité telle qu'ils
la rêvent, ce coup de hache qui met tout à bas
pour tout remettre à niveau, cette
égalité-là ne subsistera pas un
jour.
Vous partageriez ce soir, que demain comme hier il y
aurait des gens honnêtes et des fripons, des paresseux
et des travailleurs, des économes et des
dissipés, des incapables et des intelligents, des
forts et des faibles, de petits et de grands
appétits, de bonnes santés et des
santés débiles, des méchants, des bons,
des beaux, des laids; il n'y aurait plus
d'égalité.
Prenez un article, un seul, le travail; et dites-moi
de quelle manière vous vous y prendrez pour faire
travailler ceux qui n'en ont pas envie. Je sais bien qu'on
vous propose l'égalité des salaires en
dépit de l'inégalité du labeur; je sais
bien qu'on tient le fouet en réserve pour
égaliser les efforts. On aura beau s'ingénier
: même payés pour ne rien faire, même
esclaves et fouettés comme tels, nous ne produirons
pas également.
Disons mieux. Nous ne produirons pas du tout.
Dût-on nous traiter comme des ilotes, ce qui
présente quelques difficultés, il est des
choses qu'on n'obtient pas à coups de fouet, les
maîtres d'esclaves le savent bien. Ce quelque chose,
c'est l'initiative, c'est la volonté, c'est Man,
c'est la vie; elle seule répond aux besoins de la
société. Dès que vous avez pris
l'engagement de me nourrir, de me vêtir et de me loger
cela ne me regarde plus; vos discours n'y font rien, vos
lois pas davantage; je me couche et je m'endors. Dès
qu'il n'y a plus ni propriété ni famille, ni
mobile ni devoir, ni responsabilité ni foyer, je ne
vois pas pourquoi je violenterais mes instincts, qui sont de
me croiser les bras; pourquoi je prendrais de la peine,
comme avant l'égalité!
Les socialistes l'ont bien senti; sur ce
point-là, du travail obligatoire, le système,
privé de l'esclavage, a toujours fait fiasco. Le
socialisme, c'est la fin du travail; par conséquent,
c'est la fin de la richesse.
Le socialisme a deux problèmes devant lui,
l'un très-facile, l'autre impossible à
résoudre ; le facile, c'est d'appauvrir les riches;
l'impossible, c'est d'enrichir les pauvres. On ne
décrète pas la confiance, on ne ressuscite pas
les capitaux morts, on ne refait pas les industries
anéanties, on ne galvanise pas les facultés
paralysées, on ne peut ni créer
l'énergie, ni commander la
spontanéité.
Très-vite on en arrivera là. Quelques
semaines, quelques jours suffiront pour amener l'indigence
universelle. Piller et manger, cela se fait en un tour de
main. Rebâtir ce qu'on a démoli, cela prend
plus de temps.
Réussit-on à rebâtir? les peuples
suicidés se relèvent-ils? Je n'en sais rien.
Ce que je sais, c'est qu'il y avait une fois une poule aux
oeufs d'or, qu'on la tua, et que lorsqu'elle fut tuée
elle ne pondit plus.
Quant à l'Abolition du mariage, doctrine
essentielle du socialisme, on pourra bien essayer de
l'atténuer ou de la voiler, elle reparaîtra
toujours. Elle tient au coeur même du principe : la
communauté. Les principes ne se limitent pas. Une
fois la propriété détruite, une fois
l'individu supprimé, je vous défie de
conserver la famille. La famille s'écroulera sous vos
ménagements hypocrites; vous-mêmes vous ne les
garderez pas. Platon avait raison, Campanella avait raison,
Fourier avait raison, Saint-Simon avait raison : il faut
descendre jusqu'en ces fonds perdus, jusqu'au divorce de
plein droit, jusqu'au facile échange des unions
temporaires, jusqu'à la destruction du dernier lien,
jusqu'à la négation du dernier devoir.
On se rassure en disant: Cela ne durera pas! Je
crois
bien que cela ne durera pas! Essayez de faire durer quelque
part une application quelconque du socialisme!
Cela ne durera pas, mais nous aurons fini de vivre.
Un incendie ne dure pas, mais il laisse la ruine
après lui. Un assassinat ne dure pas, mais il laisse
un assassiné.
Même réduit à n'être qu'une
convulsion, le socialisme, s'il se réalisait,
fût-ce un an, fût-ce un mois, porterait aux
sociétés humaines un de ces coups qui donnent
la mort.
