Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

VI

SOUS LES ROUES D'UN CHARRETON

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« Il restaure mon âme. Il me conduit sur le sentier de la justice. »

Auriez-vous l'idée de chercher un disciple entre les deux brancards d'une charrette à bras au marché de Spitalfields ? C'est pourtant là que j'en embauchai un. Deux fois la veille je l'avais croisé sans imaginer le revoir une troisième et pour semblable résultat.

Ce samedi matin, j'étais donc parti « en chasse ». Revêtu de mes frusques de clochard, je circulais autour de Dockland, ramassant de ci de là d'excellents renseignements, fort utiles par la suite au travail de notre « Fraternité ».

On retrouvait en ces parages un étrange assortiment d'individus de tout âge, parvenus à tous les degrés de la déchéance morale ou physique. Certains semblaient poursuivis depuis toujours par la malchance, d'autres seuls coupables d'avoir gaspillé les plus beaux dons. C'était parmi ces épaves du samedi matin que se recrutaient nos assistances aux réunions du mercredi soir. Plusieurs n'avaient plus tâté d'un honnête lit depuis des lustres ; d'autres couchaient en quelque abri à bon marché, quand ils pouvaient gagner les quelques sous exigés à l'entrée. D'autres se glissaient dans les coins les Plus inattendus, par exemple entre les bras et sous les roues d'un simple charreton de brocanteur, protégé d'un maigre amas de sacs en guise de matelas, avec d'autres sacs comme couverture.

Dès l'aube. à l'une des portes des Docks, une rixe avait éclaté. Coup classique. Certains des plus mauvais sujets avaient organisé un jeu et les pauvres sous, si durs à gagner. tintaient sur les pavés de la chaussée. Sans trop m'aventurer. j'observais que de toute évidence les joueurs se répartissaient en deux clans. Et les meneurs du jeu s'y connaissaient : les autres servaient de dupes.

Soudain, parmi les spectateurs un cri retentit

- Il triche !

Tous les yeux se tournèrent vers un homme d'âge moyen qui n'avait pu retenir son indignation et courait le risque de dire sa façon de voir. Une seconde de lourd silence flotta sur le cercle d'hommes et d'un élan les meneurs se jetèrent sur l'infortuné gêneur que je perdis de vue. Sur le moment je jugeai préférable de ne pas intervenir. je me dégageai de la foule, essayai de retrouver l'homme, mais mes recherches restèrent vaines. je revins près de la foule et me mêlai à la queue de ceux qui battaient la semelle en attendant du travail. Je demandai à un voisin :

- Et le camarade qui a crié tout à l'heure, où donc est-il passé ?

- Hum ! Que le diable le protège. Tout de même c'était du sale boulot, hein ?

J'acquiesçai sans insister, notant ici et là quelques regards louches qui me dévisageaient sans façon, de jeunes ruffians en particulier, tout juste désireux de gagner les quelques sous nécessaires à se payer un lit pour dormir et toujours prêts aux plus mauvais coups, ne possédant derrière eux aucune famille à nourrir, ni d'ailleurs le moindre sens de l'honnêteté. J'avais souvent remarqué comment des hommes d'âge mûr, pères de familles à n'en pas douter, acceptaient n'importe quel travail pour rapporter à la maison un peu d'argent. et se montraient fort soucieux de ne point se mêler à ces jeunes chenapans. On se battait parfois pour obtenir une place et plus d'un de ces braves travailleurs rentrait à la maison le coeur lourd et les membres moulus de coups après rixe. On pourra trouver inadmissible de ne pas protester avec énergie devant pareilles injustices. Mais l'expérience m'avait appris plus d'une fois que le courage ne consiste pas toujours à aller chercher les coups. La police pratiquait cette politique et, sauf cas d'urgence, évitait de trop se montrer ; en tout cas jamais un agent n'intervenait seul : il y risquait sa vie sans aucun résultat. Mais l'on pouvait tenter d'autres méthodes. Il suffisait par exemple de recruter quelques camarades sûrs et de manoeuvrer un peu adroitement pour encercler un groupe de mauvaise allure : se sentant surveillés par des gens décidés et en force ils disparaissaient tout à coup. Mais ils allaient recommencer plus loin.

