Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Traité de la Virginité

saint Jean Chrysostome

suite point N° 41 à 50


41. Mais pourquoi a-t-il accordé cette permission aux Juifs ?

Évidemment à cause de leur dureté de coeur, pour éviter que le sang d'un parent n'inondât leurs maisons. Que valait-il mieux, s'il te plaît ? Que la femme détestée fût chassée hors de la maison ou qu'elle fût égorgée dedans ? C'est ce qu'ils auraient fait, s'ils n'avaient eu le droit de la chasser. C'est pourquoi il est dit : "Si tu la détestes, renvoie-la.". (Deut 24,1). Mais lorsqu'il s'adresse à des gens pleins de mesure, auxquels il interdit même la colère, que dit l'apôtre ? "Si elle s'en est séparée, qu'elle reste sans se remarier." Tu vois la contrainte, la servitude inévitable, la chaîne qui les rive l'un à l'autre. Oui, le mariage est réellement une chaîne, non seulement par la multitude des soucis et par les tracas quotidiens qu'il entraîne, mais aussi parce qu'il oblige les époux à une soumission réciproque, plus pénible que toute forme de domesticité. "Que l'homme, est-il dit, ait autorité sur la femme", (Gen 3,16) mais quel est l'avantage de cette suprématie ? Car, en retour, Dieu le rend esclave de celle qu'il a sous ses ordres : quel étrange, extraordinaire échange de servitude il a imaginé.

Tout comme des esclaves fugitifs que leur maître a chacun couverts de chaînes puis enchaînés ensemble, leurs pieds rivés deux par deux au moyen d'une courte entrave, ne pourraient marcher librement, puisqu'ils sont obligés de se suivre les uns les autres, ainsi les âmes des gens mariés, en plus de leurs soucis personnels, subissent une autre contrainte que leur impose le lien qui les enchaîne l'un à l'autre; elle les serre comme la plus cruelle de toutes les entraves, leur enlève leur liberté à tous deux, parce qu'elle n'accorde pas toute l'autorité exclusivement à l'un, mais qu'elle en partage entre eux la libre disposition. Où sont-ils donc maintenant ceux qui, pour la satisfaction que donne le plaisir, sont prêts à supporter toutes les condamnations ? Car elle est passablement réduite, la part du plaisir, au milieu des colères et des haines mutuelles qui souvent n'en finissent pas; et puis cette servitude, parce qu'elle oblige l'un des partenaires à supporter, malgré lui, la méchanceté de l'autre, est suffisante pour effacer tous les plaisirs.

C'est pour cette raison que le bienheureux Paul, d'abord, se sert de termes énergiques pour réprimer l'emportement des sens : "à cause de la fornication, dit-il, de l'intempérance, des feux du désir", mais quand il s'est rendu compte que cette forme de condamnation avait peu de prise sur la masse des gens, il avance l'argument qui est beaucoup plus efficace pour les dissuader; argument qui avait contraint les disciples à dire : "Il n'est pas bon de se marier", et c'est qu' "aucun des époux n'a pouvoir sur soi". Et Paul ne présente plus cette idée sous la forme d'exhortation ou de conseil, mais comme un ordre et un précepte impératifs. Nous marier, ne pas nous marier, cela dépend de nous; mais la servitude que nous supportons non pas volontiers, mais malgré nous, nous n'y pouvons rien. Pourquoi cela ? du moment que nous l'avons choisie, dès le début, en pleine connaissance de cause, et en sachant exactement ses droits et ses lois, c'est de notre plein gré que nous nous sommes engagés sous ce joug.

Ensuite, après avoir parlé de ceux qui vivent avec des épouses incroyantes, après avoir minutieusement exposé toutes les lois du mariage et avoir intercalé son propos sur les serviteurs, qu'il réconforte de manière pertinente en leur disant que l'esclavage dont ils souffrirent n'amoindrit pas leur noblesse spirituelle, il en arrive enfin à son exposé sur la virginité : il le portait en lui depuis longtemps et il avait hâte d'en répandre la semence, il le produit au jour maintenant, quoiqu'il n'ait pas eu la force de s'en taire même en traitant du mariage. Par touches légères et rares sans doute, il en avait agrémenté son exhortation au mariage; méthode excellente pour prédisposer les oreilles de ses auditeurs, aplanir le chemin de leur pensée et réaliser une parfaite introduction à son sujet. Après son exhortation aux serviteurs, donc : "Vous avez été achetés votre prix, ne vous rendez pas esclaves des hommes" (1 Cor 7,23), quand il nous a rappelé le bienfait du Seigneur, qu'il a, de la sorte, fait dresser tous les esprits et les a élevés vers le ciel, il aborde enfin le problème de la virginité avec ces mots : "Pour les vierges, je n'ai pas d'ordre du Seigneur, c'est mon avis que je donne, en homme qui doit à la miséricorde du Seigneur d'être fidèle". (ibid 25).

