Le grand modèle socialiste, celui auquel on
revient toujours, parce que seul il a vécu, c'est
Sparte. La législation de Lycurgue excite et
conserve, au travers des siècles, une admiration que
je parviens mal à m'expliquer.
Est-ce légal partage des terres qui la
provoque? Mais alors on affecte d'ignorer ceci : qu'en face
d'une aristocratie très-restreinte,
propriétaire unique du sol, se déployait une
immense population d'esclaves, les ilotes, qui
travaillaient. Jamais le socialisme ne se passera d'une
servitude. Il faut bien que, quelqu'un laboure, sème,
tisse, charpente ou forge; or ce quelqu'un, il faut bien
que, de force on le contraigne au labeur quand la famille,
quand les besoins de la famille, quand l'avenir de la
famille, ne sont plus là pour l'y pousser !
On oublie encore ceci : c'est que Sparte, en
dépit de Lycurgue, a donné le spectacle
d'opulences et d'avarices également scandaleuses;
c'est que Sparte, malgré son heure de fortune et de
gloire, est venue aboutir à un
dépérissement si complet, que la race des
Spartiates avait disparu, et qu'on cherchait
çà et là, comme une rareté,
quelque dernier spécimen de ce peuple, le plus
oppressif et le plus dur qu'ait produit le despotisme, le
plus absolu.
J'ose à peine indiquer les détails d'un
tel régime, auquel rien sur la terre, ne saurait se
comparer. Sparte était traitée comme un haras
humain. Des lois y réglaient les adultères
officiels. Le meurtre des enfants ou débiles ou
contrefaits assurait la vigueur de l'animal.
L'égorgement périodique des ilotes
prévenait dans les campagnes l'expansion
exagérée, quand elle n'était pas
dangereuse, de la population. On avait, pour se
débarrasser de la famille, la vie en dehors et les
repas en commun. D'autres moyens conjuraient le
péril. Ni les pères ni les mères
n'existaient à Sparte; à peine s'il y avait
des époux. L'État seul élevait le
troupeau des enfants; l'État prenait possession des
générations nouvelles; l'État
était tout, l'État faisait tout.
Voilà donc le socialisme
réalisé! La famille est supprimée,
l'individu anéanti. Qu'on ne nous parle plus, d'aucun
de ces sentiments qui jaillissent des profondeurs de
l'âme : l'amour conjugal, la tendresse maternelle, les
viriles affections du père, le respect pour la femme,
la confiance de l'enfant, l'attachement au foyer ! ces
sentiments-là risqueraient de nous donner des hommes.
Or ce que Sparte veut, ce ne sont pas des hommes, ce sont
des esclaves en bas : les ilotes; ce sont des esclaves en
haut : les aristocrates. Sparte veut des animaux robustes,
bons pour la bataille, incapables d'un autre métier,
étrangers à tout développement
intellectuel ou moral : il lui faut des instruments de
combat et de domination.
Peut-on descendre davantage? Je ne le crois pas.
Notre rhétorique aura beau faire, cette
servitude acceptée reste un des plus ignobles
phénomènes qu'ait amenés sous nos yeux
le tableau des défaillances du sens moral, l'histoire
des aberrations de l'esprit humain. Que Léonidas avec
ses trois cents hommes communique à Sparte un
passager éclat d'héroïsme, j'y consens.
Rien avant, rien après ne vient remuer les fibres du
coeur.
Comme elle nous a fourni le socialisme en action, la
Grèce nous donne le socialisme en théorie. La
législation de Lycurgue d'un côté, les
livres de Platon de l'autre
(1)
ont
défrayé les dualismes de tous les temps*
La République, expression sincère et
complète de la pensée socialiste, nous fait
voir ce que, privée de l'Évangile, serait
devenue l'humanité:
Plus de mariage! on le remplace par des associations
annuelles. Celles-ci, dans l'intérêt de la
race, sont réglées par les magistrats.
Plus de pères, plus de mères ! les
enfants, placés dans un asile commun, allaités
en commun, élevés en commun, ne connaissent
pas leurs parents. Inutile de dire qu'ici, comme à
Sparte, les enfants mal venus sont
égorgés.
Plus de propriété privée! il n'y
d'autre possesseur que l'Etat.
Plus de repas en famille! il y a la table de
l'Etat.