Un peu plus tard, au cours de ma journée, je reconnus mon homme Avec deux ou trois autres. il quémandait un peu de nourriture à la porte d'une maison de « soeurs visiteuses » qu'il semblait déjà fort bien connaître.

Et voici qu'à la tombée de la nuit, il s'apprêtait à dormir sous sa charrette, ce dimanche soir. Mais c'est avec rudesse qu'il repoussa l'invitation à nous suivre jusqu'à la salle où nous prêchions l'évangile. Personne ne se préoccupait plus de lui et Dieu lui-même l'avait abandonné. Mort ou vif que leur importait sa vie ? Et pourquoi venir l'embêter avec nos bondieuseries? Il y avait déjà trop d'hypocrites dans les églises pour chanter leurs litanies idiotes. Les églises, parlons-en ! C'était à vous donner envie de vomir. Qu'elles laissent au moins en paix les honnêtes gens...

Cent fois déjà j'avais entendu la même chanson ou pire encore. Et quelque chose dans son aspect, dans ses paroles, me conseillait de ne pas perdre espoir. Il semblait sincère. je m'assis donc sur le bord du charreton.

- Vous voulez pas passer la nuit là ? me dit-il. Vous allez pas à l'église ce soir ?

- Oui, mais d'abord j'aimerais vous donner un message de votre meilleur ami.

- A moi? je n'en ai plus d'amis.

- Si, si, vous en avez un. Vous avez un père et une mère (je m'aventurais un peu, mais suivais intensément du regard l'effet de mes paroles), une soeur.

Il se redressa et me regarda dans les yeux en criant presque -

- Qui vous l'a dit? J'avais donc touché juste et continuai

- Oh ! quelqu'un que vous connaissez fort bien.

- Et qui donc? Comment connaissez-vous ma famille? Et d'abord qui êtes-vous?

- Moi? je suis simplement un envoyé du Christ, venu ici en réponse aux prières des vôtres. Et d'ailleurs Lui-même le Seigneur vous a vu, hier matin, à la porte du dock No 5. Il sait avec quelle cruauté ces brutes sans coeur vous ont traité.

Il fronça les sourcils comme pour me regarder mieux. je sentais la terrible odeur de ses guenilles et de son haleine. Il était facile de reconnaître sa passion : l'alcool. Sans nul doute, encore un de ces « fils prodigues », partis d'un home affectueux. Son langage lui-même le trahissait, car ses cheveux en broussaille, ses joues mal rasées, ses traits amaigris ne pouvaient cacher tout a fait la finesse de son visage. Il n'était certainement pas né dans le « milieu ».

Je poursuivis :

- Il sait encore avec quel dégoût vous avez dû. hier soir, recevoir pour apaiser votre faim, de la main d'une soeur charitable, cette maigre pitance et vous pensiez à votre propre soeur si douce à la maison.

- Bon dieu ! qui êtes-vous donc ? hurla-t-il. Et tout à coup je le vis s'enfuir à toutes jambes. Ce fut si inattendu, si rapide, qu'il ne fallait pas songer à le suivre. On m'attendait d'ailleurs pour le service du soir à notre salle. je priais Dieu de me permettre de le revoir un jour, tout en rentrant.

Ce même soir, après m'être occupé de quelques individus restés après la réunion pour demander aide ou conseil, je suppliai mes aides de rester un moment pour intercéder avec moi en faveur de mon fuyard.

Le samedi suivant, à notre Fraternité, nous eûmes ce que nous appelons en riant, une réunion « musicale ». Nos paroles s'accompagnaient dans l'assistance de ronflements sonores, sur divers tons. Dehors, en ce jour d'automne, il faisait sombre, humide et la salle débordait de corps humains déshabitués depuis longtemps du contact de l'eau et du savon. Beaucoup de nos auditeurs d'aventure n'avaient plus dormi dans un lit depuis des temps presque immémoriaux et leurs vêtements servaient depuis peut-être aussi longtemps. Mon éloquence n'était point parvenue à combattre victorieusement cette ambiance délétère, même quand elle s'appuyait sur les efforts consciencieux d'un musicien amateur, peinant à tirer quelque mélodie de notre petit harmonium.

