Il n'est pas nécessaire, hélas! de sortir
de la chrétienté pour rencontrer des
réactions contre la famille.
Le Catholicisme, la Réforme,
l'incrédulité, chacun à sa
manière, qui plus, qui moins, ont chacun
attaqué l'institution de Dieu.
Commençons par l'oeuvre catholique.
Elle provient d'une confusion profondément
matérialiste : la confusion de l'état de
célibat avec l'état de sainteté.
Idée énorme qui, en directe opposition
avec l'Evangile, touche au dualisme oriental et renverse la
famille, par ceci: qu'elle met le mariage au rang d'une
tolérance accordée à la faiblesse du
coeur humain.
A côté de cette doctrine vous en voyez
marcher une autre, non moins subversive de la famille, non
moins contraire à la Parole de Dieu : la doctrine des
deux saintetés; la sainteté moyenne, commune,
pour les chrétiens ordinaires; la grande
sainteté, pour les grands chrétiens. Les
premiers épousent des femmes, les seconds ne se
marient pas. Les premiers possèdent des biens, les
seconds embrassent la pauvreté
(1).
Belle situation pour le mariage, belle garantie pour
la propriété!:
Car les Pères, il faut le remarquer en
passant, attaquent la famille par deux brèches : le
communisme et le célibat. Au fond, ils attaquent
l'individu, l'éternel ennemi du paganisme, du
paganisme païen, du paganisme chrétien.
Écoutez les homélies des Pères.
L'indigence est une vertu; la richesse est presque un vice
dont il faut se laver à grands coups d'aumônes.
Quant au fait de la virginité, il constitue par lui
seul une perfection telle, que les Pères,
matérialistes, sans le savoir, je
répète le mot, trouvent pour le louer des
expressions dont l'ardeur nous froisse, nous les
chrétiens vulgaires, nous les chrétiens
mariés.
Au surplus, si vous voulez savoir ce qu'ils font du
mariage, voici l'échelle dressée par saint
Jérôme :
Tout en, haut, la vierge; un degré au-dessous,
la veuve; plus bas, la femme mariée; plus bas encore,
la femme remariée; après, sans transition, la
femme de mauvaise vie!
Augustin se gêne encore moins. Tel, de ses
discours, telle de ses épîtres assimile
nettement le mariage à l'impureté, faisant du
célibat, cela va de soi, le dernier terme de la
perfection,
Le concile de Trente enfin, qui formule et qui fixe
la doctrine catholique, a voté ce canon :
« Si quelqu'un dit que ce n'est pas quelque
chose de meilleur et de plus heureux de demeurer dans la
virginité et dans le célibat que de se marier,
qu'il soit anathème! »
C'est du paganisme pur; c'est le dualisme persan;
c'est une audacieuse, c'est une flagrante négation de
l'Évangile qui, ne plaçant pas, lui, la
sainteté où elle: n'est pas: dans un fait
matériel; la met où elle est : dans le coeur.
L'Évangile ne connaît ni le dictionnaire des
choses pures et impures, ni le classement. des vertus, ni ce
que c'est qu'un christianisme de premier, de second, de
troisième ordre. L'Évangile dit à tous
: Soyez parfaits. L'Évangile montre à tous le
même type : Dieu.
Mais l'histoire de la chrétienté
est-elle autre chose que l'histoire d'une longue revanche
païenne? Nais le paganisme, chassé du domaine
des apparences, a-t-il fait autre chose que ressaisir le
coeur? Mais ne pouvant avoir raison de l'Évangile,
l'idolâtrie ne s'est-elle point avisée de le
corrompre afin de régner sous son nom?
Le célibat saint, au temps des Pères,
s'avançait accompagné d'un cortège de
choses fort peu saintes, vous pouvez m'en croire. On ne
mutile pas impunément la famille, on ne refait pas
impunément la création. Les prêtres,
auxquels la fausse pureté commençait
d'interdire le mariage, retiraient chez eux des soeurs
agapètes - soeurs introduites. - Vous voyez d'ici, ce
que la sainteté y gagnait Plus tard ce fut le
concubinat avec un caractère officiel. Le
célibat sacré, durant des siècles,
remplit le monde chrétien de ses scandales, le
souilla de ses vices, en abaissa le niveau sous ses
avilissements. On avait conspué le mariage, on eut la
corruption.
