Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VIII

IL AVAIT MANQUÉ LE TRAIN

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« Le salaire du péché c'est la mort, mais le don de Dieu c'est Sa vie en nous. »

Il faut saisir l'occasion aux cheveux, même s'il s'agit du plus banal incident, par exemple un train manqué. Certains me rétorqueront tout au contraire que dans la vie les événements se présentent au hasard et sans raison aucune. Moi je persiste à soutenir qu'il suffit de garder les yeux grand ouverts, le coeur alerte, l'esprit vif et l'on découvre le sens caché de mille détails pour peu que l'on veuille bien se laisser guider par le grand Invisible.

Ou bien notre vie se ferme de mille conventions. Nous hésitons à aller de l'avant pour ne pas offenser celui-ci ou celui-là. Nous côtoyons des drames dont nous sépare à peine le mur de papier de notre indifférence, alors que le Christ pouvait accomplir à travers nous l'un de ses miracles inattendus ! Nous négligeons les possibilités offertes, faute d'un peu d'audace.

Ou encore nous reculons devant le prix qu'il faudrait payer, tandis qu'en fait nous serions remboursés au centuple, et les difficultés s'évanouiraient en fumée si nous les affrontions avec un tout petit peu de foi. De par le monde, Dieu continue comme toujours à « faire concourir toutes choses ensemble au bien de ceux qui l'aiment ». On nous parle des plaisirs affriolants de la vie moderne mais aucun ne se peut comparer, même de loin, à la joie qui vous inonde à voir se réaliser Ses promesses, à voir des vies d'hommes tout à coup recréées, réparées, remises sur pied. Si des jeunes veulent s'y essayer, aussitôt ils débordent d'enthousiasme à se lancer eux-mêmes « en chasse ».

Donc je venais de manquer mon train. Le prochain ne passait que dans vingt-cinq minutes. Hors d'haleine et fortement désappointé, je quittais la station pour essayer de prendre un autobus pour la même direction. je suivais le trottoir surélevé d'où j'apercevais à mes pieds, de l'autre côté de la rue, les boutiques. Au carrefour une grande avenue coupait à angle droit ma rue avec aux quatre coins l'inévitable « bistro ». Et devant la porte entr'ouverte de l'un d'entre eux, mes yeux fixèrent une maigre petite silhouette immobile qui regardait vers l'intérieur du bar d'un air tragique. Le premier coup d'oeil me fit comprendre l'anxiété de l'enfant et à la suite des événements m'expliqua pourquoi j'avais manqué mon train.

A l'intérieur du bar, sans nul doute, buvait un père ou une mère que le gamin guettait. je n'en savais rien, mais s'il est un spectacle devant qui mon sang ne fait qu'un tour, c'est la vision d'un enfant anxieux de convaincre père ou mère de rentrer avec lui a la maison et de quitter l'assommoir. Que de souffrances se cachent dans une poitrine d'enfant ! J'en ai trop vu. L'histoire diffère par les détails mais avec des variantes c'est toujours la même. L'enfant porte toujours la plus grosse part des troubles familiaux. Et mieux il les comprend, plus il se sent engagé dans l'affaire et plus il souffre. J'ai connu tel petit bonhomme de neuf ans (neuf ans !) qui attendait parfois une nuit entière, n'osant pas quitter son poste à la porte du cabaret, de peur qu'au petit matin le père ne sache plus trouver le chemin de l'usine.

Bien au chaud à l'intérieur, le buveur vendait son corps et son âme en échange d'un peu d'alcool, abruti, se cachant de son propre fils.

J'étais coutumier du fait et compris aussitôt. Mais comment intervenir ? je m'avançai et n'attendis guère. L'enfant poussait timidement la porte ; enfin il entra. Et presque aussitôt le battant violemment repoussé de l'intérieur le précipita tout de son long sur le pavé où il resta étendu, la figure mouillée de larmes. je ne fis qu'un bond, le relevai et cherchai à le consoler. Il avait de gentilles manières, le regard vif, intelligent, le visage déjà marqué par la souffrance. Il eut vite retrouvé ses esprits mais gardait toute sa réserve. Il ne voulait rien dire. Et quand je commençai, moi, à lui expliquer ce que je craignais, ses grands yeux s'ouvrirent effrayés.

- Vous connaissez mon père, Monsieur ? demanda-t-il.

