Je n'attribue rien au christianisme qui ne soit
constaté par les faits.
Parmi les faits, n'oublions pas celui-ci.: le
christianisme, lorsqu'il commença d'agir sur la
société païenne, altéré
déjà, ayant perdu beaucoup de sa pureté
primitive, avait perdu beaucoup de sa vigueur. Admirons les
prodigieuses transformations qu'il a opérées,
ne lui demandons pas la réalisation de l'absolu.
Tenons grand compte aussi de cet autre fait : le
christianisme, lorsqu'il entreprit la réforme du
monde païen, rencontrait devant lui non plus ces petits
troupeaux, recrutés en partie au sein d'une nation
que la Bible avait, durant des siècles,
éclairée; non plus ces fortes croyances -
exigeantes parce qu'elles sont affamées de perfection
- que produit la conversion personnelle; l'Évangile,
à qui de grands coups de filet amenaient des
populations au heu d'individus, rencontrait devant lui toute
une civilisation pourrie, tout un corps mort, sourd, inerte
et résistant. Admirons les victoires
remportées, saluons les progrès obtenus;
toutefois n'exigeons de ces vastes sociétés
à moitié plongées encore dans le
bourbier des appréciations et des habitudes antiques,
ni la sainteté ni les délicatesses du sens
moral que nous présentent les premières
Églises de Judée, par exemple, alors que la
Parole, de Dieu, dans toute l'énergie que lui
conservait l'inviolable fidélité des
apôtres, s'imposait à des coeurs mauvais, je
l'accorde, mais qui n'ignoraient pas Dieu; alors qu'elle
saisissait des consciences trop souvent
désobéies, j'y consens, mais qui savaient
pourtant ce que c'est que la sainteté de Dieu.
De toutes façons et quoi qu'il en soit,
à travers bien des erreurs, renversant bien des
obstacles, l'Evangile, a
régénéré les moeurs, il a
redressé les lois.
Entrons dans le vif.
La polygamie ne résiste pas un instant
à L'Evangile; elle ne l' essaye même pas. En
présence de cette déclaration : « Ils ne
sont plus deux, mais un! », pas une hésitation
n'est possible : dès qu'arrive l'Evangile, la
polygamie s'en va.
Le concubinat, cette lèpre latine, ce
dégoûtant simulacre de l'union conjugale qui
s'étalait au plein jour avec des airs de
légitimité, ne tient pas davantage. Honteux de
lui-même et sentant bien qu'il est condamné, le
concubinat fléchit, recule, se cache, disparaît
des lois à mesure que s'avance, austère et
pur, le chaste mariage, le mariage chrétien.
Avec le divorce, il y a plus à faire; les
racines en plongent plus avant dans le sol antique et
païen. Le divorce affecte en certains cas des
apparences de justice; il affiche un respect du droit, une
jalousie de l'honnêteté, des ménagements
pour la liberté mutuelle, qui réussissent
parfois à tromper la conscience tout en satisfaisant
les pires instincts du coeur. La législation
chrétienne, indécise, mal affermie, ne touche
d'abord au divorce que d'un doigt timide; elle l'arrache
à moitié. Mais dès qu'il est
maître, l'Évangile ne se contente ni de
moitié ni d'à peu près; il veut tout;
et le divorce à son tour s'effacera des
législations.
Le sol une fois déblayé, il s'agit de
bâtir. Soyez tranquilles, l'Évangile n'y
manquera point.
La femme mineure, assujettie, fille du mari et non
sa
compagne, s'en va pour ne plus revenir. L'épouse l'a
remplacée. Les lois impériales travailleront
incessamment à réserver ses droits, à
rétablir sa dignité.
Voici la mère. Des édits, l'un
après l'autre, consacrent son intervention dans
l'éducation, dans le consentement au mariage, dans
tous les actes essentiels de la vie des enfants.
Les enfants à leur tour, cette chose que le
père abandonnait, exposait, vendait, tuait, les
enfants prennent leur place au soleil. Le despotisme
paternel, tel que l'avait fait l'ancien droit romain,
s'évanouira devant l'autorité paternelle comme
l'Évangile l'a donnée. Ici, néanmoins,
de même que lorsqu'il s'agissait du divorce, le mal,
plus habilement dissimulé sous un semblant
légitime; les tyrannies égoïstes,
revêtues, on le dirait, de toute la majesté
d'un principe divin, mettront plus de temps à finir.
L'exposition des enfants, la vente des enfants, battues en
brèche dès le début, persistent, et il
faudra l'infatigable ténacité de l'Evangile,
il faudra cette succession d'efforts produisant cette
série d'adoucissements, chemin plein d'épines
et de cailloux que connaissent tous les pionniers du Christ,
pour arriver au but.
Que manque-t-il à la famille? Rien.
Sitôt que l'Évangile a triomphé, vous
trouvez la famille debout, ressuscitée. Elle vit dans
les législations. Elle vit dans le gouvernement des
affaires, distincte de la chose publique, lui prêtant
son appui, mais ne se laissant ni dominer ni envahir. Elle
vit dans les sociétés, qu'elle réforme.
Elle vit dans les philosophies, qui sont forcées de
compter avec son influence. Elle vit dans les
littératures, qu'elle pénètre d'une
douceur, d'une émotion, d'un charme inconnu aux
lettres antiques - si bien que les Pline, les
Sénèque, les Plutarque, les
Marc-Aurèle, tant d'autres, idolâtres encore,
ils se le figurent, ne sont plus ni des auteurs anciens ni
des auteurs païens.
L'esclavage, l'ennemi de, la famille, qu'il
soustrait
aux devoirs en la soustrayant au travail, dont il
détruit les liens, car il corrompt les coeurs;
l'esclavage, cette victime, ce tentateur, pourriture sans
cesse en ébullition, foyer de toute pestilence, type
de toute misère; l'esclavage cédera.
L'Evangile en aura raison. A mesure que l'Évangile,
marchera, cette monstruosité d'un homme vendu,
acheté, assassiné, conspué par un autre
homme, vous ne la verrez plus. Et la famille,
dégagée de son parasite, nettoyée de sa
gangrène, guérie de ses torpeurs,
réintégrée dans son beau droit au
travail, la famille s'épanouira librement dans un air
salubre imprégné de liberté.
Ainsi naît le monde moderne. La
société moderne a commencé. Une
éclosion d'idées nouvelles s'est produite. Un
ensemble d'obligations et de sentiments ignorés
jusque-là, tendresses profondes, éternelles et
saintes, telles que n'en avait jamais éprouvé
l'antiquité classique, est venu féconder
l'âme humaine. Qu'elle résiste on qu'elle
consente, l'âme humaine en vit.
C'est elle qui, étreinte par l'Evangile,
régénérée par l'Évangile,
saisissant à son tour les législations, - ce
dur, cet implacable droit romain, - les adoucit, les
pétrit, les transforme, et, de Constantin, qui a
posé les fondations de l'édifice,
jusqu'à Justinien, qui en a placé le
couronnement, dresse aux sentiments naturels, à la
dignité de la femme, à l'excellence de la
famille, à l'oeuvre immortelle de Dieu, un monument
qui verra périr les siècles, mais que les
siècles ne verront jamais périr
(1).
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