Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Traité de la Virginité

saint Jean Chrysostome

suite point N° 31 à 40


 31. Puisque aujourd'hui en effet, malgré toute la sécurité dont nous jouissons, le diable essaie de nous susciter des obstacles pendant le temps de la prière, s'il trouve une âme dissipée et amollie par la passion d'une femme, que sera-t-il capable de faire en dispersant dans tel ou tel sens les yeux de l'esprit ?

Aussi, pour qu'une telle éventualité nous soit épargnée, pour que nous évitions d'irriter Dieu par une prière aussi inefficace au moment même où nous nous efforçons de nous le rendre propice, Paul nous recommande de nous abstenir de rapports charnels à ce moment-là.


32. Ceux qui se présentent devant les rois - que dis-je, les rois - devant les plus humbles des magistrats, les esclaves qui viennent solliciter leurs maîtres soit parce qu'on leur a fait du tort, soit pour quémander une faveur, soit parce qu'ils cherchent à calmer une colère qu'ils ont suscitée contre eux, tournent leurs regards et toutes leurs pensées vers ces personnages avant d'adresser leur supplique; s'ils font preuve de la moindre négligence, bien loin d'obtenir ce qu'ils demandaient, ils sont chassés non sans quelque dommage supplémentaire.

S'il faut déployer tant de zèle quand on veut calmer le courroux des hommes, quel sera notre sort à nous, misérables créatures, qui nous présentons avec une telle nonchalance devant Dieu, le Maître de toutes choses, et cela quand nous sommes l'objet d'une colère bien plus terrible. Car aucun serviteur ne saurait irriter son maître, aucun sujet son souverain, autant que nous, chaque jour, nous irritons Dieu. C'est cela que le Christ voulait nous faire comprendre quand il appelait les péchés envers le prochain une dette de cent deniers et les péchés envers Dieu une dette de dix mille talents. Aussi, au moment où nous nous adressons à Dieu dans nos prières pour apaiser une telle colère et nous concilier celui que nous provoquons ainsi chaque jour, l'apôtre a raison de nous détourner de ces plaisirs; il nous dit, en quelque sorte : c'est de notre âme qu'il est question, mes bien-aimés, nous courons le danger suprême; il nous faut trembler, être saisis de crainte et de terreur; nous nous adressons à un maître redoutable que nous avons souvent outragé, un maître qui a de graves reproches à nous faire et pour de graves fautes. Ce n'est pas ici le temps des caresses ni des voluptés, mais des larmes, des gémissements amers, des prosternements, de la confession scrupuleuse, de la supplication fervente, de la prière assidue.

Estimons-nous heureux si, même en nous présentant devant lui avec un tel zèle, nous pouvons apaiser cette colère, non que notre maître soit cruel et intraitable - en vérité il est la douceur et la bienveillance même - mais l'énormité de nos fautes ne lui permet pas, Lui si bon, doux et miséricordieux, de nous pardonner aisément. C'est pourquoi l'apôtre dit : "Pour que vous puissiez vaquer au jeûne et à la prière." Quoi de plus cruel assurément que cet esclavage ? Tu veux, leur dit-il, avancer sur le chemin de la vertu, prendre ton essor vers le ciel, en t'efforçant par des prières et des jeûnes continuels d'extirper la souillure de ton âme. Mais si ta femme ne veut pas acquiescer à ton dessein ? Tu es bien obligé d'être l'esclave de sa sensualité. C'est pour cela qu'il disait en commençant : "II est bon pour l'homme de ne pas toucher à la femme"; c'est pour cela aussi que les disciples disent au Seigneur : "Si telle est la condition de l'homme avec la femme, il n'est pas avantageux de se marier". (Mt 19,10). Ils réfléchissaient aux inconvénients inévitables dans l'un ou l'autre cas, et la conclusion où les enfermaient ces réflexions leur faisait pousser ce cri.


33. Voilà pourquoi Paul revient continuellement sur ce point, pour amener les Corinthiens précisément à cette réflexion :

"Que chacun ait sa femme, dit-il, ... que l'homme rende à la femme l'affection qui lui est due, ... la femme n'a pas pouvoir sur son propre corps, ... ne vous refusez pas l'un à l'autre, ... reprenez la vie commune." Car les bienheureux auditeurs de l'époque ne furent pas touchés dès le premier son de sa voix, mais quand ils l'eurent entendu une seconde fois, ils prirent conscience du caractère impératif de ce précepte. Quand il était assis sur la montagne, le Christ en effet avait traité de ce sujet et, après bien d'autres choses, y était revenu; c'est ainsi qu'il avait amené ses auditeurs à l'amour de la continence, tant il est vrai que les mots continuellement répétés ont plus d'efficacité. Dans notre texte aussi, le disciple, imitant le Maître, traite continuellement du même sujet; et nulle part il ne donne simplement la permission du mariage, toujours il y joint une raison : "A cause de la fornication, dit-il, à cause des tentations du diable, de l'intempérance", et à notre insu il réalise, en parlant du mariage, l'éloge de la virginité.