Plus de travail indépendant! l'État
seul fait travailler.
Plus de croyances individuelles! l'Etat pense et
croit pour vous.
Ainsi Platon, disciple de Socrate, proclame le
principe en vertu duquel son maître périra.
Mais tout se tient, et quand on prétend supprimer
l'homme pour mieux garder le citoyen - triste citoyen que
celui-là, - il faut bien commencer par tuer ce qu'il
y a de, plus vital dans l'homme : la conscience; ce qu'il y
a de plus résistant dans l'âme : les
convictions.
La République, avec son caractère
absolu, était pour Platon le type parfait. Tenant
compte, il le fallait bien, des oppositions du coeur, qui ne
se laisse pas écraser sans protester, Platon
consentit à modifier son projet. De là le
livre des Lois.
Vous n'y trouvez plus la communauté des
femmes, dégoûtante et rigoureuse application du
système. C'est une inconséquence. Conserver le
mariage, c'est mettre de la contradiction entre le principe
et les faits. On se demande ce que deviendront les femmes,
là où il n'y a ni ménage à
conduire, ni intérieur à charmer, ni mari
à aider, ni enfants à aimer, là
où il n'y a rien : pas un intérêt, pas
une oeuvre digne de ce nom, pas plus de présent que
d'avenir !
Platon, qui se le demande aussi, envoie les femmes
à la guerre. Voilà un bon débarras
(2).
Il règle, ne vous en étonnez point,
jusqu'aux relations les plus intimes de l'union conjugale.
Existe-t-il un sanctuaire pour l'État? Des matrones
sont préposées à la surveillance du
mariage dans ce qu'il a d'inviolable, dans ce qu'il a de
sacré. Ces matrones emploient tour à tour la
douceur et les menaces envers les jeunes mariés
récalcitrants. S'il le faut, elles en appellent aux
gardiens des lois ! - Trouvez quelque chose de plus ridicule
et de plus odieux.
Ces lois séparent, au bout de dix ans, les
époux restés sans progéniture ! Trouvez
quelque chose de plus monstrueux et de plus ignoble.
Le divorce, cela va sans dire, existe de plein
droit.
Platon voudrait bien mettre les femmes au
régime des repas en commun. Mais les femmes y
répugnent; il craint de n'en pas avoir raison.
S'agit-il des esclaves ? Quiconque a tué
quelque pièce de ce bétail en est quitte pour
se purifier. Si l'esclave, en revanche, a « dans un
mouvement de colère », tué son
maître, « les parents du mort feront souffrir
à cet esclave tous les traitements qu'ils jugeront
à propos, pourvu qu'ils ne le laissent pas vivre
».
Voulez-vous savoir ce que Platon pense de la
liberté? « Quant à l'indépendance,
il faut la bannir du commerce de la vie
(3)».
Voulez-vous savoir ce qu'il en fait? « Il ne
sera permis à aucun citoyen, avant l'âge de
quarante ans, de voyager, quelque part que ce soit, hors des
limites de l'État
(4).
» Par
compensation, il lui est ordonné d'avoir femme et
enfants, de vingt-huit à trente-huit ans, sous peine
d'amende et de blâme public !
Platon, cet ami des lumières, a grand soin de
mettre son peuple sous l'éteignoir: « L'effet
naturel du commerce fréquent entre les habitants de
diverses nations est d'introduire une grande
variété dans les moeurs, par les
nouveautés que ces rapports avec les étrangers
font nécessairement naître : ce qui est le plus
grand mal que puissent éprouver les Etats
policés par de sages lois ! » - Les
jésuites au Paraguay n'ont rien inventé de
mieux, et le mot burlesque : renouvelé des Grecs!
trouve ici, comme pour tous les despotismes, sa funeste, son
humiliante application.
Platon, génie poétique, bannit les
poètes de sa cité. Un poète, c'est un
remueur d'idées, on ne saurait tolérer les
idées où l'on ne tolère pas la
liberté.
Le socialisme, il faut le répéter,
n'admet pas plus d'hommes libres que la famille ne supporte
d'hommes asservis. Liberté, égalité,
progrès, famille, ces quatre termes sont solidaires.
Partout où le socialisme, régnera, vous les
verrez disparaître; partout où la famille
renaîtra, vous les verrez revenir.