Or, pour le mariage des fidèles avec des infidèles, tu n'avais pas non plus d'ordre du Seigneur, mais avec une grande autorité tu légiférais en écrivant : "Quant aux autres, c'est moi qui leur dis, non le Seigneur : si un frère a une femme infidèle et qu'elle consente à habiter avec lui, qu'il ne la renvoie point." Pourquoi donc au sujet des vierges ne pas t'exprimer aussi nettement ? Parce que, sur ce point, le Christ a clairement signifié sa Volonté, refusant de donner à la chose le caractère obligatoire d'un précepte. Car les mots : "Que celui qui peut comprendre comprenne", impliquent pour l'auditeur la liberté du choix. Aussi, quand il parle de la continence : "Je voudrais, dit l'apôtre, que tous les hommes fussent comme moi", vivant dans la continence, et encore : "Je dis à ceux qui ne sont pas mariés et aux veuves qu'il leur est bon de rester comme moi-même", mais quand il traite de la virginité, nulle part il ne se donne en exemple, il s'exprime avec beaucoup de réserve et une grande circonspection, car lui-même n'a pas toujours observé cette vertus : "Je n'ai pas d'ordre", dit-il.

En laissant d'abord le choix à son auditeur, il se concilie sa bienveillance et alors seulement il formule son conseil. En effet, comme le mot de virginité suggère, sitôt prononcé, l'idée de rudes épreuves, il ne se hâte pas d'y exhorter; il commence par flatter son disciple en lui offrant la possibilité d'y voir un ordre, rend ainsi son âme docile et souple, puis découvre alors sa pensée. Tu as entendu le mot de virginité, mot qui présage bien des peines et des sueurs; n'aie crainte, il ne s'agit pas d'un ordre, il n'est pas question d'un précepte impératif, non : ceux qui embrassent cette vertu volontairement et par choix reçoivent certes en échange les biens qui lui sont propres, elle place sur leur front sa couronne brillante et fleurie; mais ceux qui la repoussent et refusent de l'accueillir, il ne les châtie pas, ne les contraint nullement à le faire contre leur gré.

Au reste ce n'est pas seulement par ce moyen qu'il ôte à son propos tout caractère fâcheux et le rend agréable, mais parce qu'il déclare que cette faveur est imputable non à lui, mais au Christ. Il ne dit pas en effet : "Pour les vierges; je n'ordonne pas", mais : "Je n'ai pas d'ordre." C'est une façon de dire : si, en adressant cette exhortation, j'étais mû par des raisons humaines, il ne faudrait pas avoir confiance; mais puisque telle est la Volonté de Dieu, certain est le gage de liberté. Je suis privé du pouvoir de vous donner un tel ordre, mais si vous voulez m'écouter en tant que votre compagnon au service (du Christ), "je vous donne un avis, dit-il, en homme qui doit à la miséricorde du Seigneur d'être fidèle". Et il convient ici d'admirer la grande habileté, la sagacité du bienheureux apôtre; comment, pris entre deux nécessités contraires - faire bonne figure pour que son conseil ait chance d'être entendu, et ne pas se vanter puisqu'il a été étranger à cette vertu - il obtient rapidement ce double résultat. Par les mots : "En homme qui doit à la miséricorde du Seigneur", il se fait valoir en quelque sorte, mais en n'y mettant pas plus d'ostentation, il s'abaisse en revanche et s'humilie.


42. II ne dit pas en effet : "Je vous donne un avis en homme à qui a été confié le message évangélique, qui a été jugé digne d'être le prédicateur des nations, qui a été chargé de votre direction, qui est votre docteur et votre guide."

Non, que dit-il ? "En homme qui doit à la miséricorde du Seigneur d'être fidèle", invoquant ainsi une raison moins importante. Car n'être que fidèle est de moindre importance qu'être le docteur des fidèles. Et il songe même à s'abaisser d'une autre façon. Laquelle ? Il ne dit pas : "En homme fidèle", mais "en homme qui doit à sa miséricorde d'être fidèle". Ne considère pas seulement l'apostolat, la prédication, et l'enseignement comme un effet de la Munificence divine : la foi elle-même m'a été accordée par la Miséricorde du Seigneur. Ce n'est pas parce que j'en étais digne que j'ai été gratifié de la foi, je ne la dois qu'à sa Miséricorde; or, la miséricorde est fille de la grâce, le mérite n'y est pour rien. Ainsi donc, si Dieu n'avait pas des Entrailles de tendresse, non seulement je ne serais pas apôtre, mais je n'aurais pu même être fidèle. Tu vois les bons sentiments du serviteur et son humilité de coeur. Tu vois comme il ne s'attribue rien de plus que les autres. Et même, ce qu'il a de commun avec ses disciples, la foi, il n'en fait pas son oeuvre, mais l'oeuvre de la miséricorde et de la grâce divines; c'est à peu près, par ces paroles, comme s'il déclarait : Ne dédaignez pas de recevoir de moi un conseil, puisque Dieu même n'a pas dédaigné de m'accorder sa Miséricorde. D'autant plus qu'ici, il s'agit d'un avis, non d'un ordre; je conseille, je ne légifère pas.