En doutez-vous? Alors regardez le trait distinctif,
la doctrine par excellence : le Despotisme! Et quand le
despotisme aura tout broyé, tout ployé, tout
abaissé, dites-nous ce que vous ferez de ces
âmes d'esclaves!
L'Etat souverain, l'État pensant,
l'État croyant pour tous et Pour chacun, c'est la
fin; c'est la ruine des caractères et des
consciences, c'est l'écroulement de se qui se tenait
encore debout ici-bas.
Quel vestige de liberté maintiendrez-vous
là où l'homme enrégimenté
dès son berceau, administré jusqu'à son
dernier soupir, absorbé par la machine publique,
travaillant pour l'impôt, vivant de l'impôt, a
cessé d'être homme, et n'aspire plus
qu'à devenir fonctionnaire de l'État? - Certes
c'est quelque chose d'être nourri; mais, sans compter
qu'on ne le sera guère, être nourri à
des conditions pareilles, cela peut sembler un triste
marché.
Que la démocratie du siècle ne vous
rassure pas. Démocratie et despotisme ont plus d'une
fois marché d'accord; l'histoire du passé
devient facilement la prophétie de l'avenir.
D'ailleurs les socialistes sincères nous
laissent peu d'illusions. Ils nous annoncent que dans
l'État parfait, toutes les libertés :
liberté de l'individu, liberté de la famille,
liberté de l'action, liberté de la presse,
liberté de la propriété, liberté
des instincts et de la volonté, des tendresses et des
goûts, des habitudes et du choix, toutes auront
disparu.
C'est à nous d'aviser.
On l'a dit, le socialisme s'atèle à
rebours au char de la civilisation. Pas un progrès
qui ne se soit accompli sans lui, contre lui, en vertu du
noble régime de l'indépendance, de l'effort,
de la conscience, de la famille et du devoir. Le socialisme
a toujours fait reculer le progrès.
Regardez Sparte, dure, tyrannique, ignorante,
ramassée sur elle-même comme une fauve dans son
repaire, égoïste jusqu'à en oublier le
patriotisme grec!
Regardez les anabaptistes, qui nous ramènent
aux sauvages férocités et à la
polygamie!
Regardez les jésuites, qui maintiennent au
Paraguay l'éternelle enfance des Indiens !
Contemplez la famille partout ravagée!
La famille, c'est l'humanité. Tant que la
famille durera, l'homme restera mettre de soi. Aussi dans
tous les temps, sous toutes les apparences, vous verrez le
socialisme battre en brèche son implacable ennemi.
Ceux qui veulent établir le despotisme par excellence
savent bien qu'il faut supprimer la résistance, par
excellence: qu'il faut raser ces forteresses qu'on appelle
des familles, car aussi longtemps qu'elles tiendront,
l'homme se maintiendra.
Abolition des intérêts communs: plus de
propriété, plus d'héritage, plus de
travail indépendant et personnel! Abolition de la
paternité : les enfants enlevés à la
mamelle, et jetés au mécanisme sans entrailles
qui se charge d'en fabriquer des citoyens! Abolition du
mariage par la pluralité des femmes, par le divorce,
par l'absence même de tout lien ! Abolition de
l'intérieur: le foyer éteint et la table
renversée ! Abolition de l'individu, que
l'État prend et pétrit et forge jusqu'à
ce qu'il en ait fait son instrument ! Aussi longtemps que le
socialisme professera ces doctrines nettement,
crûment, le socialisme na sera pas à redouter;
il rencontrera partout devant lui les révoltes du bon
sens.
Mais nos socialistes modernes, plus habiles que
Platon et moins sincères, sont parvenus à
vêtir d'une façon décente le
système et ses cyniques laideurs. Là est le
danger. Nos socialistes nient le renversement de la famille,
nient les tyrannies de l'État, nient la proscription
des lumières, nient les mesures extrêmes, nient
la spoliation! C'est pour cela que le socialisme, qui dans
les âges précédents n'avait pu parvenir
à sortir de la théorie, devient un fait actuel
et plein de périls. Le socialisme de notre temps se
produit moins comme système politique, se
présente moins comme parti révolutionnaire,
qu'il ne s'insinue sous la forme hypocrite et bien plus
à redouter. de grandes innovations industrielles,
d'habitudes imposées, de bienfaisance exercée,
d'un terrain silencieusement, sournoisement occupé,
sans bataille, sans éclat., mais positivement acquis,
grâce à notre aveuglement, à notre
paresse, à notre lâcheté.
Pour nous, qui ne nous soucions pas de périr,
ouvrons les yeux, levons-nous, et démasquons
l'attaque.
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