61. Au reste, supposons encore que cette vie de plaisirs soit permise et que ni le prophète ni Paul ne se soient déclarés contre les femmes fastueuses.
Que gagnent-elles à cette
masse de
bijoux en or ? Rien, si ce n'est jalousie, préoccupation,
crainte peu ordinaires. Car les soucis ne les tourmentent pas
seulement lorsqu'elles les ont déposés dans le coffre,
ni à la nuit tombée, mais lorsqu'elles en sont
parées, en plein jour, elles éprouvent la même
inquiétude, ou plutôt plus pénible encore. C'est
en effet dans les établissements de bain et dans les
églises qu'on trouve ces femmes qui font main basse sur de
tels objets. Et souvent aussi, sans parler de ces malfaiteurs, il
arrive que les personnes couvertes d'où résulte une
plus grande défaite. L'or répandu sur les habits, les
travaux variés qu'on exécute dans ce domaine, tous les
autres ornements, font penser à un valeureux athlète,
vigoureux et robuste qui repousserait un adversaire galeux, minable
et crevant de faim ! De la même façon,
dépréciant le visage de la femme qui en est couverte,
ils concentrent sur eux tous les regards et ont pour résultat
de la ridiculiser davantage, tandis qu'ils sont, eux, l'objet d'une
admiration sans bornes.
62. Tels ne sont pas les ornements de la virginité; ils ne déparent pas celle qui en est couverte, car ils ne sont pas corporels mais tout spirituels.
Ainsi, la femme est-elle
sans grâces ? la
virginité transforme soudain cette laideur en la vêtant
d'une prodigieuse beauté. Est-elle dans sa fleur et son lustre
la virginité en rehausse l'éclat. Car ce ne sont ni les
pierreries, ni l'or, ni les étoffes somptueuses, ni les
magnifiques broderies aux couleurs variées, ni aucun de ces
biens périssables qui servent d'ornements aux âmes, mais
à leur place les jeûnes, les saintes veilles, la
douceur, la modération, la pauvreté, le courage,
l'humilité, l'endurance en un mot le mépris de toutes
les choses de ce monde.
63. Lorsque tu m'entends parler de larmes, ne te fais pas des idées noires; ces larmes comportent autant de plaisir que n'en peuvent procurer même les éclats de rire de ce monde.
Si tu en doutes, écoute Luc
racontant
que les apôtres "battus de verges, se retirèrent de
devant le Conseil le coeur joyeux"; et pourtant tel n'est pas
l'effet
naturel des verges qui, loin de causer plaisir et joie, produisent
d'ordinaire douleur et souffrances. Mais ce que ne peuvent
réaliser les verges, la foi dans le Christ le réalise :
elle triomphe de la nature même des choses. Puisque les verges
reçues pour le Christ étaient sources de plaisir, quoi
d'étonnant si les larmes produisent le même effet,
versées pour ce même Christ ? Voilà pourquoi ce
qu'il avait appelé une voie étroite et
resserrée, le Seigneur l'appelle maintenant joug
agréable et fardeau léger Par sa nature sans doute la
virginité est un fardeau, mais la détermination de ceux
qui la pratiquent et les biens qu'ils en espèrent lui
communiquent une extrême légèreté. Ainsi
l'on verra des hommes, qui à la voie large et spacieuse ont
préféré la voie étroite et
resserrée, y cheminer avec plus d'ardeur non parce qu'ils
n'éprouvent point de tribulations, mais parce qu'ils
s'élèvent au-dessus des tribulations et qu'ils n'en
souffrent pas comme en souffrent d'ordinaire les autres hommes. Car
ce genre de vie, sans doute, a lui aussi ses tribulations, mais
quand
nous les comparons à celles du mariage, elles n'en
méritent même pas le nom.
65. Par exemple, dis-moi : pendant sa vie tout entière, la vierge endure-t-elle ce qu'endure à peu près chaque année la femme mariée, déchirée par les douleurs de la maternité et les gémissements ?