Je lui expliquai alors comment j'avais pu comprendre son anxiété. Il me saisit la main, tout suppliant :

- Alors, s'il vous plaît, Monsieur, aidez-moi. Il faut que papa rentre vite à la maison. Maman va très mal, très mal. Elle peut pas venir s'occuper de lui. Elle l'a fait souvent. Elle peut plus. Le docteur a dit que maman est très malade. J'ai voulu le lui dire, à papa, mais il ne veut pas m'écouter.

Le gamin ne fit aucune allusion à la rudesse du père mais il semblait très envieux de le ramener chez lui. je ne posai pas d'autre question, poussai la porte et entrai dans le bar. Deux hommes y buvaient. Ils discutaient ensemble et ne me remarquèrent pas. L'un d'eux, bien bâti, accusait environ quarante ans et ses traits me le firent reconnaître pour le père de mon petit gars. Pris de boisson, il semblait furieux de ce que l'autre venait de lui dire. Quant au camarade, d'un tout autre modèle, il parlait d'une voix de colère un rude dialecte écossais et son visage reflétait la dépravation la plus crasse.

Comme j'approchais, cet homme me jeta en guise de salutation un juron que je fis semblant de ne pas entendre et je m'adressai à l'autre :

- Je viens de rencontrer votre garçon devant la porte, ici et il m'a chargé d'un message de votre femme.

- Qui diable êtes-vous ? me cria-t-il au nez. Pouvez pas vous mêler de vos oignons ? Et si c'est vrai que je bois, ça vous regarde ? Si c'était pas pour des gens comme vous, mon gamin resterait pas dehors à m'attendre au lieu de m'accompagner ici.

- Ça, mon ami, fis-je, c'est bien vrai

- Vous êtes pas de mes amis !

Mais l'autre alors se mit de mon côté.

- Si, camarade, ça c'est un frère. Retourne chez toi, avec ton môme. L'a déjà trop poiroté, de trop. C't homme a raison et nous, on a tort.

Cet avis fraternel lui valut de recevoir immédiatement en pleine figure une claque magistrale. Et ce fut alors un beau vacarme. Comme des chiens furieux, ils se jetèrent l'un sur l'autre. Des amis accouraient à la rescousse. Le bistroquet me couvrait d'insultes. Au dehors, le gamin jetait de grands cris sans oser franchir le seuil. Enfin la bataille s'apaisa. On put séparer les combattants et j'entraînai mon bonhomme vers la sortie. A part quelques bleus ou égratignures, rien de grave ! Mais dehors, à mon grand étonnement, le pochard se tourna vers moi et me dit d'un ton d'humilité

- Voudriez-vous pas me ramener chez moi ?

Le garçon me jeta un regard lumineux quand il m'entendit accepter et nous partîmes tous trois, bons amis.

A peine avions-nous fait quelques mètres qu'un contremaître de la marine marchande nous accosta. Il semblait tombé du ciel sur les lieux mêmes du drame.

- Pardon, Monsieur, je sais qui vous êtes et connais aussi ce camarade. Il y a bien des années que je le connais et le rencontrer ici me rend tout honteux. Fred, tu as donc violé ta promesse ?

Mon ivrogne baissait la tête et l'autre continua

- J'ai suivi toute la scène de la station du chemin de fer. J'avais vu ce petit gare en larmes a la porte du bistro, et puis je vous ai vu entrer mais je ne me doutais nullement que lui était dedans. Cet homme était jadis un brave marin. Nous avons ensemble servi sur plus d'un bateau. Il connaît bien le métier et aurait pu y faire son chemin si seulement...

- Non, non ! pour l'amour du ciel, Monsieur, criait l'autre. Ayez pitié de moi. je veux rentrer chez moi. je sais que je ne suis qu'une brute. Laissez-moi...

Le garçon tenait toujours la main de son père et la mienne. je lui dis -

- Ecoute, mon petit. Tu vas ramener ton papa à la maison et nous te suivons de près. Passe devant...

J'eus bientôt compris comment les deux hommes se connaissaient, tout en marchant en arrière de quelques pas. Ce marin autrefois avait donc bien connu mon ivrogne et aime la jeune fille qu'il avait épousée, qui en ce moment même se mourait en quelque taudis. Ils étaient jeunes alors. Volontiers, il aurait pris pour sa femme cette jeune fille.