34. Si Paul redoute en effet de séparer pour longtemps les êtres vivant dans le mariage, de peur que le diable ne trouve accès dans leur âme, combien de couronnes mériteraient les femmes qui depuis toujours n'ont même pas eu besoin de cet encouragement et, jusqu'à la fin, sont restées invincibles ?

Et pourtant le diable n'a pas, à l'égard des uns et des autres, recours aux mêmes manoeuvres. Les premiers, il ne les harcèle pas, sans doute parce qu'il sait qu'ils ont un refuge tout proche et que, s'ils entrevoient une attaque trop violente, ils peuvent aussitôt se réfugier dans le port : car le bienheureux Paul ne les laisse pas naviguer trop loin, il les exhorte même à faire demi-tour dès qu'ils se sentent fatigués, en les invitant à reprendre la vie commune. Mais la vierge, elle, est contrainte à rester toujours en mer et à sillonner un océan qui n'a pas de port; même si la tempête la plus terrible s'élève, il ne lui est pas permis de mettre au mouillage et de goûter le repos. Ainsi, il en est comme des pirates de la mer : là où se trouvent une ville, une rade ou un port, ils n'attaquent pas les navigateurs - c'est courir un risque inutile - mais s'ils interceptent le bâtiment en haute mer, l'impossibilité de tout secours est pour eux un aliment à leur audace, ils mettent tout à sac et n'ont de cesse qu'ils n'aient englouti l'équipage ou qu'ils n'aient eux-mêmes subi ce sort. De même, ce redoutable pirate amasse contre la vierge une tempête énorme, un ouragan terrible, des montagnes de vagues insurmontables, mettant tout sens dessus dessous pour submerger le vaisseau par sa violence et son impétuosité. Car il sait que la vierge ne dispose pas du "reprenez la vie commune", et que force lui est de lutter sans relâche, de livrer bataille sans relâche aux esprits du Mal, jusqu'à ce qu'elle puisse aborder au véritable port de paix.

La vierge est comme le soldat valeureux laissé en dehors des remparts : Paul refuse qu'on lui ouvre les portes, même si l'ennemi se déchaîne furieusement contre elle, même s'il devient plus acharné du fait précisément que son adversaire n'a aucune possibilité de trêve. Et ce n'est pas seulement le diable, mais l'aiguillon du désir qui importune davantage ceux qui ne sont pas mariés. C'est l'évidence même : les plaisirs que nous pouvons assouvir ne nous rendent pas immédiatement prisonniers de notre désir, car le sentiment de la sécurité permet à l'âme la nonchalance. C'est ce que nous confirme un adage, populaire, mais très exact : Ce qui est en notre pouvoir n'excite pas de désir violent. Mais si l'on nous retire ce dont nous disposions depuis longtemps, le contraire se produit, et ce que nous méprisions parce que nous en avions le libre usage éveille en nous un désir plus violent quand la jouissance nous en est ravie. Voilà la première raison pour laquelle les gens mariés bénéficient d'une plus grande sérénité, et voici la seconde : si parfois même la flamme du désir prétend s'élever très haut, l'union charnelle survient, qui ne tarde pas à la maîtriser.

Tandis que la vierge n'a pas de quoi éteindre ce feu, elle le voit s'allonger et s'élever, mais comme elle n'a pas le pouvoir de l'éteindre, sa seule ressource est de combattre le feu sans se laisser brûler. Est-il rien de plus extraordinaire que de porter en soi cet immense foyer et ne pas être brûlée, d'entretenir la flamme dans le tréfonds de son âme et conserver intacte sa pensée. Car personne ne permet à la vierge de rejeter ces charbons ardents et ce que l'auteur des Proverbes déclare intolérable physiquement, elle est contrainte de l'endurer moralement. Que dit-il ? "Un homme marchera-t-il sur des charbons ardents sans que ses pieds soient brûlés ?" (Pro 6,28). Eh bien, regarde : la vierge marche et supporte cette épreuve. "Quelqu'un mettrait-il du feu dans son sein sans que ses vêtements s'enflamment ?" (ibid). Elle, ce n'est pas dans ses vêtements, c'est à l'intérieur d'elle-même qu'elle possède le feu qui se déchaîne et qui gronde, pourtant elle supporte et contient la flamme.