Or, faire connaître et proposer les pensées utiles qui viennent à l'esprit, aucune loi ne peut l'interdire, surtout lorsque cela n'a lieu qu'à la prière des auditeurs, comme c'est précisément le cas pour vous. "Je pense donc que cet état est bon", dit-il. Tu constates une fois de plus la réserve du propos, d'où est absente toute autorité. Et pourtant il lui était possible de s'exprimer ainsi : Puisque le Seigneur n'a pas prescrit la virginité, je ne la prescris pas moi non plus. Je vous la conseille cependant et vous exhorte à mettre votre zèle à la pratiquer, car je suis votre apôtre. Comme il le dit précisément un peu plus loin en s'adressant à eux : "Si pour d'autres je ne suis pas apôtre, au moins je le suis pour vous". (1 Cor 9,2). Mais ici il n'exprime rien de semblable, ses paroles sont empreintes d'une grande discrétion; au lieu de : Je conseille, il dit : "Je donne un avis"; au lieu de : En tant que docteur, il dit : "En homme qui doit à la Miséricorde du Seigneur d'être fidèle"; et comme si ces termes mêmes n'étaient pas suffisants pour donner de l'humilité à ses propos, dès les premiers mots de son conseil il en réduit encore l'autorité, car il ne l'énonce pas tout simplement mais ajoute une raison : "Je pense, dit-il, que cet état est bon, à cause de la nécessité présente." Or, quand il parlait de la continence, il n'avait ni employé le terme : je pense, ni donné d'explication, il disait simplement : "Il est bon pour eux de rester comme je suis", tandis qu'il écrit ici : "Je pense donc que cet état est bon à cause de la nécessité présente." S'il agit ainsi, ce n'est pas qu'il ait un doute à cet égard - loin de là - mais il entend laisser la décision à l'appréciation de ses auditeurs. Voilà ce que fait le conseiller, il ne tranche pas lui-même en faveur de sa thèse, mais il remet la décision au jugement de son auditoire.


43. Quelle est donc la nécessité dont il parle ici ?

Est-ce la nécessité physique ? Nullement. Tout d'abord, s'il s'agissait de cette nécessité, il serait allé contre ses propres intentions en en faisant mention, puisque ceux qui veulent se marier la foulent aux pieds. En second lieu, il ne l'aurait pas appelée nécessité présente : elle n'est pas née d'aujourd'hui, mais il y a beau temps qu'elle a été implantée dans le genre humain, et autrefois elle était plus violente et indomptable, mais, après la Venue du Christ et les progrès de la vertu, elle est devenue plus traitable; en sorte que ces paroles ne peuvent concerner cette nécessité, mais font allusion à une autre aux mille formes et aux mille visages. Quelle est cette nécessité ? L'action pervertissant des choses de ce monde : tel est le désordre, telle est la tyrannie des soucis, telle la multitude des difficultés qui nous assaillent, que l'homme marié est souvent, même contre son gré, contraint au péché et à l'erreur.


44. Autrefois en effet tel n'était pas le degré de vertu qui nous était proposé : on pouvait alors venger un outrage, répondre à l'injure par l'injure, s'intéresser à l'argent, engager sa parole par un serment, arracher oeil pour oeil, haïr son ennemi; il n'était défendu ni de mener une vie de plaisirs, ni de se mettre en colère, ni de renvoyer sa femme pour en prendre une autre.

Et ce n'est pas tout : la Loi autorisait même à avoir deux femmes à la fois sous le même toit, et sur ce point comme sur tous les autres, grande alors était son indulgence. Mais après la Venue du Christ, la voie s'est faite beaucoup plus étroite, d'abord parce que cette licence considérable, inouïe, dans tous les domaines que je viens de citer, a été soustraite à la liberté de notre choix, et aussi parce que la femme, qui nous induit souvent et nous contraint à commettre même malgré nous mille péchés, nous la gardons toujours à notre foyer, ou alors nous sommes convaincus d'adultère si nous voulons la renvoyer. Ce n'est pas pour cette unique raison que la vertu est de pratique difficile, mais parce que, même si notre compagne a un caractère supportable, la foule des soucis dont elle nous entoure, elle ou nos enfants, ne nous donne pas loisir de lever, ne serait-ce qu'un court instant, nos regards vers le ciel : c'est une sorte de tourbillon qui de partout entraîne notre âme et la submerge.

Le mari veut-il, par exemple, mener la vie paisible et retirée du simple particulier. Lorsqu'il voit autour de lui des enfants et une femme toujours à court d'argent, même à contrecoeur, il lui faut se lancer dans les flots agités des affaires publiques. Une fois qu'il y est plongé, il est impossible d'énumérer les péchés qu'il sera obligé de commettre en s'abandonnant à la colère, à la violence, aux serments, aux insultes, à l'hypocrisie, agissant souvent par complaisance, souvent par haine. Comment lui est-il possible, ballotté au milieu d'une telle tempête où il cherche la gloire, de ne pas être contaminé sérieusement par la souillure des péchés? Et si l'on examine de près ses affaires domestiques, on les découvrira chargées des mêmes difficultés, de plus grandes encore, à cause de sa femme. Il lui faut être en peine de mille détails sur mille problèmes qui n'existeraient pas pour l'homme ne dépendant que de lui. Et cela, dans le cas où la femme est modeste et douce ! Mais si elle est mauvaise, odieuse, insupportable, nous ne parlerons plus seulement de nécessité, mais de supplice et de châtiment. Comment pourra-t-il donc s'avancer sur le chemin du ciel, sur ce chemin qui réclame des pieds libres d'entraves et légers, une âme dispose et alerte, s'il est écrasé par tant de tracas, si tant de liens lui enserrent les chevilles, s'il est constamment sollicité vers la terre par une telle chaîne, je veux dire la malice de son épouse ?