- Ah ! mieux eût valu pour elle ne jamais connaître cet homme. Vous savez, je l'aimais. Un brave coeur, bien trop bonne pour lui. Et trop bonne pour moi aussi, peut-être mais je l'aurais cajolée, j'en aurais pris soin. Et maintenant jusqu'où l'a-t-il menée ? Moi aussi j'ai manqué le même train que vous. Et quand je vous ai vu accoster le gamin, cela m'a attiré. Nous ne nous sommes jamais rencontrés encore mais nous avons souvent correspondu et depuis je porte toujours ceci.

Au revers de son veston, il me montra un petit insigne de membre de la Fraternité des Marins dont j'étais le secrétaire. Plusieurs fois, il m'avait entendu parler dans des meetings : les principes de notre Fraternité lui avaient plu et il les avait acceptés comme règle de vie.

- Quand donc je vous ai vu entrer dans le bar, j'ai décidé d'attendre pour vous prêter la main, si nécessaire. J'étais loin d'imaginer que je rencontrerai ici mon vieux copain d'équipage. N'est-ce pas étonnant ?

Peut-être non ! dis-je. me jeta un regard curieux.

Je suis un peu habitué à de semblables prétendus hasards, continuai-je. Voyez-vous, Dieu est merveilleux. Et il vous a conduit ici aujourd'hui même pour m'aider à retrouver ce camarade et le tirer du ruisseau.

Il me regardait toujours avec insistance.

- Vous croyez vraiment ce que vous dites ? fit-il.

Nous étions à quelque cent mètres en arrière du père et de l'enfant que nous vîmes à ce moment tourner pour s'engouffrer sous un porche.

- Oui, je pense que d'une manière ou d'une autre, encore indéterminée, nous allons vous et moi être utilisés par Lui à ramener cet homme au Sauveur.

- Mon ardent désir serait d'y aider mais en suis-je capable ? répondit-il d'une voix hésitante.

Nous atteignions le porche et entrâmes. L'enfant, tout en larmes, nous attendait pour nous conduire chez lui. J'essayais de le réconforter de quelques mots.

Au premier palier, j'allais entrer mais le matelot me retint par le bras, me chuchotant à l'oreille :

- Il vaut mieux, je crois, que j'attende ici. Vous allez voir comment les choses se présentent. Peut-être, si vous le croyez bon, vous pourrez lui dire à elle que C... D... est là. Mais si par hasard... Bref vous verrez bien comment faire. Je ne suis pas bien sûr de moi. Vous savez, je l'aimais beaucoup.

En signe d'acquiescement, je lui serrai la main et entrai seul. La pièce était sombre et d'un coup d'oeil j'y reconnus un logis d'ivrogne. jadis cette rue avait hébergé une autre catégorie d'habitants. Les pièces étaient vastes. Mais maintenant chacune abritait une famille, à la fois cuisine, chambre à coucher, grenier. Les trois occupants dormaient, mangeaient, se lavaient, vivaient en cette unique pièce, propre, bien tenue, mais dénuée du confort le plus élémentaire. Une table s'appuyait à la fenêtre, près de la porte. Près de l'autre fenêtre, entrebâillée, se trouvait le lit où gisait la malade. Un regard suffit pour me convaincre qu'elle n'avait plus longtemps à vivre. Sa figure sans doute fine, jadis gracieuse, maintenant décharnée, portait les stigmates de la misère. Les yeux trop larges faisaient tache sur le visage. Elle me contemplait songeuse, tandis qu'à côté du lit le mari se cachait le visage dans les couvertures. Une scène de désolation ! Le gamin me tira vers le lit.

- M'an, c'est le monsieur qui m'a aidé à ramener papa.

Un pauvre sourire et un murmure

- Merci !

L'homme ne disait toujours rien.

Aucune trace nulle part du moindre confort nécessaire à une grande malade. Dans l'âtre, les maigres restes d'un feu agonisant. Un ou deux poêlons, une casserole. Sur la table, une boîte de pharmacie, une tasse à thé. L'armoire entr'ouverte à l'autre bout de la pièce, laissait deviner quelques provisions et deux ou trois assiettes. De vieilles reliques ornaient la cheminée. Un fauteuil dépenaillé, une chaise de bois complétaient le mobilier.

- Et qui soigne ta maman, mon garçon ? demandai-je.