Soyons équitables. Platon a de bonnes
intentions, Platon aspire au bien; mais il y marche comme on
y marché sans l'Evangile : par la mutilation. Les
religions les philosophies émanées de l'homme
se reconnaissent à ceci, qu'elles montrent pour
l'homme et pour ses droits un indicible dédain. On
reconnaît à ceci la Révélation de
Dieu, qu'elle a pour l'homme un profond respect, qu'elle
fonde et qu'elle affirme ses droits, qu'elle ne le gouverne
qu'à la condition de le développer. Les unes,
qui sont d'en bas, font des esclaves; l'autre, qui est d'en
haut, fait des individus
(5).
Un nom, dans l'histoire moderne, le nom de Thomas
Morus, le célèbre chancelier d'Angleterre au
XVIe siècle, vient se placer à
côté de celui de Platon
A travers beaucoup de précautions et de
réserve, Thomas Morus poursuit le même
idéal. Il n'ose pousser jusqu'aux limites
extrêmes. Le Platon de la République le fait
reculer. Morus essaye de s'arrêter à la
position intermédiaire. inconséquente, et
fausse, du Platon des Lois.
Les grands traits s'y retrouvent tous. Suppression
de
la propriété individuelle, l'État
maître du sol, le travail obligatoire, les repas pris
en commun; tel est le thème, invariable et
passablement pauvre, convenons-en, sur lequel les
théories socialistes, depuis des siècles
exécutent leurs monotones variations. Diminuer
l'homme, grandir l'État, c'est toujours le but; un
despotisme étroit et minutieux, c'est toujours le
moyen. L'utopie de Thomas Morus, comme la législation
de Lycurgue, comme la République et comme les Lois de
Platon, nous montre l'homme réduit aux fonctions de
rouage. Faute d'esclaves - les ilotes lui manquent, - Thomas
Morus est obligé de demander le pain de chaque jour,
c'est-à-dire le travail, aux, habitants de sa
cité. De là ces règlements mesquins, de
là ces tyrannies de détail qui vont
écraser les derniers vestiges de la
spontanéité dans l'âme. L'individu ne
peut aller et venir, ne peut se reposer, ne peut obtenir
quelques moments de solitude, que conformément aux
ordres et au programme de l'État.
Heureux pays, merveilleux affranchissement de
l'esprit humain!
Et l'utopie, telle quelle, il faut le dire à
la honte, du, non sens, rencontra partout un enthousiaste
accueil!
Le siècle suivant vit un autre
théoricien, Campanella, reproduire sous un habit
nouveau les vieilles théories du vieux socialisme,
usé dans la forme et dans le fond. Campanella, un
moine, avait tout ce qu'il faut pour. pousser le socialisme
jusqu'au bout. Les villes dont il peuple sa cité du
soleil sont de vastes couvents. Sans hésiter une
minute, il applique aux sociétés humaines tous
les instruments d'oppression inventés par le
système monacal. Comme il ne peut exiger le
célibat universel, et qu'il faut pourtant abolir le
mariage, Campanella ne recule pas, lui le religieux, devant
la communauté des femmes. Il le sent avec Platon, ce
n'est pas en ôtant la propriété
seulement qu'on aura raison de la personnalité
humaine et qu'on la fondra dans le grand tout; aussi
longtemps que subsistera le mariage, On n'aura rien fait;
tant qu'un fragment de la famille restera debout, il y aura
quelque chose d'individuel et d'indépendant ici-bas.
N'ayez pas peur que le socialisme conséquent supporte
une telle anomalie.
Et Campanella bâtit ses monastères
gigantesques pour y enfermer le genre humain, et le genre
humain y suit la règle, du lever au coucher du
soleil, du crépuscule à l'aurore, docile,
automatique, prenant ses repas en silence, pendant qu'un
solariste lui fait la lecture à haute voix !
Nous n'avons pas le droit de sourire. Ces doctrines,
qui présentées dans leur nudité
choquante excitent notre ironie, renferment une doctrine
générale à laquelle un très
grand nombre d'esprits se rattachent aujourd'hui.
Et cependant, pour nous aussi, l'expérience a
été faite.
Les anabaptistes à Münster, les
jésuites au Paraguay nous ont montré l'oeuvre
avec ses fruits.