45. Mais quelle est la sage réponse du commun des mortels à tous ces embarras que nous venons d'énumérer ?

Eh bien, n'aurait-il pas droit à une plus haute récompense, celui qui malgré une telle contrainte suit le droit chemin ? - Comment cela, mon cher, et pourquoi ? Parce qu'avec le mariage il se charge d'une plus rude épreuve. - Et qui le contraignait à accepter un tel fardeau ? S'il exécutait un ordre en se mariant, si c'était enfreindre la loi que ne pas se marier, ce raisonnement aurait belle apparence; mais si, alors qu'on est libre de ne pas passer sous le joug du mariage, spontanément, sans aucune contrainte, on consent à s'environner de toutes ces difficultés afin d'en rendre plus pesant le combat pour la vertu, cela ne concerne en rien l'Agonothète. Le seul précepte qu'il ait donné, lui, c'est de mener à bien la guerre contre le diable jusqu'à la victoire sur le mal. Mais qu'on obtienne ce résultat dans le mariage et une vie de plaisirs avec ses mille soucis, ou au contraire par l'ascèse, la mortification et sans être en peine d'autre chose, peu lui importe.

Le moyen d'obtenir la victoire, la voie qui mène au trophée, c'est, nous dit le Seigneur, celle qui est dégagée de toutes les contingences humaines. Mais toi, avec une femme, des enfants et tous les tracas qu'ils traînent après eux, tu prétends faire campagne et mener la guerre, en t'imaginant pouvoir obtenir les mêmes résultats que ceux que n'embarrasse aucune de ces entraves, et tu espères, de ce fait, être l'objet d'une plus grande admiration. Aujourd'hui peut-être tu nous taxeras d'orgueil immense si nous te disons l'impossibilité pour toi d'atteindre les mêmes cimes qu'eux; mais finalement, le jour des récompenses te convaincra sans peine que la sécurité est bien préférable à la stérile ambition, et qu'il vaut mieux obéir au Christ qu'à la vanité de ses propres pensées. Car le Christ déclare qu'il ne nous suffit pas, pour être vertueux, de renoncer à tous nos biens si nous ne nous haïssons nous-mêmes ; mais toi, enfoncé dans toutes ces contingences, tu prétends pouvoir les surmonter. Eh bien, je l'ai déjà dit, tu découvriras sans peine à ce moment quel obstacle pour parvenir à la vertu sont une femme et les soucis qu'elle procure.


46. Mais alors, dira-t-on, comment Dieu peut-il l'appeler une aide, cette femme qui est une gêne ?

"Faisons à l'homme, dit Dieu, une aide semblable à lui". (Gen 2,18). Et moi aussi, je te demande : comment peut-elle être une aide, celle qui fit perdre à l'homme la grande sécurité dont il jouissait, qui le chassa de cet admirable séjour du paradis pour le précipiter dans le tumulte de ce monde ? Loin de faire oeuvre d'aide, c'est agir en perfide conseiller : "C'est une femme, est-il dit, qui est à l'origine du péché, c'est à cause d'elle que nous mourons tous. (Ec 25,33). Et le bienheureux Paul dit aussi : "Adam n'a pas été trompé, c'est la femme qui, trompée, a été dans la transgression."

Comment peut-elle être une aide, celle qui a placé l'homme sous le joug de la mort ? Comment peut-elle être une aide, celle par qui les enfants de Dieu, ou plutôt tous les habitants de la terre en ces temps-là, avec les bêtes, les oiseaux et tous les autres êtres vivants périrent engloutis dans les eaux ?

N'est-ce pas elle qui allait causer la perte du juste Job, s'il ne s'était montré vraiment un homme ? N'a-t-elle pas perdu Samson ? N'a-t-elle pas tout fait pour que le peuple hébreu tout entier fût initié au culte de Béelphégor et fût exterminé par les mains de ses frères ? Et Achab, qui, surtout, le livra au diable ? Et avant lui Salomon, malgré sa haute sagesse et sa renommée ? Et aujourd'hui encore, ne convainquent-elles pas bien souvent leurs maris d'offenser Dieu ? N'est-ce pas pour cela que ce grand sage nous dit : "Toute méchanceté est bien peu de chose comparée à la méchanceté de la femme". (Ec 25,26).

Comment donc, alors, Dieu a-t-il pu dire à l'homme : "Faisons-lui une aide semblable à lui ?" Car Dieu ne peut mentir. Moi non plus je n'irais pas le prétendre, certes non ! Je veux dire ceci : la femme sans doute a été créée à cette fin et pour ce motif, mais elle n'a pas voulu se maintenir dans sa dignité originelle, pas plus d'ailleurs que son compagnon. Dieu en effet l'avait formé à son image et à sa ressemblance : "Faisons l'homme, est-il dit, à notre image et à notre ressemblance", comme il a dit aussi : "Faisons-lui une aide", mais une fois créé, l'homme a perdu très vite ces deux avantages. Car il ne s'est pas maintenu à son image et à sa ressemblance - l'aurait-il pu, en s'abandonnant à un désir dénaturé, en succombant à la ruse, en ne maîtrisant pas le plaisir ? et l'image de Dieu en lui, bien contre son gré, lui fut désormais ravie.