Telle est en effet la
tyrannie de cette
souffrance que la divine Écriture, lorsqu'elle veut
représenter la captivité, la famine, la peste, les maux
intolérables, les désigne tous sous le nom de douleurs
de l'enfantement. Du reste, c'est ce que Dieu a imposé
à la femme comme châtiment et malédiction, non
pas l'enfantement, bien sûr, mais l'enfantement dans ces
conditions, accompagné d'épreuves et de douleurs :
"C'est dans les souffrances, dit-il, que tu enfanteras." (Gen 3,16).
Tandis que la vierge est placée au-dessus de ces douleurs et
de cette malédiction : car celui qui a aboli la
malédiction de la Loi a du même coup aboli cette
dernière malédiction.
66. Mais circuler sur la place publique montée sur des mules est bien agréable. Ce n'est là que faste inutile, d'où tout plaisir est banni.
De même que les ténèbres ne sont pas préférables à la lumière, ni la captivité à la liberté, ni des besoins nombreux à la suffisance, de même une femme non plus ne se trouvera pas mieux à ne pas se servir de ses pieds - sans parler des désagréments qui en découlent inévitablement. Ainsi, elle ne peut quitter sa maison quand elle le veut et bien souvent, malgré une raison sérieuse qui la presse de sortir, elle est contrainte de rester au logis, tout comme ces mendiants culs-de-jatte qui n'ont rien pour les porter. Si par hasard le mari a disposé des bêtes, ce sont brouille, querelle, longue bouderie. Et si elle-même, sans rien prévoir des conséquences, en a fait autant, parce qu'elle a négligé son mari, elle s'en prend à elle-même et se ronge à ressasser l'embarras dont elle est cause. Combien eût-il été préférable pour elle de se servir de ses pieds - c'est bien pour cela que Dieu nous les a donnés - et d'éviter ainsi tous ces fâcheux ennuis, au lieu de s'exposer par amour du luxe à tant de motifs inévitables de chagrin et de brouille. Car ce ne sont pas les seuls motifs qui retiennent les femmes à la maison : qu'il arrive aux deux bêtes ou à l'une des deux d'avoir mal aux pattes, le résultat est le même; et quand d'aventure on les a lâchées au pâturage - ce qui se produit tous les ans et pour plusieurs jours-la voilà de nouveau forcée de garder le logis, comme enchaînée, et elle ne peut sortir de sa demeure, même invitée par une nécessité pressante.
Et si l'on me représente
qu'elle est
ainsi délivrée de la foule des fâcheux et qu'elle
n'a pas à subir, rougissante, les regards de chacune de ses
connaissances, c'est méconnaître, à mon sens, ce
qui préserve l'être féminin de la honte comme ce
qui peut l'en couvrir; ce n'est pas de paraître en public ni de
se cacher, mais d'un côté une impudence qui ne garde pas
l'âme recueillie, et de l'autre la réserve et la pudeur.
Voilà pourquoi bien des femmes qui ne sont pas astreintes
à cette vie cloîtrée et circulent même sur
l'agora au milieu de la foule, loin de soulever contre elles des
détracteurs, suscitent beaucoup d'admiration pour leur
réserve; à travers leur attitude, leur démarche,
la grande simplicité de leurs vêtements, elles laissent
briller l'éclatant rayon de leur sagesse intérieure. En
revanche, un bon nombre de femmes qui restent chez elles se sont
attiré une détestable réputation. Car une femme
cloîtrée dans sa maison, plus facilement que celles qui
se font voir, peut se montrer à qui voudra avec une
effronterie et une impudence sans bornes.
67. Mais peut-être est-il agréable d'avoir une foule de servantes.
Rien de pire que ce plaisir
: autant de
servantes, autant de soucis. Inévitable sujet de tourment et
de chagrin, que la maladie ou la mort de chacune d'elles. Et encore,
ces inconvénients sont-ils peut-être supportables, tout
comme d'autres plus fâcheux encore - par exemple, la peine que
la femme se donne chaque jour à réprimander la paresse,
à réprimer la malfaisance, à apaiser les
querelles, à corriger tous leurs autres vices; mais le plus
pénible - et le cas se présente surtout quand cette
sorte de domesticité est nombreuse - c'est lorsque dans la
troupe de ces soubrettes, il s'en trouve une mignonne; dans le
nombre, c'est inévitable, car les gens riches ne se mettent
pas seulement en peine d'en avoir beaucoup, il faut encore qu'elles
soient jolies. Lors donc qu'une d'entre elles se distingue parmi les
autres, soit qu'elle ensorcelle le coeur de son maître, soit
qu'elle ne puisse rien obtenir de plus que de l'admiration, la
douleur est la même pour la maîtresse de maison, qui se
voit préférer une autre sinon sur le plan de l'amour,
du moins sur celui de la beauté et de l'admiration. Aussi,
quand les avantages qui passent pour éclatants et enviables
dans le mariage sont accompagnés de tant de tribulations, que
dire de ses misères.