Jean de Leyde, aussi conséquent que
l'était Campanella, mettant en action ce que l'autre
mettait en théorèmes, étend la nature
humaine sur son lit de Procuste et taille en pleine chair.
Il faut voir à quelles horreurs, à quel
esclavage, à quelles dépravations mène
le système, lorsqu'il s'applique librement.
Communauté des biens, polygamie, débauches
inouïes, despotisme sans merci, tout se rencontre
à Münster.
Jean de Leyde - il ne faut rien faire à
moitié - joint sur sa tête la tiare du pontife
à la couronne du roi; le peuple fanatisé
contemple, subit, accepte! Le prophète anabaptiste a
réalisé les rêves du moine calabrais. Et
le bon sens public n'oppose pas une résistance, et la
conscience ne pousse pas un cri, et Jean de Leyde
pétrit, meurtrit Münster à son
gré, jusqu'au moment où Waldeck, après
un siège de six mois, prend la ville par
trahison.
Les jésuites, maîtres au Paraguay,
n'exerceront ni terreurs ni violences; point d'excès
non plus; tout y sera paternel, bénin, d'une suave
douceur; seulement, là vous aviez des esclaves, ici
vous aurez des enfants: vous n'avez des hommes nulle
part.
Directeurs absolus, les jésuites
décident les mariage, dirigent les éducations,
créent ou détruisent les industries, tiennent
en main l'agriculture, fixent les vocations, font et
défont les lois, règlent jusque .dans ses
moindres détails l'emploi du jour, ont bien soin
d'établir la clôture, fermant
hermétiquement le pays, de telle sorte que le
Paraguay ressemble trait pour trait, à un couvent de
nonnains. Le résultat, c'est une population
éternellement mineure, éternellement
inférieure, frappée d'impuissance chronique,
privée d'initiative, dépourvue de
virilité, qui ne pense pas, qui sent à peine,
incapable de vouloir, incapable de ne pas vouloir, et si
parfaitement inhabile à se gouverner, qu'une fois les
jésuites partis tout s'écroule, et que ces
civilisés retombent à Mat, sauvage,
instantanément, d'un bloc, comme cette chose inerte
qu'ils sont, sans âmes, sans résistance, sans
rien d'acquis parce que rien n'a été conquis :
un poids quelques instants soulevé par une force
extérieure, et qui, le levier disparu, se laisse
choir.
Si nous arrivons à la fin du siècle
dernier, Morelly - son Code de la nature - y marque pour
nous l'état des tendances socialistes et communistes.
N'y cherchons pas de nouveautés; il n'y en a point;
il n'y en a jamais eu depuis Lycurgue et Solon. C'est
toujours le, même rêve, c'est toujours cette
apparente diversité qui sépare les
conséquents des habiles, renversant le mariage avec
ceux-là, laissant croire avec ceux-ci que le mariage
subsistera. Suppression de la propriété ,
l'Etat seul producteur et seul maître, le travail
forcé, les enfants livrés dès
l'âge de cinq ans à l'éducation commune,
vous retrouvez les traits, éternellement
pareils.
Morelly, cependant, se montre original en ce point,
qu'il a le premier dévoilé la base du
système : l'homme bon! et qu'il l'a établi en
termes clairs. Morelly balaye ce vieux préjugé
qu'on nomme la morale. Nos passions, toutes, sont
excellentes; le vice n'existe pas. Nos passions, mouvements
légitimes de l'âme, demandent, non à
être réformées, mais utilisées.
Que venez-vous parler de mal et de bien? Le bien, c'est ce
que pense, sent et fait l'homme; le mal, c'est la
compression contre nature exercée surnomme par le
code intérieur et le code extérieur.
Ainsi Morelly formule la théorie sur laquelle
Charles Fourier bâtira son phalanstère.
En attendant, la doctrine de Morelly, reprise en
sous-oeuvre par Mably, puis par Brissot, puis par beaucoup
d'autres, arrive au parti violent que personnifie Babeuf et
dont il est le chef.
Lisez le manifeste des Égaux!