Dieu le priva en effet d'une partie appréciable de sa puissance; cet être que tous redoutaient comme un maître, il en a fait, tel un serviteur ingrat qui a offensé son maître, un objet de mépris pour ses compagnons de servitude. Au commencement, à tous les animaux même il inspirait la crainte; car Dieu les avait tous amenés devant lui et aucun n'avait osé lui faire du mal ni l'attaquer, voyant resplendir en lui l'image de la royauté. Mais quand il eut, par la faute, obscurci ces traits, Dieu le déchut aussi de cette puissance. Or, si l'homme ne commande plus à tous les êtres sur la terre, s'il en redoute même et craint quelques-uns, cela ne fait pas mentir la parole de Dieu, qui dit : "Et qu'ils aient pouvoir sur les animaux de la terre"; (Gen 1,26) car ce n'est pas la faute de celui qui l'a donné, mais de celui qui l'a reçu si l'homme a été amputé de ce pouvoir. II en est de même des pièges que les femmes tendent à leurs maris, ils n'ébranlent pas la vérité de cette parole : "Faisons à l'homme une aide semblable à lui." La femme a en effet été créée à cette fin, mais elle n'y est pas restée fidèle. D'un autre côté, on peut encore ajouter que l'aide dont elle fait montre concerne l'état de la vie présente, la procréation des enfants, le désir charnel; mais lorsqu'il n'est plus question de cette vie, de procréation ni de concupiscence, n'est-il pas vain, alors, de parler d'aide ? Capable d'assistance pour les choses les plus insignifiantes, la femme, quand sa contribution est sollicitée dans les grandes, loin d'être utile a son mari, l'emprisonne dans les soucis.


47. Et que répondrons-nous à Paul, objecte-t-on, quand il dit : "Que sais-tu en effet, femme, si tu sauveras ton mari ?" (1 Cor 7,16)

et qu'il montre, en outre, que l'aide de la femme est nécessaire même dans les choses spirituelles. Moi aussi, j'en conviens; je ne lui retire pas absolument tout concours dans les choses spirituelles - à Dieu ne plaise - j'affirme seulement qu'elle le fournit non dans l'exercice du mariage, mais quand, tout en restant physiquement femme, elle dépasse sa nature pour s'élever à la vertu des hommes bienheureux. Ce n'est pas en soignant sa toilette, dans une vie de plaisirs, en réclamant à son mari toujours plus d'argent, en étant prodigue et dépensière qu'elle pourra le gagner; c'est lorsqu'elle se montrera au-dessus de toutes les contingences, en gravant en elle les traits de la vie des apôtres, en faisant preuve d'une grande modération, d'une grande modestie, d'un profond mépris de l'argent, d'une grande résignation qu'elle pourra le conquérir; quand elle dira : "Ayant nourriture et vêtement, nous nous en contenterons" (1 Tim 6), quand elle traduira en actes cette philosophie et que, se riant de la mort corporelle, elle regardera comme néant l'existence d'ici-bas, quand elle croira avec le prophète que toute la gloire de cette vie est comme l'herbe des champs.

Ce n'est pas en accomplissant, en tant qu'épouse, ses devoirs conjugaux qu'elle pourra sauver son mari, mais en pratiquant ouvertement la vie de l'Évangile; ce que beaucoup de femmes, au reste, ont réalisé même en dehors du mariage. Priscilla, par exemple, prit chez elle Apollos, est-il dit, et le guida tout au long du chemin de la vérité. Si cela n'est pas permis actuellement, il est possible, quand il s'agit d'épouses, de déployer le même zèle et d'en recueillir le même fruit. En effet, comme je viens de le dire, l'influence de la femme sur son mari ne vient pas de sa qualité d'épouse, car rien n'empêcherait alors la conversion de tous les maris de femmes croyantes, si vraiment la vie conjugale et commune produisait ce résultat. Mais il n'en est pas ainsi, non, pas du tout : faire preuve d'une grande philosophie, d'une grande patience, se moquer des embarras du mariage et se fixer continuellement cette conduite comme but, voilà ce qui peut assurer à son compagnon le salut de son âme, tandis que si elle persiste à réclamer ses droits d'épouse, loin de pouvoir lui être utile, elle ne peut que lui nuire. Et encore, même en ce cas, la chose est des plus difficiles, écoute plutôt ce que dit l'apôtre : "Car que sais-tu, femme, si tu sauveras ton mari ?" Nous avons coutume de poser une question sous cette forme quand il s'agit d'éventualités invraisemblables.

Que dit-il ensuite ? "Es-tu lié à une femme. Ne cherche pas à rompre ce lien; n'es-tu pas lié à une femme. Ne cherche pas de femmes." Tu vois comme il passe constamment d'une idée à son contraire, comme il mêle étroitement et à très peu de distance les deux exhortations. Si par exemple, dans ses propos sur le mariage, il a intercalé des remarques sur la continence, cherchant par là à stimuler son auditeur, ici, de même, il entremêle des réflexions sur le mariage pour lui permettre de souffler un peu. Son premier mot est pour la virginité, et, avant même d'en avoir rien dit, il se replie aussitôt sur le mariage. Car le mot : "Je n'ai pas d'ordre" est d'un homme qui autorise le mariage, qui l'admet. Puis, quand il en vient à la virginité et qu'il dit : "Je pense que cet état est bon", voyant que le mot de virginité continuellement répété choque assez rudement des oreilles délicates, il ne l'emploie pas sans arrêt et, quoiqu'il ait déjà donné par là une raison bien propre à encourager aux épreuves de la virginité - la nécessité présente - il n'ose pas néanmoins prononcer à nouveau le mot de virginité. Que dit-il ? "Il est bon pour l'homme d'être ainsi." Et il ne développe pas non plus sa pensée, il l'arrête court et l'interrompt avant qu'elle ne paraisse importune, puis se remet à parler du mariage : "Es-tu lié à une femme ? ne cherche pas à rompre ce lien." Évidemment, si ce n'était pas là son but, s'il ne se proposait pas ici d'encourager son auditeur, il serait superflu, en voulant conseiller la virginité, de philosopher sur le mariage. Et puis il retourne à la virginité, mais ici encore il ne l'appelle pas par son propre nom. Que dit-il ? "N'es-tu pas lié à une femme" ne cherche pas de femme.