Osera-t-on encore, je te prie, à la virginité comparer le mariage ou même simplement le regarder en face ? Non, le bienheureux Paul ne le permet pas, qui souligne la grande distance qui les sépare : "Celle-ci, dit-il, s'inquiète des choses du Seigneur, celle-là s'inquiète des choses du monde." (1 Cor 7,33). Aussi, une fois qu'il a remis ensemble les gens mariés et leur a accordé cette faveur, écoute comme il les gourmande à nouveau : "Reprenez la vie commune, dit-il en effet, pour que Satan ne vous tente pas." Et voulant bien montrer que le problème ne réside pas tout entier dans la tentation du diable, mais davantage dans notre faiblesse, il présente la raison primordiale par ces mots : "A cause de votre incontinence." Qui ne rougirait en écoutant ces paroles ? Qui ne mettrait tout en oeuvre pour échapper au blâme d'incontinence ? Car cette exhortation n'est pas destinée à tout le monde, mais aux êtres entièrement portés vers les choses de la terre : Si tu es, nous dit-il, l'esclave des plaisirs, si tu es veule au point de toujours céder au plaisir charnel et de ne rêver qu'à lui, remets-toi avec ta femme.

La permission, tu le vois, n'a rien d'une approbation ni d'un éloge, elle sent le sarcasme et la réprobation. S'il n'avait eu le ferme dessein de s'en prendre à l'âme des voluptueux, Paul n'aurait pas employé le terme d'incontinence, qui est très expressif et implique un blâme sévère. Pourquoi en effet n'a-t-il pas dit : "Par suite de votre faiblesse ?" Parce que ce terme est plutôt celui de l'indulgence, tandis que le mot d'incontinence désigne le comble du relâchement moral. Ainsi donc, c'est de l'incontinence que de ne pouvoir éviter la fornication qu'en recourant tout le temps à sa femme et aux plaisirs de l'union conjugale. Que répondront maintenant ceux qui proclament que la virginité est chose superflue ? Car plus on s'y applique, plus elle mérite d'éloge, tandis que le mariage, en user jusqu'à satiété, c'est le plus sûr moyen de lui retirer toute louange.

Ce que je dis là, déclare Paul, est concession, ce n'est pas un ordre. Or, là où il y a concession, pas de place pour l'éloge. Oui, mais il dit aussi, en parlant des vierges : "Je n'ai pas d'ordre du Seigneur, c'est un avis que je donne." (1 Cor 7,25). N'est-ce pas, alors, tout remettre en question ? Pas du tout : sur la virginité il donne un avis, là il s'agit de concession. Et il n'ordonne ni l'un ni l'autre, mais pour des raisons différentes : ici, afin que l'homme voulant s'élever au-dessus de l'incontinence n'en soit pas empêché puisqu'il serait prisonnier d'un ordre l'y contraignant; là, pour que l'homme incapable de s'élever jusqu'à la virginité ne soit pas condamné pour avoir transgressé un commandement. Je n'ordonne pas, dit-il, de rester vierges, car je redoute la difficulté de l'entreprise; je n'ordonne pas d'avoir continuellement des rapports avec sa femme, je ne veux pas être le législateur de l'incontinence. J'ai dit : Reprenez la vie commune, pour vous empêcher de descendre plus bas, non pour freiner votre ardeur à vous élever. Ce n'est donc pas obéir à la volonté profonde de Paul que de jouir à tout instant de sa femme; l'incontinence des êtres faibles, seule, en a fait une règle. Veux-tu en effet connaître la volonté de Paul ? Écoute ses paroles : "Je voudrais, dit-il, que tous les hommes fussent comme moi", (ibid 7,7) vivant dans la continence. - Par conséquent, si tu veux que tous vivent dans la continence, tu voudrais que personne ne se marie. - Pas du tout, je n'interdis pas pour autant le mariage à ceux qui le veulent et ne leur adresse aucun reproche; je forme des voeux simplement, je désire ardemment que tous soient comme moi, mais je permets néanmoins l'autre état à cause de la fornication. Voilà pourquoi je disais en commençant : "Il est bon pour l'homme de ne pas toucher à la femme."


35. Pourquoi en cet endroit Paul fait-il mention de lui-même en disant : "Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi ?"