68. Tandis que la vierge n'a rien de pareil à supporter :
point de trouble dans sa modeste demeure, tous cris sont bannis de sa présence; comme en un havre de paix le silence règne en son coeur, et plus parfaite encore que le silence, la sérénité dans son âme, car elle n'applique son activité à aucune chose humaine, mais ne cesse de s'entretenir avec Dieu, de fixer sur lui ses regards. Qui pourrait donner la mesure de ce plaisir ? Quel langage pourrait exprimer le bonheur dont jouit une âme ainsi disposée ? II n'en existe pas. Mais ceux-là seuls qui mettent dans le Seigneur leurs délices, connaissent la grandeur de ces délices et savent combien toute comparaison est impuissante à la traduire. Cependant la vue d'une grosse somme d'argent exerce partout sur les yeux un puissant attrait. Comme il est préférable de contempler les cieux pour en recueillir un plaisir beaucoup plus grand. Autant l'or l'emporte sur l'étain et le plomb, autant le ciel l'emporte sur l'or, l'argent et toute autre matière, pour l'éclat et la splendeur. Cette contemplation est exempte de soucis, l'autre s'accompagne d'une profonde inquiétude, ce qui a toujours le plus fâcheux effet sur nos désirs. Mais tu ne veux pas regarder le ciel.
Tu peux regarder l'argent exposé sur la place publique. "Je le dis à votre honte", (1 Cor 6,5) pour parler comme le bienheureux Paul, puisque vous poussez ainsi jusqu'à la démence l'amour de l'argent. Vraiment, je ne sais quel langage tenir : je me trouve ici dans un embarras extrême, car je ne peux comprendre comment presque tout le genre humain, quand s'offre à lui un bonheur dans la quiétude et le repos d'esprits, n'y voit pas même un plaisir, tandis qu'il fait consister dans le souci, les tiraillements et l'inquiétude son plaisir le plus grand ! Pourquoi l'argent étalé sur l'agora n'a-t-il pas à leurs yeux autant d'attrait que celui qu'ils ont à la maison ? Il a pourtant bien plus d'éclat et il libère notre âme de toute inquiétude. Parce que cet argent, direz-vous, n'est pas à moi, tandis que l'autre est à moi. C'est donc la cupidité qui produit le plaisir et non la nature de l'argent; car, en ce cas, tu devrais trouver dans l'autre argent un attrait identique. Tu allègues l'utilité, mais le verre est bien préférable et les riches eux-mêmes te le diraient qui, le plus souvent, font fabriquer leurs coupes en cette matière. Et si par hasard leur orgueil les oblige à employer aussi l'argent, ils font mettre d'abord le verre à l'intérieur et ne le recouvrent d'argent qu'extérieurement : preuve que le verre est beaucoup plus agréable et plus commode pour boire et que l'argent n'est qu'affaire de vanité et d'ostentation. Et puis, au fait, que signifie : c'est à moi, ce n'est pas à moi ?
Quand j'examine avec
attention ces expressions,
je n'y découvre que de simples mots. Que de gens, même
pendant leur vie, ont vu l'argent qu'ils possédaient leur
échapper des mains sans être capables de le retenir. Et
ceux qui l'ont conservé jusqu'au bout, à l'heure de
leur mort, bon gré mal gré, en ont perdu la jouissance.
Ce n'est pas seulement à propos de l'or et de l'argent, mais
à propos des bains, des jardins et de tout ce qu'il y a dans
les maisons que l'expression : "C'est à moi, ce n'est pas
à moi", peut n'apparaître qu'un simple mot. Car l'usage
en est commun à tous et ce que leurs prétendus
propriétaires ont de plus que les autres, ce sont? les soucis
à leur sujet. Les uns se contentent d'en jouir, les autres,
avec tout le mal qu'ils se donnent, recueillent exactement le
même résultat qu'obtiennent les premiers sans la moindre
peine.