Il expliqua que la voisine d'en-dessous venait à ses moments perdus et que le docteur avait envoyé une infirmière. Elle avait trouvé maman très malade.

Je compris.

La mère avait tiré sa main de dessous les couvertures pour prendre celle de son mari. Et il la saisit mais sans lever la tête.

Je m'approchai un peu plus pour parler à voix basse et dit à la malade que Dieu m'avait envoyé pour lui venir en aide. D'un signe de tête, elle acquiesça. J'allais sortir un petit moment mais reviendrai bientôt et auparavant je demanderai à Dieu de faire ce qui n'était pas en mon pouvoir pour soulager sa peine. Nous priâmes.

Sur le palier je retrouvai mon marin. En descendant

Je lui exprimai ma crainte qu'elle ne puisse vivre encore bien longtemps. Mais il fallait lui procurer un peu de joie. Il y était tout prêt et partit bientôt faire quelques achats tandis que j'entrai chez la voisine d'en-dessous. Intelligente et serviable, elle avait fait, malgré ses quatre enfants, tout son possible. Si désolée ! Si désolée pour la pauvre créature ! Elle avait de « l'éducation », on pouvait bien le dire. Mais maintenant le docteur n'avait plus d'espoir. Pas plus qu'une question de jours. Et l'hôpital était trop plein. Alors, vous comprenez, comme il ne restait pas d'espoir, le docteur n'avait pas voulu la faire transporter.

Je lui empruntai une casserole d'eau bouillante et quelques petites choses. Pendant ce temps, mon ami était déjà de retour. Il portait quelques paquets et aussi des fleurs un peu fanées, tout ce qu'il avait trouvé mais au milieu un frais bouquet de violettes. Accepterais-je de les lui offrir ? je lui proposai de dire à la malade qu'il était là. Mais il ne me répondit ni oui ni non.

Pendant notre absence, la pièce et le lit avaient été arrangés du mieux possible et le mari se tenait tout contre l'épaule de notre patiente. Le garçon ne pleurait plus, comme s'il avait épuisé toute sa provision de larmes. L'aspect général de la pièce semblait déjà tout autre et autant qu'un simple homme le puisse, les soins urgents avaient été donnés.

Avec précautions, devant le mari toujours silencieux, j'expliquai notre arrivée, voilant tout le côté tragique de la rencontre. Puis je lui demandai si elle se souvenait d'un ami d'autrefois, C... D...

Les grands yeux s'élargirent encore et j'y lus un éclair de joie. je continuai donc en expliquant que je venais de le rencontrer. Il aimerait beaucoup la voir. Pouvais-je me permettre de l'introduire ? Elle regarda son mari qui de la tête fit oui.

A l'entrée du marin, il y eut un moment de grande émotion. Tout en approchant du lit, il semblait incapable de se maîtriser et simplement prononça son prénom. Elle lui répondit par le sien et ce fut tout.

Pour rompre le silence, j'engageai la malade à prendre quelque nourriture. Elle accepta et alors en peu d'instants, comme rarement je l'ai vu en ma vie, ses traits changèrent. Une nouvelle expression en ses yeux remplaça la lassitude et le désespoir. Il fallait, je le savais, procéder avec de grandes précautions pour ne pas amener une réaction trop violente. Mais de son propre mouvement, elle se redressa sur son séant, la tête droite et prenant la main de chacun des deux hommes, elle les joignit et fermement dit

- Dieu soit loué !

Nous étions trop émus pour parler. J'ajoutai seulement :

- Oui, béni soit Dieu. C'est Lui qui a tout fait.

Et je priai à voix haute, quelques courtes phrases, après lesquelles j'entendis distinctement un « amen » sorti de leurs trois bouches presque en même temps. Le garçon, assis sur le lit à côté de sa mère, suivait la scène comme transfiguré.

Soudain des lèvres de la malade sortit la plus étrange affirmation :

- Maintenant je vais guérir. Le docteur se trompe. Laissez-moi dormir un moment. Et toi, John, embrasse-moi.

Le mari se pencha, puis le garçon. Elle s'allongea sous les couvertures, un sourire au coin des lèvres et nous pria de la laisser seule.

Surpris comme les autres, je lui tins le poignet et trouvai qu'il n'y avait pas à s'alarmer. Le pouls battait régulier. J'allai donc rejoindre les amis au dehors.