Cela n'éclaira point. Le mariage était
l'ennemi, car le mariage, c'est la famille; or la famille,
c'est l'opposition tenace, c'est la suprême
résistance au principe païen.
Alors on inventa la direction.
Jésus avait dit : « Vous, que l'on ne
vous appelle point directeurs, car un seul est votre
directeur, le Christ »
(2).
On créa des
directeurs.
Jésus avait dit : « Vous, qu'on ne vous
appelle point maîtres, car vous n'avez qu'un
maître, le Christ »
(3).
On établit des
maîtres : maîtres de l'âme, maîtres
de la conscience, maîtres de la vie.
L'Évangile, c'est l'abolition du prêtre,
c'est la suppression absolue de tout intermédiaire
entra l'homme et Dieu, c'est le voile déchiré
de haut en bas, c'est le ciel ouvert, c'est l'éternel
Sauveur qui tend les bras à ses enfants. On
raccommoda la voile, on reforma les cieux, et à la
place de Jésus on mit un prêtre.
Manou n'aurait pas fait mieux.
Voici donc une domination spéciale,
étrangère, supérieure, qui s'interpose
entre la femme et le mari, entre les parents et les
enfants.
Voici un lieu très-secret où
pénètre le directeur seul, où votre
femme, où votre fille entrent après lui,
où vous n'entrez pas. Les questions qui s'adressent
là, les sujets qui s'y traitent, demandez-le aux
Compendiums, ils vous répondront.
Le directeur sait tout ce que vous savez. Tout ce
qu'il sait, vous ne le savez pas.
Il est maître des profondeurs de l'âme ou
s'élaborent les pensées, d'où
procèdent les résolutions. Là où
votre autorité s'évanouit, la sienne s'exerce,
sans contrôle, absolue, sacrée comme celle de
Dieu. Et vous supportez cela!
Qu'est devenu l'époux, le protecteur unique,
l'unique ami? Où est l'aide semblable, à lui,
la chair de sa chair (4),
son jardin clos, sa source close, sa fontaine
cachetée (5)?
Qu'avez-vous fait de la parole, sainte : « Ils sont
un» (6)
? Qui,
désormais, s'écriera, dans la pleine, dans la
royale possession de, l'unité: : « Je suis
à mon bien-aimé, et mon bien-aimé est
à moi! » Vos enfants, à qui
appartiennent-ils? de qui relève leur âme? qui
aura le droit de dire, au jour du jugement : « Me
voici, avec les enfants que tu m'as donnés »
(7)
? - Où faut-il
à présent chercher la famille? L'époux
n'est plus l'époux, la femme n'est plus sa femme, les
enfants ont un autre père. Le père d'en bas
sert pour les soins infimes, pour vêtir, pour nourrir,
pour gagner le pain du jour.; les jours le verront finir. Le
père d'en haut est pour la manne céleste, pour
ouvrir les horizons divins; c'est le père de
l'esprit, celui qui enseigne, celui qui redresse, celui qui
a la clef des cieux; il ne mourra jamais!
La famille est tuée; la société
ne lui survivra pas longtemps. Les sentiments vrais et
naturels, de bon coeur et de bon sens ont disparu. A leur
place vous avez cette spiritualité
quintessenciée, cette fausse adoration pour Dieu, cet
amour frelaté qui, après s'être un
moment contenté des triomphes de Jérôme
en face de Paule au tombeau, des efforts que fait saint
Augustin pour ne pas pleurer sa mère, aboutiront au
mépris des créatures, à l'horrible
égoïsme soi-disant chrétien !
Au moyen âge, le mal est dans son plein.
C'est l'âge, où le clergé
pénètre tout, gouverne tout; où il n'y
a plus ni conscience individuelle ni volonté! C'est
l'âge où l'unité latine a tout envahi,
où l'idéal latin est descendu sur la terre :
une croyance, un culte, une pensée, un
enseignement!
C'est l'âge où s'achèvent les
grandes organisations qui porteront les derniers coups
à la famille : le célibat définitif du
prêtre, la confession obligatoire ! C'est l'âge
qui voit naître la pureté angélique, les
ordres errants et mendiants! C'est l'âge qui voit la
sainteté militante, les ordres persécuteurs,
favoriser la révolte des enfants contre les
pères, ordonner les délations, empoisonner ce
qui pouvait rester de confiance, dissoudre ce qu'on avait pu
garder d'intimité sous le toit effondré de la
famille ravagée!