Eh bien, même s'il n'avait pas ajouté ces mots : "Mais chacun reçoit une faveur particulière", on n'aurait pu le taxer de jactance. Pourquoi donc, en effet, a-t-il ajouté : "comme moi-même ?" Non pour se faire valoir, car c'est l'homme qui, ayant surpassé les apôtres dans les travaux de la prédication, se jugeait indigne même du nom d'apôtre. Après avoir dit : "Je suis le moindre des apôtres", comme s'il avait proféré un mot qui dépassât encore ses mérites, il se reprend bien vite et il dit : "Moi qui ne suis pas digne d'être appelé apôtre." Pourquoi donc, dans notre texte, joint-il son exemple à son exhortation ? Ce n'est pas sans intention ni par hasard : il savait que, pour des disciples, le meilleur stimulant au bien est l'exemple qu'ils reçoivent de leurs maîtres. Ainsi, l'homme qui se contente de philosopher en paroles, sans actes à l'appui, n'a pas grande influence sur son auditeur; en revanche, celui qui peut montrer qu'il est le premier à mettre en pratique ses conseils a, par ce moyen, les meilleures chances d'entraîner son auditoire.

En outre, Paul se montre exempt d'envie et d'orgueil, car ce privilège, il veut le partager avec ses disciples, il ne cherche pas à avoir plus qu'eux, mais en toute chose il les désire ses égaux. Je peux donner aussi une troisième raison, et la voici : cette vertu paraissait rébarbative et ne souriait guère au commun des mortels. Voulant donc montrer qu'elle était très facile, il propose en exemple un homme qui l'a pratiquée, pour qu'on ne la regarde pas comme très ardue, mais qu'en jetant les yeux sur leur guide, les disciples s'engagent avec confiance eux aussi sur le même chemin. Paul agit de même en un autre circonstance; s'adressant aux Galates qu'il cherche à affranchir de la crainte de la Loi, crainte qui les entraînait vers leurs anciennes coutumes par le respect de mille observances qui s'y trouvaient, que dit-il ? "Devenez comme moi, puisque moi aussi je suis comme vous". Ce qui signifie : vous ne pouvez pas m'objecter : tu te convertis aujourd'hui, venant du paganisme et ne connaissant pas la crainte qu'inspire la transgression de la Loi; aussi ne risques-tu rien à développer devant nous cette doctrine. Moi aussi, dit-il, j'ai comme vous subi autrefois cette servitude, j'ai été soumis au commandement de la Loi, j'ai soigneusement observé ses préceptes, mais dès que la grâce de Dieu s'est manifestée, je me suis porté tout entier de l'ancienne Loi à la nouvelle - car ce n'est plus là une transgression, puisque "nous sommes devenus les sujets d'un autre homme" - aussi, personne ne saurait prétendre que je fais une chose et en conseille une autre, ou que je vous expose à un danger après avoir assuré ma propre sécurité. S'il y avait là un danger, en effet, je ne m'y serais pas risqué moi-même, compromettant ainsi mon salut personnel. Ainsi donc, tout comme dans cette épître Paul propose son exemple afin de libérer de la crainte, de même ici, pour chasser l'inquiétude des esprits, il se donne en modèle.


36. "Mais chacun, dit l'apôtre, reçoit une faveur particulière, celui-ci d'une manière, celui-là d'une autre."

Vois : les traits de l'humilité apostolique nulle part ne s'effacent, mais brillent partout d'un vif éclat. Faveur divine, c'est ainsi qu'il appelle sa propre conduite vertueuse, et le fruit de tout le mal qu'il s'est donné, il l'attribue tout entier à son Maître. Faut-il s'étonner s'il agit ainsi dans le cas de la continence, quand il procède aussi de la même façon en parlant de la prédication, de cette prédication pour laquelle il a souffert mille épreuves, continuelles afflictions, indicibles souffrances, morts quotidiennes ? Que prétend-il en effet à ce sujet ? "Plus qu'eux tous j'ai travaillé, non pas moi à la vérité, mais la grâce de Dieu qui est avec moi". (1 Cor 15,10). Il ne dit pas : ceci est mon oeuvre, cela l'oeuvre de Dieu; tout est l'oeuvre de Dieu. Le propre d'un bon serviteur c'est de ne rien considérer comme à lui, mais tout à son maître, de ne rien s'imaginer comme à lui, mais tout au Seigneur. Il agit de même encore en un autre passage; après avoir dit : "Nous recevons des faveurs différentes selon la grâce qui nous a été donnée", (Rom 12,6) il poursuit en mettant au nombre de ces faveurs les charges, les oeuvres de charité, les distributions d'aumônes. Et pourtant il s'agit d'actes vertueux, non pas de faveurs, c'est bien évident. Si j'ai rappelé cela, c'est pour qu'en entendant la parole de Paul : "Chacun reçoit une faveur particulière", tu ne te décourages pas en te disant à toi-même : nul besoin ici de mon effort personnel, Paul a parlé de faveur divine. En fait, c'est la modestie et non le désir de mettre la continence au rang des faveurs (divines) qui l'incite à s'exprimer de la sorte. Car il n'aurait pas commis une telle contradiction avec lui-même, avec le Christ; le Christ qui dit : "Il y a des eunuques qui se sont faits eunuques à cause du royaume des Cieux", et qui ajoute : "Que celui qui peut comprendre comprenne" (Mt 19,12); lui-même, quand il condamne les femmes qui ont choisi le veuvage et n'ont pas voulu persévérer dans leur dessein. Si c'est une faveur, pourquoi les menacer en ces termes : "Elles sont condamnées pour avoir rompu la foi première ?"