- Mon garçon, conduis-moi maintenant chez le docteur. Et vous deux, attendez-moi ici. je ne serai pas long.

Le gamin aurait voulu rester auprès de sa mère et aussi auprès du père comme garde du corps. Mais je le décidai à me conduire. Comme nous marchions, je vis qu'il boitillait et il m'avoua que sa jambe le faisait souffrir depuis sa chute devant le bar.

- Oh ! ce n'est rien. Papa ne voulait pas me faire mal, vous savez.

Heureusement le docteur était à son cabinet et je lui dis le but de ma visite. D'une voix pleine de sympathie, il ne me cacha pas son diagnostic : cas désespéré ! Dès le premier jour où il l'avait vue, il ne restait aucun espoir, pas la moindre chance de guérison. Une question de jours tout au plus. Le transfert à l'hôpital hâterait la fin : elle mourrait en route. Fort étonné qu'elle soit encore de ce monde.

Je le pressai pourtant de venir la voir. Il le croyait absolument inutile, mais sur mon insistance il acquiesça. En chemin, nous devisâmes et je crus comprendre que mes explications le laissaient, bien qu'attentif, assez sceptique.

En redescendant de la chambre, il me prit à part

- Etrange ! Vraiment je n'y comprends rien. (Il paraissait en effet assez bouleversé.) Voudriez-vous me répéter exactement ce que vous avez fait depuis l'instant de votre arrivée à son chevet. Certes elle n'avait aucun organe atteint, mais je l'ai trouvée absolument à bout, au moral comme au physique. je ne lui aurais pas donné huit jours à vivre.

Je lui racontai tout, affirmant que je n'avais rien fait d'autre, sinon prier.

- Alors il faut croire que Dieu est intervenu, fit-il. Elle va déjà tellement mieux qu'on ne peut plus désespérer d'elle. Il nous faudra être très, très prudent. je reviendrai dans une ou deux heures. Et au fait, que devient sa brute de mari ? Vous ne pouvez pas quelque chose pour lui ?

- Oh non ! dis-je vivement.

- Pas d'espoir, hein ?

- Non, ce n'est pas cela. je ne dis point qu'il n'y ait plus d'espoir. je dis que son cas se situe au-dessus des possibilités humaines. Mais il en est Un capable de tout, docteur. Et il n'y en a qu'un seul. je crois que c'est bien ce qui arrivera.

Il me prit par le bras tout en marchant.

- Pouvez-vous m'accorder une faveur ?

- Bien sûr, si elle est en mon pouvoir.

- Pourrez-vous un jour venir me dire vous-même ce qu'il adviendra de cet homme ?

- Certainement, avec le plus grand plaisir. Mais pourquoi cela ? Le problème vous préoccupe ? Vous savez, c'est mon travail de remettre d'aplomb les âmes, comme le vôtre est de guérir les corps.

- Je sais, je sais. Mais ici il y a un point qui me touche de fort près, et je vous serais reconnaissant de me tenir au courant. J'ai bien souvent entendu parler d'interventions de ce genre mais je n'en ai encore jamais vu. Et de plus je vous répète, cela me touche de très près moi-même.

Ses paroles me laissèrent songeur. Souvent j'ai vu en ma vie la manière dont Dieu dirige les événements. Fous que nous sommes, nous prenons délibérément une autre route et puis nous accusons l'univers entier de ce qui peut s'ensuivre, sans jamais songer à nous accuser nous-mêmes.

De retour auprès de la malade, je la trouvai encore endormie. A l'étage au-dessous la brave voisine m'avait arrêté :

- Ah ! si vous y pouviez quelque chose, que le bon Dieu vous bénisse 1 Elle dort. Elle dort. Son premier sommeil depuis bien des jours. Y a dû se passer quelque chose, sûr ! AI voulait pas vivre, qu'elle m'a dit encore hier. A c't heure elle veut et le docteur a dit : Peut'êt ben 1

Je la laissai dans la plus grande perplexité. Mais où en était le père ? Et le garçon ? et mon nouvel ami le marin ? je les trouvai tous trois sagement assis sur le palier, attendant mon retour. Mais en me voyant le mari descendit vers moi et je dus le suivre jusqu'au bas des marches, sa main me serrant le bras d'une poigne si ferme qu'il paraissait redouter la pire catastrophe, si je m'enfuyais loin de lui.

Dans la rue, il articula :

- Pouvez-vous me pardonner ?