Mais sois sans crainte : il ne dévoile pas le fond de sa pensée et ne légifère pas, car il ne tarde pas à revenir au mariage et dissipe notre appréhension par ces mots : "Si tu as pris femme tu n'as pas péché." Mais ici non plus ne perds point courage : il te ramène à la virginité, et c'est bien à cela que tendent ses propos, qui nous apprennent que les personnes engagées dans le mariage "ont beaucoup de tribulations dans leur chair". II en est comme pour les bons médecins, attentionnés pour leurs malades : quand ils ont un remède amer à administrer, une opération, une cautérisation à effectuer ou quelque autre chose de ce genre, ils n'exécutent pas d'un seul coup toute la besogne, mais accordent de temps en temps un répit au malade pour qu'il reprenne souffle, et ainsi font toujours passer ce qui reste; de la même façon, le bienheureux Paul ne débite pas ses conseils sur la virginité d'une seule traite, en bloc et d'affilée, non, il les coupe sans cesse de réflexions sur le mariage et, dissimulant ce que la virginité a de trop rebutant, il rend son exposé d'abord agréable et facile. Voilà la raison de cette mosaïque que forme l'alternance de ses propos. Mais il est bon aussi d'examiner maintenant les expressions elles-mêmes : "Es-tu lié à une femme, ne cherche pas à rompre ce lien." Ce n'est pas tant un conseil, qu'un témoignage du caractère inviolable et indissoluble du lien conjugal. Pourquoi n'a-t-il pas dit : Tu as une femme ? Ne la délaisse pas, vis avec elle, ne t'en sépare pas, au lieu d'appeler l'union conjugale un lien ? Pour faire ressortir le caractère astreignant de cette condition.

Étant donné que tous courent au mariage comme à une partie de plaisir, Paul veut montrer que les gens mariés ressemblent en tous points à des prisonniers enchaînés. Dans le mariage aussi, lorsque l'un tire la chaîne, il faut que l'autre suive et, s'il rechigne, qu'il périsse avec son compagnon. - Mais alors, objecte-t-on, si mon mari est porté vers les choses de la terre, et si je veux, moi, être continente. Tu dois le suivre. Eh oui,même si tu ne le veux pas, la chaîne que t'impose le mariage t'entraîne et te tire vers celui auquel tu es rivé depuis le premier jour; si tu résistes et cherches à te détacher, non seulement tu ne te délivres pas de tes liens, mais tu t'exposes au plus rigoureux supplice.


48. Car la femme qui est continente contre le gré de son mari non seulement se voit privée des récompenses de la continence, mais est responsable de la conduite adultère de son mari et aura plus de comptes à en rendre que lui.

Pourquoi ? parce que c'est elle qui l'a poussé vers le gouffre du dévergondage en le privant de l'union légitime. Si, même pour peu de temps, cette conduite n'est pas autorisée sans le consentement de son mari, quel pardon pourrait-elle attendre, la femme qui prive constamment son époux de cette consolation ? Ah ! que peut-on concevoir, dira-t-on, de plus écrasant que cette contrainte, que cet outrage. C'est aussi mon opinion : pourquoi, dans ces conditions, te soumets-tu à une telle contrainte. Ce raisonnement, ce n'est pas après le mariage, mais avant, qu'il fallait le tenir. C'est pour cela que Paul évoque en second lieu la contrainte qu'impose le lien conjugal, et traite alors de l'absence de ce lien. A ces mots : "Es-tu lié à une femme, ne cherche pas à rompre ce lien", il ajoute : "N'es-tu pas lié à une femme, ne cherche pas de femme." Il agit de la sorte pour qu'on porte d'abord soigneusement son attention et sa réflexion sur la force du lien conjugal et qu'on accueille ainsi plus favorablement ses propos sur le célibat. "Mais si pourtant tu prends femme, dit-il, tu ne pèches pas, et si la vierge se marie, elle ne pèche pas." Voilà où aboutit cette belle vertu du mariage, à te soustraire à une accusation, non à te faire admirer.

L'admiration s'adresse à la virginité, l'homme marié se contente d'apprendre qu'il n'a pas péché. Dans ces conditions, objecte-t-on, pourquoi m'exhorter à ne pas chercher de femme ? Parce qu'une fois dans les chaînes, on ne peut pas se détacher; parce que le mariage entraîne de nombreuses tribulations. C'est donc là le seul bénéfice, dis-moi, que nous vaudra la virginité, nous éviter les tribulations d'ici-bas ? Qui supportera de pratiquer la virginité pour aussi piètre récompense. Qui consentirait à se lancer dans un pareil combat, qui lui coûtera tant de sueurs, pour n'en retirer que cette compensation.


49. Comment tu m'invites à lutter contre les démons; car nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, tu me pousses à tenir bon devant les furieuses ardeurs de la nature, tu m'exhortes, moi qui suis faite de chair et de sang, à pratiquer les vertus des puissances incorporelles, et tu ne me parles que des biens terrestres, tu nous promets que nous seront épargnées les tribulations du mariage.