Nulle part en effet le Christ n'a châtié les hommes qui n'ont pas reçu de faveurs divines, mais toujours ceux qui ne laissent pas voir une vie honnête; ce qu'il réclame par-dessus tout, c'est un mode de vie parfait et des actions irréprochables. La distribution des faveurs ne dépend pas de l'intention du bénéficiaire mais de la décision du donateur. C'est pour cela que nulle part le Christ n'adresse d'éloges à ceux qui font des miracles, et même quand ses disciples y voient un titre de gloire, il les détourne de cette joie en leur disant : "Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous obéissent". (Lc 10,20). Les bienheureux ce sont toujours les miséricordieux, les humbles, les doux, les coeurs purs, les pacifiques, ceux qui font preuve de toutes ces vertus et d'autres semblables. D'ailleurs Paul lui-même, énumérant ses propres actes de vertu, ne manque pas d'y faire figurer aussi la continence. Après avoir dit : "Par une grande constance dans les tribulations, dans les nécessités, dans les blessures, dans les prisons, dans les travaux, dans les émeutes, dans les veilles, dans les jeûnes", il ajoute : "dans la pureté", (2 Cor 6,5) ce qu'il n'aurait pas fait si la pureté était une faveur divine. Autre exemple : il se raille aussi de ceux qui ne possèdent pas cette vertu et les appelle des in-continents. Et pourquoi, encore, "le père qui ne marie pas sa fille fait-il mieux"

Pourquoi la veuve est-elle plus heureuse dans le Seigneur quand elle demeure dans cet état ? Parce que - je l'ai déjà dit - ce ne sont pas les miracles, mais les actes qui nous valent les béatitudes célestes; de même aussi pour les châtiments. Et pourquoi multiplier ce genre d'exhortations, si la chose ne dépendait pas de nous, si, après l'intervention de Dieu, il n'était plus besoin, en outre, de notre effort personnel. Après les mots : "Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi," dans la continence, il ajoute : "Je dis aux personnes qui ne sont pas mariées et aux veuves : il est bon pour elles de rester dans l'état où je suis moi-même." (1 Cor 7,7-8). Ici encore, il se met en avant, pour le même motif; avec cet exemple les touchant de près et les concernant, ses auditeurs auraient plus de coeur, pensait-il, à affronter les épreuves de la virginité. Et si, lorsqu'il dit un peu plus haut : "Je voudrais que tous fussent comme moi", et ici : "Il est bon pour eux de rester en l'état où je suis moi-même", si nulle part il n'en donne le motif, il ne faut pas t'en étonner. II n'agit pas en effet par vantardise, mais il juge motif suffisant la conviction personnelle qui l'a guidé dans la pratique de cette vertu.


37. Et si vous désirez aussi des raisons, tout d'abord, interrogez l'opinion publique, et ensuite les données de l'expérience.

Sans doute les législateurs ne condamnent-ils pas de tels mariages, ils les permettent même et les autorisent, cependant nombreuses sont les réflexions qu'ils provoquent, de la bouche d'une foule de gens, soit en privé, soit en public : brocards, blâmes, réprobation. Comme à des parjures, tout le monde tourne le dos, c'est le mot, à ces gens-là, personne n'ose s'en faire des amis, ni traiter des affaires avec eux, ni leur accorder la moindre confiance. Quand vous les voyez rejeter si facilement de leur âme le souvenir de leur existence commune, de leur affection, de leur vie familiale et intime, vous voilà paralysés, en quelque sorte, à cette pensée, et vous ne pouvez les aborder d'un coeur tout à fait sincère, car ils sont pour vous l'image de l'inconstance et de la versatilité. Et on ne les réprouve pas seulement pour ce motif, mais pour le caractère fort déplaisant des conséquences pratiques.