« Nous voulons l'égalité
réelle ou la mort. - La Révolution
française n'est que l'avant-coureur d'une autre
révolution, bien plus grande, qui sera la
dernière! Périssent, s'il le faut, tous les
arts! - La terre n'est à personne. - Les fruits sont
à tout le monde! »
Babeuf, extrême mais illogique, hésite
devant le mariage; il n'ose pas le proscrire du premier.
coup. Ses décrets, préparés à
l'avance, ne contiennent que ce que contenait le programme
des devanciers. C'est toujours la spoliation
pratiquée par l'État, toujours
l'éducation commune, les repas communs, le travail
contraint, avec des peines rigoureuses pour assurer
l'exécution du projet. Notons néanmoins cette
différence énorme, que de l'ordre des
idées, la théorie tout entière va
s'élancer dans celui des faits.
Chacun le comprit alors. Babeuf, qui y comptait
bien,
se modérait afin de ne pas trop effrayer le monde
social qu'il se préparait à démolir. La
société française, à peine
sortie de la crise révolutionnaire, et qui,
malgré les précautions, en sentait venir une
autre plus formidable, reculait épouvantée
devant l'écroulement final.
Elle recula jusque sous le sabre de Napoléon.
Babeuf a contribué, pour sa part, à nous
donner l'Empire. Entre les deux despotismes, celui d'en bas,
celui d'en haut, nul ne pouvait hésiter.
Le socialisme contemporain, le nôtre, a fait
comme il a pu ses théories et ses applications. Les
saints-simoniens ont cherché la femme libre et ne
l'ont pas trouvée; ils ont inventé le
Père, c'est-à-dire le maître; ils ont
supprimé l'héritage, établi
l'échelle des capacités, essayé la vie
en commun, pratiqué un culte nouveau. La
popularité leur a fait défaut, car ils
conservaient une hiérarchie et reconnaissaient un
principe d'inégalité fondamentale : les
aptitudes diverses, la valeur proportionnelle des
facultés. Vous savez comment le saint-simonisme et
les saints-simoniens se sont évanouis
d'eux-mêmes, sans que personne y touchât.
Fourier en est resté aux spéculations.
Son Attraction passionnelle, son identification du plaisir
et de la vertu, mènent droit à l'abolition de
la famille. Fourier ne s'arrête pas en si beau chemin;
il supprime la famille, tout net. Polygamie, polyandrie,
divorce, tout dans le Monde-harmonie affranchit les sexes
des entraves qui avaient jusqu'ici faussé leurs
instincts et dénaturé leurs relations! Les
enfants vont se perdre dans la communauté du
phalanstère, comme c'est leur devoir et leur
droit.
Cabet expérimente; aussi vous le trouverez
plus prudent. La famille se maintient en Icarie. Affaire de
transition. À ceux qui
lui reprochent son inconséquence, Cabet répond
par des raisons d'habileté. La communauté des
biens une fois établie, soyez tranquilles, la famille
partira. Nul plus que lui, d'ailleurs, n'a posé en
termes si clairs l'absolu despotisme de l'État. Pas
un atome de liberté 1 Il n'y a point de journaux en
Icarie, si ce n'est le Moniteur de l'État; il n'y a
point de livres, si ce n'est les livres de l'État; il
n'y a point de science, si ce n'est la science de l'Etat; il
n'y a point d'histoire, si ce n'est l'histoire écrite
par les ordres de l'Etat. En revanche, les Icariens ont tous
et chacun les travaux forcés à
perpétuité.
On sait ce que l'Amérique a fait du
système lorsque Cabet l'y a transporté, et
comme ce système y est mort, tout simplement par
incapacité de vivre.
Pierre Leroux, Louis Blanc, propagent sinon la
même organisation, du moins des tendances pareilles.
Les ateliers nationaux nous ont montré ce qu'il faut
attendre du droit an travail. En dépit de cette
expérience, certaines idées se sont
répandues; elles composent ce que j'appellerai le
socialisme anonyme : celui qui, appartenant à tout le
monde, ne compromet personne.
Vous ne trouvez plus aujourd'hui ni saint-simoniens,
ni fouriéristes, ni cabétistes; encore, moins
des disciples de Campanella, de Morus ou de Platon; mais ce
que vous rencontrez à chaque pas, ce sont des gens
qui rêvent l'égalité
décrétée par la loi, l'existence
assurée par la loi, une sorte de partage
opéré par la loi, et qui ne voient pas qu'en
promenant le tranchant de leur niveau sur tout ce qui se
permet de différer, c'est-à-dire de vivre, ils
tuent d'un seul coup l'individu, la famille et la
liberté.
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