- Oh ! oui, bien sûr, mon ami. Si j'ai quelque chose à vous pardonner, c'est déjà tout fait. Mais l'essentiel c'est le pardon de Dieu et puis aussi celui de votre femme.

- Je ne sais pas trop si j'avais le droit de prier Dieu ni de lui parler d'elle, mais je l'ai fait, l'un et l'autre. J'ai demandé à Dieu d'avoir pitié de moi et qu'il me montre ce que je dois faire. Pour elle je ne sais pas bien si elle m'a entendu mais je lui ai promis qu'avec l'aide de Dieu je serai maintenant un bon mari et un bon père pour le gamin. Mais vous, vous croyez bien qu'elle va guérir ?

Il me tenait toujours le bras serré dans l'étau de sa main et me regardait droit dans les yeux. je lui dis en deux mots l'opinion du docteur et ajoutai :

- Dieu vous a montré une bonté merveilleuse, mais aussi il vous suffit maintenant de toujours lui demander conseil et chercher Sa volonté. Et si vous y mettez du vôtre, je crois que votre femme guérira. Mais ensuite ? Sera-ce pour connaître des jours meilleurs ou bien pour gravir à nouveau son calvaire de désespoir comme ces derniers mois ?

- A Dieu ne plaise, s'écria-t-il. Puis redressant la tête il ajouta : Dieu vous a envoyé aujourd'hui pour me retrouver et je l'en remercie. Vous aussi, vous aurez certainement l'occasion de le bénir pour cette journée. Grâce à Lui, tout va changer. Si un homme peut racheter ses fautes, je veux le faire. Priez pour moi. Priez pour mes deux pauvres chéris. Mon garçon n'a pas eu de père mais ça va changer. je lui dois plus que je ne puis lui rendre. Si le brave petit homme ne m'avait pas attendu à la porte de ce sale bistro, jamais vous ne m'auriez rencontré et il serait maintenant sans mère.

C'était donc vrai ! Encore un homme en train de s'éveiller d'un lourd sommeil pour embrasser des horizons nouveaux. Dieu avait signé ses promesses : le Saint-Esprit travaillait le coeur de ce malheureux. En le regardant je ne reconnaissais déjà plus mon poivrot affalé sur sa chaise, il y avait encore si peu d'instants, dans ce maudit bar. Comme ce fou que Jésus guérit, il était maintenant là « vêtu et dans son bon sens ». Il portait encore bien des traces du combat intérieur. Sa main en tremblait et sa voix. Nul ne pouvait connaître que Dieu l'amertume de son remords, l'âpreté de son vieux penchant pour la boisson, tout ce conflit d'émotions qui avaient fait rage en son coeur.

En quelques mots, je lui redis les promesses du Maître. je l'assurai qu'il trouverait toujours auprès de nous des appuis pour l'aider autant qu'il est humainement possible. Il comprenait fort bien. On eut dit un dormeur s'arrachant aux griffes d'un affreux cauchemar. Il semblait retrouver confiance et bon sens.

- Dieu soit béni d'avoir conduit chez nous notre ami C... D... Mais ici je ne comprends plus. D'où sortait-il ? Comment savait-il où je me trouvais ?

Il semblait s'interroger lui-même. Il avait oublié les explications du marin et je les lui rappelai.

- Mais ça n'explique rien. je ne l'ai plus revu depuis des ans et des ans. Et ne pensais plus le revoir jamais. Elle pas davantage. Et Dieu merci, il est là. C'est beaucoup pour nous deux. Un jour je vous raconterai tout.

- Bien. Laissons là pour le moment. Dieu sans aucun doute l'a envoyé, sachant exactement comment tout prévoir pour cette rencontre. Maintenant il nous reste encore fort à faire. Vous m'avez promis de ne plus jamais toucher à l'alcool.

- Jamais tant que je vivrai.

- Ça c'est une promesse que vous me faites à moi. Il vous faut aussi promettre à Dieu non seulement que vous ne boirez plus, mais que vous vivrez désormais selon Sa volonté en tout domaine.

- Avec l'aide du Christ, oui, je le veux. répondit-il aussitôt.

- Bon ! maintenant il faudra tout faire pour aider la santé de votre femme à se raffermir. Il faudra aussi prouver à votre fils que désormais vous appartenez au Christ. Priez-Le. Il entendra vos prières et je suis certain qu'Il vous aidera à tenir vos promesses.