Quoi de plus choquant en effet, je te prie, que de voir, au plus profond chagrin, aux gémissements, aux larmes, aux cheveux en désordre, aux sombres vêtements, succéder soudain applaudissements, apprêts de la chambre nuptiale, vacarme tout contraire à ce qui précédait ? Ne dirait-on pas des comédiens jouant sur une scène et devenant tantôt ceci, tantôt cela ? Au théâtre en effet on peut voir le même acteur tantôt roi, tantôt le dernier des gueux; de même ici, l'homme qui naguère se roulait au pied du tombeau de sa femme, le voilà soudain fiancé; celui qui s'arrachait les cheveux, c'est une couronne à présent qu'il porte sur cette même tête; cet homme abattu et sombre qui, à tout moment, les larmes aux yeux, devant les amis qui le réconfortaient, ne tarissait pas d'éloges sur l'épouse en allée, cet homme qui déclarait la vie intolérable désormais pour lui et s'irritait contre ceux qui voulaient le distraire de son chagrin, souvent au milieu même de son deuil il recommence à se pomponner, à se faire beau; ces yeux naguère encore gonflés de larmes, sourient pour regarder ces mêmes amis, cette bouche adresse à chacun des mots de bienvenue et d'affection, cette bouche qui naguère n'avait pas assez d'anathèmes pour tout cela.

Mais le plus pitoyable de tout est la guerre qu'on suscite à ses enfants, la lionne qu'on installe auprès de ses filles : car voilà ce qu'est toujours une marâtre. De ces unions naissent ces discordes et ces conflits quotidiens, cette étrange et insolite animosité à l'égard de cette femme qui ne fait de mal à personne. Entre vivants on se poursuit de jalousies réciproques, mais avec les morts leurs ennemis eux-mêmes font la paix. Pas ici cependant, l'envie s'attaque à la poussière et à la cendre, c'est une haine indicible à l'égard de la pauvre femme au tombeau, des insultes, des sarcasmes, des accusations contre celle qui a été réduite en poussière, une hostilité implacable pour cette femme qui ne lui a rien fait. Quoi de pire que cette démence, que cette cruauté ? Une femme qui n'a rien à reprocher à la disparue, que dis-je, reprocher, elle recueille les fruits de ses labeurs, elle profite de ses biens... et ne cesse de lutter avec son ombre. Et cette malheureuse qui ne lui a rien fait, que souvent même elle n'a jamais vue, elle la crible chaque jour de milliers de sarcasmes, à travers ses enfants elle se venge de celle qui n'est plus, et bien souvent elle arme son mari contre eux quand ses propres efforts sont vains. Et pourtant les hommes regardent tout cela comme très facile à supporter, simplement pour n'avoir pas à endurer la tyrannie de la concupiscence.

La vierge, elle, n'a éprouvé aucun vertige devant ce combat, elle n'a pas esquivé le choc qui paraît si intolérable au commun des mortels; elle a tenu bon, courageusement, et a accepté la bataille que lui imposait la nature. Comment pourrait-on l'admirer comme elle le mérite ? Les autres ont besoin même d'un second mariage pour ne pas être consumés, mais elle, sans même en avoir connu un, reste continuellement sainte et indemne. C'est pour cette raison et plus encore à cause des récompenses réservées au veuvage dans les cieux que celui qui porte le Christ parlant en son coeur disait : "Il est bon pour eux de rester en l'état où je suis moi-même". Tu n'as pas eu la force de t'élever jusqu'au plus haut sommet, du moins ne tombe pas du sommet suivant. Que la vierge n'ait sur toi qu'un seul avantage : elle, pas une seule fois la concupiscence ne l'a terrassée; toi, elle t'a d'abord vaincue mais n'a pas eu assez de force pour te garder toujours. Toi, c'est après une défaite que tu as remporté la victoire, sa victoire à elle est pure de toute défaite; touchant le but en même temps que toi, elle ne t'est supérieure qu'au départ.


38. Mais quoi, les gens mariés, Paul les traite avec beaucoup de ménagements : pas de privation sans consentement mutuel, et encore cette privation acceptée d'un commun accord ne doit-elle pas se prolonger; et il autorise même un second mariage, s'ils le désirent, "pour ne pas brûler".