Suprématie papale, inquisition, le monde
changé en monastère, les monastères
couvrant le monde, les terres incultes, les esprits en
friche, la nuit partout, le moyen âge vous montrera
cela.
Étonnez-vous s'il a supprimé la Bible!
Tantôt inconnue et tantôt proscrite, la Bible
fait comme la famille, comme la société, elle
s'évanouit. Soyons justes; l'armée monastique
menant en laisse l'Europe cléricale, pouvait-elle
tolérer ce livre, LE LIVRE ! si humain, si
libéral, si émancipateur? Pouvait-elle
permettre qu'on rouvrit et qu'on y retrouvât le coeur
humain avec tous ses droits, sans autre maître que
Dieu? Pouvait-elle permettre qu'on écoutât la
Bible, le révélateur du mariage, le fondateur
de la famille, qui ne dit pas un mot des moines et qui fait
la guerre au clergé?
Laissons l'ironie; elle convient mal à ce
temps de tristesse et d'abjection.
Entre le directeur et le seigneur, celui-ci
malmenant
la conscience, celui-là malmenant l'honneur, l'homme
achève de périr. Le directeur lui prend
l'âme de sa femme, de ses filles, de ses fils. Le
seigneur lui prend son épouse, lui marie ses filles,
lui enlève ses fils, à mesure que se faisant
vigoureux ils pourraient aider le père et l'entourer
de respect.
Au fond de ces demeures sordides, parmi ces
âmes esclaves, sous cette pourriture, je ne vous dirai
pas quels vices avaient germé.
La corruption répandue dans l'air
imprégnait les quelques livres, rares et grossiers,
que promenaient les colporteurs. Ni les fabliaux, ni les
turpitudes qu'ils racontent détonnaient personne. Les
pénitentiels en dressaient l'inventaire avec. une
naïveté «impudeur qui donne la mesure des
niveaux; les prédicateurs en parlaient dans un
langage dont les termes, qu'on ne supporterait pas un
instant aujourd'hui, n'offensaient pas plus qu'ils ne
surprenaient les oreilles d'alors.
La misère était horrible.
Il y avait des chevaliers, oui, qui servaient pour
les grands jours et pour les grands seigneurs! Le chevalier
s'inquiétait peu du vilain, il ne s'en occupait que
pour faire de lui ce qu'en faisait le seigneur: une
bête de somme, une bête de trait, un instrument,
un outil. On aurait fort scandalisé ces redresseurs
de torts, si on leur avait montré, là, sous
ces chaumes, dans ces fossés, parmi ces boues, sur
ces champs que le vilain labourait, ensemençait,
récoltait pour le maître, des droits à
soutenir et des torts à redresser. Le vilain avait
froid, avait faim, vivait escorté de souffrances,
mourait sous sa vermine et ses haillons. Qui s'embarrassait
de cela?
Une houle montait parfois des bas-fonds; la
bête se révoltait, elle s'enrageait; alors, de
vilain à seigneur s'exerçaient des revanches
inouïes comme les colères accumulées,
féroces comme les maux endurés. Mais le vilain
n'avait pas le dernier mot, la conclusion appartenait au.
maître, et les tortures et les gibets se chargeaient
d'en souligner l'éloquence.
Tantôt la disette, tantôt la peste
venaient balayer le soi. il se faisait des vides prodigieux.
Ce qui s'est amassé là de douleurs et
d'agonies, nul ne le dira.
Eh bien, ni les morts noires qui traînaient
leur linceul par les campagnes désolées, ni
les guerres perpétuelles qui broyaient la chair du
vilain, ni les jacqueries qui le jetaient plus
désarmé aux vengeances de son seigneur, ni les
détresses sans nom qui avaient tellement raccourci la
vie humaine qu'après tomme avant, jamais pestilences,
batailles ou famines n'en ont si vite tranché le
cours; rien de tout cela ne me paraît si funeste
à contempler que l'âme avilie, que la
conscience étouffée, que le coeur
écrasé, que la famille détruite, que le
mariage défait, que l'homme enfin démoli tout
entier!
Afin qu'on ne m'accuse pas de prévention, je
tiens à: présenter un autre moment du
catholicisme. Regardons l'heure brillante, l'heure
acclamée : le siècle de Louis XIV.