Pourquoi l'apôtre n'a-t-il pas dit : si la vierge se marie, elle ne pèche pas, mais elle se prive des couronnes réservées à la virginité, présents immenses et indicibles ? Pourquoi n'a-t-il pas fait connaître tous les biens qui les attendent pendant l'immortalité ? Comment, allant à la rencontre de l'époux, elles prennent les lampes, environnées de gloire et d'assurance pour pénétrer avec le Roi dans la chambre nuptiale ? Comment elles resplendissent au plus près de son trône et des appartements royaux ? Mais il ne fait pas la moindre allusion à tout cela, du début à la fin il ne parle que de l'exemption des misères humaines : "J'estime, dit-il, que cet état est bon"; et il néglige d'ajouter : à cause des biens à venir; mais il dit : "A cause de la nécessité présente." Et encore, après avoir déclaré : "Si la vierge se marie elle ne pèche pas", il se tait sur les présents célestes dont elle s'est privée : "De telles gens, dit-il, souffriront la tribulation dans leur chair." Et il ne s'en tient pas là : jusqu'à la fin il procède de la même façon. Il ne recommande pas la virginité par la considération des récompenses futures, mais il a recours une fois encore au même motif: "Le temps qui reste est court", dit-il. Et au lieu de dire : je voudrais que vous resplendissiez comme des étoiles dans le ciel et que vous paraissiez plus éclatants que les gens mariés, il s'attache à nouveau aux choses de la terre et dit : "Je voudrais que vous fussiez sans inquiétudes". Procédé qu'on retrouve encore en un autre endroit : quand il parle de la patience dans l'épreuve, il s'engage dans la même ligne de conseils.

Après avoir dit en effet : "Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, s'il a soif, donne-lui à boires", (Rom 12,20) alors qu'il nous enjoint une telle conduite, qu'il nous ordonne de faire violence aux exigences de la nature et de lutter pour éteindre un foyer aussi intolérable, au chapitre des récompenses, pas un mot sur le ciel et sur les biens célestes : la récompense consiste dans le dommage subi par l'offenseur : "En agissant ainsi, dit-il, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête." (Pro 25,22). Pourquoi recourir à ce genre d'encouragement ? Ce n'est pas erreur de sa part, ce n'est pas non plus qu'il ignore la manière de se concilier et de convaincre un auditeur, mais c'est précisément parce qu'il possède plus que personne cette faculté, je veux dire la faculté de convaincre. La preuve : ses propres paroles. Mais encore ? comment cela ? Il s'adressait aux Corinthiens - nous parlerons d'abord des propos qu'il a tenus sur la virginité - aux Corinthiens, dis-je, chez qui il jugeait bon de ne rien savoir sinon Jésus Christ et Jésus Christ crucifié, auxquels il n'avait pu s'adresser comme à des êtres spirituels et qu'il abreuvait encore de lait parce qu'ils étaient des charnels, auxquels encore, lorsqu'il écrivait ces mots, il faisait ces reproches : "Je vous ai donné du lait à boire, non de la nourriture solide, car vous ne pouviez pas encore la supporter et vous ne le pouvez pas même à présent : vous êtes encore charnels et vous marchez selon l'homme." (1 Cor 3,2).

Voilà pourquoi il invoque les choses terrestres, visibles et perceptibles, pour les entraîner à la virginité et les détourner du mariage. Il savait très bien en effet que de pauvres hommes rampant sur le sol et encore penchés vers la terre, il aurait plus de chance de les ébranler, de les entraîner, en leur parlant d'objets terrestres. Pourquoi, en effet, je te prie, tant d'hommes encore rustauds et grossiers n'hésitent-ils pas, dans les petites comme dans les grandes choses, à jurer par le nom de Dieu et même à se parjurer, alors qu'ils ne se décideraient au grand jamais à jurer sur la tête de leurs enfants ? Or le parjure et le châtiment sont beaucoup plus graves dans le premier cas, et pourtant le second serment les fait hésiter plus que le premier. Et encore, quand il s'agit de secourir les pauvres, les paroles sur le royaume des cieux, bien que souvent renouvelées, ne stimulent pas les auditeurs comme l'espoir d'un avantage dans cette vie pour eux-mêmes ou pour leurs enfants. En tout cas, le moment où les hommes se montrent le plus empressés pour ce genre de secours est lorsqu'ils relèvent d'une longue maladie, qu'ils viennent d'échapper à un danger, d'obtenir une haute charge ou une magistrature; en un mot, on peut constater que la plupart des hommes se laissent surtout influencer par ce qu'ils ont à leurs pieds.

Dans la prospérité ils en sont davantage stimulés et dans l'adversité en éprouvent plus d'effroi, parce qu'ils y sont plus immédiatement sensibles. C'est pour cela que l'apôtre parlait en ces termes aux Corinthiens, et qu'il avait recours à la considération des choses présentes pour entraîner les Romains à la patience dans l'épreuve. Une âme faible, en effet, victime d'une offense, ne renonce pas aussi facilement au venin de sa colère lorsqu'on lui parle du royaume des cieux et qu'on lui offre des espérances à long terme, que lorsqu'elle s'attend à tirer vengeance de l'offenseur. Aussi, pour arracher jusqu'à la racine le souvenir des injures, pour réduire à néant le ressentiment, Paul propose ce qui était le plus apte à réconforter la victime, non qu'il veuille la priver des honneurs qui l'attendent dans l'autre vie, mais il se hâte de l'amener, par n'importe quel moyen, dans la voie de la sagesse et d'ouvrir devant elle les portes de la réconciliation. Car ce qui coûte le plus, dans un acte de vertu, c'est le premier pas; une fois qu'on s'est mis en marche, la difficulté n'est plus aussi grande. Et pourtant notre Seigneur Jésus Christ ne procède pas de cette manière, qu'il traite de la virginité ou de la patience dans l'épreuve. Là, il propose le céleste royaume : "Car il y a des eunuques qui se sont faits eunuques eux-mêmes à cause du royaume des Cieux"; mais quand il invite à prier pour ses ennemis, il ne dit rien du dommage qu'éprouveront les coupables, il ne fait pas mention des "charbons de feu"; il laisse tous ces propos à l'adresse des êtres pusillanimes et misérables; lui, il invoque de plus hautes considérations pour entraîner ses disciples. Lesquelles ? "Pour que vous deveniez, dit-il, semblables à votre Père qui est dans les Cieux." (Mt 5,45).