Mais à l'égard des vierges, il ne fait preuve d'aucune complaisance de ce genre : aux époux, après un aussi bref répit, il accorde toute liberté à nouveau, mais la vierge n'a pas le plus petit instant pour souffler, il la laisse perpétuellement sur la brèche, debout toujours, criblée par les flèches du désir, il lui refuse même une courte trêve. Pourquoi ne lui dit-il pas, à elle aussi : si elle ne peut se contenir, qu'elle se marie ? Parce qu'on ne pourrait non plus dire à l'athlète, quand il a dépouillé ses vêtements, qu'il s'est frotté d'huile, qu'il a pénétré dans le stade et qu'il s'est couvert de poussière : Retire-toi, fuis devant ton adversaire. Désormais pour lui de deux choses l'une : il quittera le stade ou bien ceint de la couronne ou bien après avoir mordu la poussière et la honte au front. Dans le gymnase et dans la palestre, où l'exercice ne met aux prises que des familiers, où l'on se mesure à des amis comme adversaires, l'athlète est libre de se donner ou non du mal; mais quand il est inscrit sur la liste, quand le théâtre est assemblé, que l'agonothète est là, que les spectateurs sont assis, que l'adversaire est introduit et qu'il prend position face à lui, le règlement des jeux ne lui laisse plus le choix. Eh bien ! pour la vierge aussi, tant qu'elle en est à se demander s'il lui faut ou non se marier, le mariage n'offre pas de danger; mais lorsqu'elle a choisi et qu'elle est inscrite au rôle, elle s'est introduite dans le stade.

Qui osera, quand le théâtre grouille de monde, quand les anges regardent du haut des cieux, que le Christ est l'agonothète, que le diable est fou de rage, grince des dents, qu'il est empoigné pour la lutte et saisi à bras-le-corps, qui donc osera s'avancer et s'écrier : Fuis devant ton adversaire, renonce aux épreuves, lâche prise, ne renverse pas, ne terrasse pas ton rival, cède-lui la victoire ? Et que dis-je, à des vierges ? A des veuves même on n'oserait tenir ce langage, mais plutôt celui-ci, terrible : "Si le désir sensuel les a détachées du Christ et qu'elles désirent se remarier, elles seront jugées pour avoir rompu la foi première." (1 Tim 5,11-12)


39. Et pourtant l'apôtre déclare : "Je le dis à ceux qui ne sont pas mariés et aux veuves, il est bon pour eux de rester comme je suis, mais s'ils ne peuvent être continents, qu'ils se remarient".

Et encore : "Si le mari vient à mourir, elle est libre d'épouser qui elle voudra, pourvu que ce soit dans le Seigneur." Comment peut-il châtier une femme qu'il laisse libre, condamner comme illégitime un mariage qu'il dit "dans le Seigneur ? - N'aie crainte, il ne s'agit pas du même mariage. Par exemple, quand il dit : "Si la vierge se marie, elle ne pèche pas", il ne parle pas de la jeune fille qui a renoncé au mariage - il est bien évident que celle-là commet un péché et un péché intolérable - mais de la jeune fille qui ne connaît pas encore le mariage, qui n'a pas encore opté pour cette solution ou pour l'autre et reste hésitante entre ces deux partis.

De même pour la veuve; là, il veut parler de celle qui se trouve simplement sans mari, qui n'est pas encore ligotée par sa décision sur l'orientation de sa vie, mais qui est libre de choisir cette voie ou l'autre; ici, il parle de la veuve qui n'a plus le pouvoir de se remarier, mais s'est engagée dans les épreuves de la continence. Il est possible en effet qu'une femme soit veuve sans être admise au titre de veuve, lorsqu'elle n'a pas encore accepté de le rester. De là le mot de Paul : "Pour être admise au rang des veuves, qu'elle soit âgée d'au moins soixante ans et qu'elle ait été l'épouse d'un seul mari".

La simple veuve, il l'autorise à se marier si elle le désire, mais celle qui a fait voeu au Seigneur de virginité perpétuelle et qui néanmoins se marie, il la condamne avec rigueur parce qu'elle a foulé aux pieds le pacte conclu avec Dieu. Ce n'est donc pas à celle-ci, mais aux premières qu'il dit : "Si elles ne peuvent garder la continence, qu'elles se marient, car il vaut mieux se marier que brûler". Tu le vois, jamais le mariage n'est loué pour lui-même, mais à cause de la fornication, des tentations et de l'incontinence. Plus haut en effet il emploie tous ces termes; ici, comme il avait adressé de violents reproches, il a recours à des expressions plus voilées pour désigner à nouveau. Même ici, d'ailleurs, il ne s'est pas retenu au passage de porter un coup à son auditeur. Car il n'a pas dit : si le désir leur fait violence, s'ils sont entraînés, s'ils n'en peuvent mais. Non, rien de pareil, c'est le fait de victimes qui ont droit à l'indulgence. Que dit-il ? "Si elles ne peuvent garder la continence", ce qui s'applique à des caractères qui, par mollesse, refusent l'effort. II veut dire en effet par là qu'ayant tout ce qu'il faut pour réussir, ils échouent faute de vouloir se donner du mal.