Ce que furent les moeurs de cette époque, nul
ne saurait l'ignorer. À part quelques familles
parlementaires, à part les huguenots, tout ce qui
avait bon air imitait le grand roi.
On sortait de la Fronde, cette guerre d'une
frivolité sans exemple, menée par mesdames de
Longueville et de Montbazon. Louis XIV étalait ses
amours adultères; il faisait élever par la
pieuse madame de Maintenon ses enfants adultérins.
Jacques II, ce martyr de la foi, réfugié en
France, menait partout avec lui son fils naturel.
On trouvait cela fort simple. Si l'hôtel de
Rambouillet avait corrigé les formes
grossières du langage, s'il avait remplacé la
brutalité par la préciosité, le fond
gardait sa boue.
Les plus prudes et les plus honnêtes
soutenaient des relations suivies avec Ninon de Lenclos. On
sait en quels termes madame de, Sévigné, une
mère, badinait sur les débauches de son fils.
La cynique société du Marais d'ailleurs,
où Condé, Molière, la Rochefoucauld
rencontraient le duc de Vendôme, cette
société faisait concurrence à
l'hôtel Rambouillet.
Ce monde-là préparait la
Régence. Le XVIIe siècle nous donne le mot du
XVIIIe. Quiconque a étudié les gloires de l'un
ne s'étonnera plus des hontes de l'autre; il en a
perdu le droit.
Que devient la famille, entre les vices pompeux du
Roi Soleil qu'escortent les vices bien portés des
courtisans, et les orgies à bride abattue d'un
Régent, d'un Dubois, d'une meute acharnée
après toutes les corruptions?
Ce n'est pas tout. La religion, comme au temps des
Pères, comme au moyen âge, se met contre la
famille. Au nom de la religion, les familles protestantes
sont traquées, violentées,
séparées; le mari jeté sur les
galères du roi, la femme écrouée au
couvent; des plus heureux, l'un s'enfuit par les montagnes,
cherchant refuge au pays étranger; l'autre, pour
sauver un morceau de pain, pour effectuer des ventes qui
sont des ruines, reste dans le logis désert et
périlleux. Il rejoindra! non, il rejoint rarement;
c'est la chiourme qui le voit arriver; c'est le gibet, c'est
la roue qui le voient finir. Un édit, celui de 17
juin 1681, autorise les enfants à se faire
catholiques; l'âge de raison, requis pour un tel acte,
est l'âge de sept ans; et comme ces
émancipés pourraient, ne pas comprendre
d'emblée toute l'étendue du bienfait, on les
aide en les enlevant
(8)!
La famille catholique, j'entends sa personne morale,
ne s'en tire pas mieux. Si vous voulez savoir comment sa
religion la traite, ouvrez les panégyriques de
Bossuet : saint Sulpice, sainte Thérèse, saint
Benoît; lisez l'homélie sur l'état
religieux; prenez les sermons de vêtures, les discours
à propos des fêtes de la Vierge Marie; vous
verrez ce qu'il fait de la famille, le grand catholique, et
à quel rang le mariage est placé 1 Ecoutez
Fénelon, le docteur aux paroles onctueuses, au coeur
didactique et froid; que fait-il de la femme, par
conséquent du mariage., par conséquent de la
famille et du foyer? Regardez cet état rabattu, ces
perspectives courtes, ce quelque chose d'asservi, de
mesquin, d'étroit, où l'on étouffe! Les
dédains de l'antiquité ont disparu, les
sourires de Montaigne se sont éteints; un arrêt
anguleux et tranchant les a remplacés : c'est
l'infériorité de la femme> non point
constatée - nos saints hommes s'embarrassent bien de
cela, - mais affirmée, proclamée,
exigée ! Et vous chercheriez en vain l'aide semblable
à lui que Dieu avait mise près de l'homme,
« parce qu'il n'est pas bon que l'homme soit seul
».
Madame de Maintenon, d'un mot sec et glacé
comme elle, achève le tableau. Elle dit à
Louis XIV qui meurt - touchant adieu entre deux
époux: - « La mort n'est pénible que
lorsqu'on a de la haine ou de l'attachement aux
créatures! »
Fénelon, Bossuet, madame de
Sévigné, la Fontaine, la Bruyère, la
Rochefoucauld, ont admiré ce mot-là
(9)
!
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