69. Est-on émerveillé devant les raffinements du plaisir ?
par exemple, l'abondance des
viandes
coupées en morceaux, les assaisonnements recherchés, la
profusion du vin, les inventions des maîtres d'hôtel, des
pâtissiers et des cuisiniers, la foule des parasites et des
convives ? Qu'on le sache bien : les riches ne s'en trouvent pas
mieux que leurs cuisiniers. Ceux-ci craignent leurs maîtres,
mais les maîtres, eux, craignent leurs invités,
redoutant qu'ils n'aient quelque chose à reprendre dans ces
festins préparés pour eux avec tant de peine et tant de
frais. Jusqu'ici, leur condition est semblable à celle de
leurs domestiques, mais sur un autre point ces derniers sont
beaucoup
mieux partagés; car eux, ils ne redoutent pas seulement la
critique, mais l'envie. Combien de gens, souvent, à la suite
de tels banquets, ont vu naître contre eux des jalousies qui
n'ont eu de cesse qu'après avoir attiré sur leur
tête le péril suprême ! Du moins est-il
agréable de se livrer souvent à la bonne chère.
Allons donc. Vraiment, quand les maux de tête, les dilatations
d'estomac, les étouffements, les étourdissements, les
vertiges, les troubles de la vue et autres affections plus anormales
encore sont les fruits de cette vie de plaisirs, quelle satisfaction
en retirerons-nous. Et si ces dérèglements et leurs
conséquences se bornaient à ces ennuis d'un jour. En
fait, les maladies les plus difficiles à guérir ont
pour origine de tels festins : la goutte, la phtisie,
l'épilepsie, la paralysie, les convulsions assiègent le
corps jusqu'au dernier soupir. Pour contrebalancer tous ces maux,
quelle satisfaction peut-on citer ? Et quelle vie de privation
n'accepterait-on pas pour en être préservé ?
70. Mais ce n'est pas le cas de la frugalité; loin d'entraîner ces inconvénients, elle est principe de santé et de bonne condition physique; tu la trouveras préférable à la vie de plaisirs.
D'abord parce qu'elle permet de se bien porter, de n'être importuné par aucun de ces maux dont chacun suffit à lui seul pour éteindre tout plaisir et pour l'anéantir jusqu'à la racine. Ensuite, à cause de la nourriture elle-même. Comment cela ? Parce que le plaisir a pour cause l'appétit, et l'appétit, ce ne sont ni la satiété ni le ventre plein, mais le besoin et la privation qui le créent. Cette privation, on ne la trouve pas dans ces festins de riches, mais elle est toujours à la table des pauvres, distillant sur les aliments, mieux que tous les maîtres d'hôtel et tous les cuisiniers, le miel d'une saveur exquise. Car les riches mangent sans avoir faim, boivent sans avoir soif et s'endorment avant de sentir sur eux l'impérieuse contrainte du sommeil. Les pauvres, eux, éprouvent tous ces besoins avant que d'y satisfaire, ce qui, plus que tout, augmente le plaisir qu'ils y prennent. Pourquoi, je te prie, Salomon lui-même affirme-t-il la douceur du sommeil de son serviteur en ces termes : "Le sommeil est doux au serviteur, qu'il ait pris peu ou prou de nourriture." (Ec 5,11). Serait-ce à cause de la délicatesse de sa couche ? Et pourtant ils dorment le plus souvent à même le sol ou sur de la paille. Alors, est-ce à cause de sa liberté d'esprit ? Mais ils n'ont pas même le plus petit instant à leur disposition. Alors est-ce à cause de son existence facile ? Mais leur vie n'est qu'un tissu serré d'épreuves et de misères. Qu'est-ce donc qui leur rend lé sommeil si doux ? Les fatigues et le besoin qu'ils en éprouvaient avant de s'y livrer. Pour les riches, si la nuit ne vient les surprendre plongés dans l'ivresse, ils ne peuvent un seul instant fermer l'oeil, ils se retournent et s'agitent sans cesse, étendus sur leurs couches moelleuses.
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