Nous retrouvâmes le garçon et le marin au chevet de la malade. Après quelques mots et la promesse de revenir bientôt, je les laissai. Cette fois ce fut le tour de D... de me raccompagner. Il se faisait tard et j'avais manqué successivement une série de trains. Ensemble nous fîmes donc route vers Londres en nous remémorant les péripéties miraculeuses de la journée. Son bateau était pour quelques jours au radoub dans les docks et il accepta de venir habiter chez moi au lieu de partir pour les Midlands où il avait eu l'intention de passer cette courte période.

- Je me rendrai plus utile ici, dit-il après m'avoir expliqué comment autrefois il avait fort bien connu cet homme et sa femme.

- Il me faudra aider le camarade à marcher droit, reprit-il. J'ai les moyens de rendre leur foyer un peu plus confortable et aurai besoin de vos conseils. Toute cette histoire m'a bouleversé, bien que j'en bénisse Dieu. Cet enfant, c'est tout le portrait de sa mère. C'était une merveilleuse créature. Elle méritait d'être heureuse. Si je puis, elle retrouvera la joie de vivre et dans un autre cadre. Ma vieille mère sera toute heureuse de la recevoir chez elle au village, dès qu'elle pourra supporter le voyage. Vous pensez bien qu'elle guérira ? demanda-t-il anxieux.

- Oui. je le crois, lui affirmai-je.

Le lendemain nous pûmes constater non seulement que le mieux se maintenait mais, comme le médecin le disait, que notre malade avait été miraculeusement tirée d'affaire. L'homme et le garçon s'étaient activement employés et la chambre paraissait elle-même rénovée. Certainement jamais femme n'avait reçu de mains masculines plus tendres soins.

Quant à la voisine d'en-dessous, elle m'avait inondé de son joyeux étonnement:

- Ah ! m'sieur. jamais j'ai rien vu de pareil ! L'infirmière, ce matin. elle a venu et m'a demandé à voix basse : Est-elle passée ? Mais quand j'y ai tout dit de la journée d'hier, elle m'a pas cru. Elle a monté et elle a dit : « Le bon Dieu est passé par là ! » Ça moi j'y crois. Un vrai miracle, que j'vous dis.

Les yeux brillants du petit homme descendant à ma rencontre m'en disaient tout autant :

- Alors, fiston, la maman va mieux ?

Il me prit affectueusement la main.

- Maman veut vous voir. Venez vite

Appuyée contre deux coussins immaculés et dans ses draps changés, la malade paraissait tout autre. Les fleurs elles-mêmes semblaient revivre, et je remarquais la place des violettes, mises à part sur la table, tout près du lit. Une main fine se tendit vers moi et un sourire clair me salua :

- Dieu a retrouvé mon mari. Il l'a sauvé, me dit-elle.

Je ne m'attardai pas, car j'avais affaire ailleurs. Mais je me dirigeai d'abord vers la maison du docteur. En route je tombais sur mes hommes en courses. je me promis bien de les rencontrer longuement sous peu. Mais. déjà de les voir ainsi côte à côte, m'était une joyeuse inspiration.

Je trouvai le docteur dans son cabinet, déjà prêt pour sa tournée matinale, mais aussitôt il vint à moi les traits rayonnants -

- Alors docteur. Notre malade s'en tirera, commençai-je.

- Un vrai miracle ! Oui, un vrai miracle ! Mais j'ai à vous parler d'autre chose qui me touche de fort près.

Suivit alors un entretien qui, une fois encore, me révéla l'admirable manière dont Dieu agit Et cette conversation se répercuta en une série d'événements que,

Je ne puis conter ici. je puis bien <lire cependant que le fils de ce docteur lui aussi fut « retrouvé » par Christ dans une ville fort lointaine où il vivait coupé des siens. Puis le docteur lui-même, depuis des années détaché de toute foi en la réalité d'un Dieu vivant, s'éveilla comme par miracle à la grâce invisible.

Fred C... repartit sur les océans, après avoir confié sa femme et son petit bonhomme à la mère de son ami le marin. Ils y passèrent des mois délicieux de convalescence. Puis on put reconstruire un nouveau foyer.

Incroyable mais vrai ! Nous en connaissons d'ailleurs d'autres tout aussi étranges.


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