Considère l'ampleur de la récompense : ses auditeurs en effet étaient Pierre, Jacques et Jean, et tout le collège des apôtres ! Voilà pourquoi il les sollicitait par l'attrait des récompenses spirituelles. Paul, lui aussi, eût fait de même s'il s'était adressé à de semblables auditeurs, mais comme il parlait à des Corinthiens, plus éloignés de la perfection, il leur accorde tout de suite les fruits de leurs labeurs, pour qu'ils se mettent avec plus de coeur à la pratique de la vertu. C'est aussi pour cette raison que Dieu, négligeant de promettre aux Juifs le royaume des cieux, leur accordait la grâce des biens temporels; et, pour prix de leurs mauvaises actions, il les menaçait non de la géhenne, mais des calamités du temps présent, pestes, famines, maladies, guerres, captivité et tous autres malheurs de ce genre. Car pour les hommes charnels, c'est un meilleur frein, une crainte plus efficace; ce qui échappe aux regards, ce qui n'est pas à portée de la main, ils en tiennent moins compte. Voilà pourquoi Paul lui aussi insiste davantage sur les arguments les plus susceptibles de toucher leur lourdeur. En outre, il voulait montrer que, parmi toutes les vertus, certaines nous imposent ici-bas des labeurs innombrables et nous réservent tous leurs fruits pour la vie future; tandis que la virginité, dans le temps même où nous la pratiquons, nous procure des compensations appréciables, puisqu'elle nous délivre de tant de labeurs et de soucis. De plus, il nous ménage encore un troisième enseignement. Lequel ? Il ne faut pas croire cette vertu inaccessible, mais facile entre toutes; ce qu'il fait en nous montrant que le mariage comporte sans comparaison plus de désagréments; c'est comme s'il disait à son interlocuteur : cet état te paraît fâcheux et pénible ? En vérité, voici précisément la raison pour laquelle, à mon sens, je prétends qu'il faut l'embrasser : telle est sa facilité qu'il nous procure des ennuis moins graves, et de beaucoup, que le mariage.

C'est parce que je cherche à vous épargner, dit-il en effet, pour vous éviter les tribulations, que je voudrais vous voir renoncer au mariage. Mais quelles tribulations ? me dira-t-on peut-être; bien au contraire nous trouverons dans le mariage beaucoup de douceurs et de bien-être. D'abord, pouvoir en toute liberté assouvir son désir, sans avoir à résister aux furieux assauts de la nature, contribue sérieusement à faciliter l'existence. Et puis, la vie s'écoule désormais à l'abri de la tristesse et du chagrin desséchant, débordant de bonne humeur, de rire et de joie. Table somptueuse, vêtements moelleux, couche plus moelleuse encore, bains à n'en plus finir, parfums, vin de la qualité du parfum, mille formes diverses de dépense, voilà les services qu'ils prodiguent au corps pour lui procurer mille jouissances.


50. En premier lieu, ces avantages ne sont pas accordés au mariage : il nous procure la liberté de l'union charnelle seulement, mais non pas celle d'une vie de plaisirs, en général.

Le bienheureux Paul l'atteste, quand il dit : "La femme qui vit dans les plaisirs est déjà morte." (1 Tim 5,6). Si ces paroles s'adressent aux veuves, écoute-le aussi parler des personnes mariées : "Pour les femmes pareillement, je les veux en tenue décente, se parant avec pudeur et modestie, non avec des torsades, de l'or, des perles, des vêtements coûteux, mais avec leurs bonnes actions, comme il convient à des femmes qui font profession de servir Dieu." (1 Tim 2,9-10). Et ce n'est pas seulement en cet endroit, ailleurs encore on peut le voir s'étendre longuement sur la nécessité pour nous de nous désintéresser totalement de ces choses. "Ayant nourriture et vêtements, dit-il, nous nous en contenterons; car ceux qui veulent s'enrichir tombent dans des convoitises insensées et pernicieuses qui plongent les hommes dans la ruine et dans la perdition." Et pourquoi citer Paul, qui s'exprimait ainsi à une époque de haute philosophie, où abondait la grâce de l'Esprit ? Le prophète Amos, lui, quand il s'adressait aux Juifs encore dans l'enfance, en un temps où la vie de plaisirs était autorisée, le luxe et à vrai dire toutes les superfluités de la vie, écoute avec quelle rigueur il gourmande les hommes attachés à la vie de plaisirs : "Malheur à ceux qui marchent vers le jour du malheur, qui fréquentent et célèbrent de faux sabbats, qui sont couchés sur des lits d'ivoire, vautrés sur leurs divans; à ceux qui mangent les agneaux de leurs troupeaux et les veaux allaités dans leurs étables, qui applaudissent au son des harpes, à ceux qui boivent un vin purifié et se frottent avec des parfums de choix. Ils s'imaginent ces biens stables et non passagers." (Am 6-7). 

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