Et pourtant, même ainsi, il ne les châtie pas, il ne les voue pas au supplice, il se borne à les priver d'éloges et la véhémence dont il fait preuve ne dépasse pas le blâme verbal; nulle part il n'est question des enfants à naître, ce bel et noble motif du mariage, mais de feux, d'incontinence, de fornication et de tentation du diable, et c'est pour éviter ces désordres qu'il concède le mariage. Et qu'importe, me dira-t-on. Tant que le mariage nous soustrait au supplice, nous supporterons d'un coeur léger toutes les condamnations et tous les blâmes, pourvu qu'il nous soit possible seulement de céder aux plaisirs des sens et d'assouvir toutes les fois notre désir. - Eh quoi, mon cher, si ces plaisirs nous sont même interdits, le blâme sera tout notre profit ? - Mais comment peuvent-ils être interdits, ces plaisirs, puisque Paul nous dit : "Si elles ne peuvent garder la continence, qu'elles se marient" ? Oui, mais écoute aussi la suite. Tu as appris qu'il était préférable de se marier que de brûler, tu as approuvé ce qui t'est agréable, tu as loué la permission accordée, tu as admiré l'apôtre pour sa condescendance, eh bien, ne t'arrête pas là, admets également ce qui suit, les deux prescriptions sont du même maître. Qu'ajoute-t-il donc ? "Aux gens mariés, je prescris, non pas moi, mais le Seigneur, que la femme ne se sépare pas de son mari; si toutefois elle s'en est séparée, qu'elle reste sans se marier ou qu'elle se réconcilie avec son mari; de son côté que le mari ne répudie point sa femme."


40. Mais quoi, si le mari est plein de douceur, et la femme mauvaise, médisante, bavarde, prodigue - maladie commune à toutes les femmes - chargée de mille autres défauts, comment fera-t-il, le pauvre homme, pour supporter tous les jours ce méchant caractère, cet orgueil, cette impudence ?

Et que se passera-t-il si, au contraire, c'est elle qui est modeste et douce, et s'il est, lui, brutal, dédaigneux, coléreux, le coeur enflé par la fortune ou la puissance, s'il traite sa femme libre comme une esclave, s'il n'est pas mieux disposé envers elle qu'envers les servantes : comment supportera-t-elle une telle contrainte, une telle violence, oui, que se passera-t-il s'il ne cesse de la négliger, et s'il ne démord pas de cette attitude ? - Supporte, lui dit l'apôtre, cette servitude; lorsqu'il mourra, alors seulement tu seras libre, mais lui vivant, de deux choses l'une : ou bien mets tout ton zèle à l'éduquer et à le rendre meilleur, ou bien si c'est impossible, soutiens valeureusement cette guerre implacable et ce combat sans trêve. Et si, un peu plus haut, il disait : "Ne vous refusez pas l'un à l'autre, si ce n'est d'un commun accord", ici, quand il s'agit de la femme séparée, Paul l'invite dorénavant à la continence, même contre son gré : "Qu'elle reste, dit-il, sans se remarier ou qu'elle se réconcilie avec son mari." Tu la vois, prise entre deux feux, ou bien il lui faut maîtriser la violence du désir, ou bien si elle s'y refuse, il lui faut aduler son tyran, s'abandonner à tous ses caprices, qu'il la roue de coups, l'abreuve d'injures, qu'il veuille l'exposer au mépris des domestiques, ou autre chose du même genre. Les hommes ont inventé tant de moyens pour punir leurs femmes. Et si elle ne peut supporter cette situation, il lui faut observer la continence, une continence stérile; je dis stérile car elle est privée de son principe essentiel : elle n'est pas acceptée par désir de la sainteté mais par ressentiment à l'égard d'un mari. "Qu'elle reste sans se marier, dit l'apôtre, ou qu'elle se réconcilie avec son mari." Oui, mais s'il refuse absolument toute réconciliation ? Il est pour toi une autre solution, un autre expédient : attends sa mort.

S'il n'est jamais permis à la vierge de contracter mariage, il n'en est pas de même pour les femmes mariées... lorsque leur mari est décédé. S'il était permis en effet, quand le premier vit encore, de le quitter pour passer à un autre, et puis encore d'aller du second à un troisième, à quoi servirait alors le mariage, les maris s'empruntant les uns aux autres indistinctement leurs épouses, dans une promiscuité vraiment générale. Comment nos sentiments envers nos compagnons ne seraient-ils pas détruits si aujourd'hui celui-ci, demain celui-là et puis d'autres encore vivaient avec la même femme ? Oui, le Seigneur a eu raison d'appeler cette conduite un adultère.

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