Je n'insistai pas. Au bout de dix minutes les sonorités nasales allaient crescendo et submergeaient toutes mes capacités oratoires. je prononçai donc une court prière et nous allions passer dans la salle à côté pour la distribution de quelque nourriture aux affamés quand, tout juste alors, l'un des plus violents ronfleurs leva le nez et me dit d'un ton tranquille :

- Pardon, Monsieur, pourrais-je jouer?

Il me montrait l'harmonium et moi d'un coup d'oeil je le reconnus. C'était bien mon fugitif de la semaine passée. Ma prière était exaucée 1

- Vous savez jouer? fis-je sans rien laisser paraître.

- Oh oui, un peu.

- Allez-y. On vous écoute.

Il s'assit devant l'instrument, de modeste apparence mais dont nous pouvions être assez fiers. Et de fait nous entendîmes bientôt de la vraie musique. Personne ne donnait plus, je vous l'assure. Nous écoutions tous sans mot dire. Quand il cessa, je demandai -

- D'ou tenez-vous Pareil talent?

Il manipulait sans me regarder une ou deux clés de l'harmonium et reconnut avoir autrefois tenu les orgues dans une grande église de Liverpool.

- Pourquoi laissez-vous donc un si magnifique talent pourrir dans la boue des taudis de Londres ?

- Vous l'avez dit vous-même ici, il y a quelques minutes.

Ainsi donc il n'avait dormi qu'en apparence. Il avait entendu toutes mes paroles au cours de la brève réunion.

- Oui, reprit-il, c'est ma faute. Le péché, quoi 1 Pourquoi le camoufler sous d'autres mots. Facile de trouver des excuses, mais je le sais : je suis un misérable, indigne, dégoûtant, un pécheur. Il n'y en a qu'un qui puisse me sauver. Et... je me suis donné à Lui tout à l'heure du temps que vous avez prié.

Puis il m'expliqua que la semaine précédente, après avoir fui, il s'était ravisé, m'avait retrouvé et suivi. Alors comprenant qui j'étais. il avait décidé de tenir bon toute la semaine, sans ivresse, et de revenir le dimanche suivant a notre salle. Il ignorait que nous, nous avions prié chaque jour pour lui.

J'appelai donc tout mon monde et, pendant près d'une heure, ce fut un concert d'actions de grâces qui monta vers Dieu.

Il me dit à un certain moment

- Un point me tracasse. J'y ai pensé toute la semaine. Comment avez-vous su tout ce que vous m'avez dit. Vous m'avez même parlé de cette bataille à la porte du dock. J'en porte encore les traces. Et puis cette histoire de distribution de nourriture à la maison des soeurs charitables.

Nous souriions tous, moi à cause de son étonnement et mes aides en se souvenant d'autres histoires semblables. L'un d'eux dit simplement :

- Oh ! on ne sait jamais. Peut-être qu'il y était aussi.

Alors je lui racontai tout. il s'exclama :

- Ça, par exemple, c'est rudement chic. Enfin Dieu savait bien où me trouver, puisqu'il vous y a guidé. Mais ma famille, vous n'en connaissez rien ?

- En vous observant et me souvenant d'autres cas semblables, il me semble que Dieu lui-même m'a éclairé. Est-ce vrai ?

- Juste comme vous avez dit. J'ai encore mon père et ma mère et une soeur, de vrais anges du bon Dieu, et il faut maintenant leur tout raconter. Voilà plus de deux ans qu'ils ignorent tout de moi, mais je suis bien sûr qu'ils Ouvriront toute grande la maison dès qu'ils sauront que je me suis donné à Christ. Et c'est vrai, ajouta-t-il avec force.

Rapidement les décisions furent prises. Deux lettres partirent pour la vieille maison. Et le jour suivant j'apprenais de la bouche même de la soeur comment elles furent ouvertes.

La lettre de H... était accompagnée d'une autre de ma main qui disait :

- Chers amis. Ci-joint une lettre qui vous remplira de joie. En la lisant, remerciez Dieu qui a su exactement où trouver celui que vous pensiez perdu. « Il était perdu et il est retrouvé », comme dit l'évangile. Dieu vous bénisse.

Lorsque l'enveloppe fut reçue et ouverte, tous étaient présents et ce ne fut qu'un cri :

- Dieu soit loué. Cela vient de H...

Un télégramme me prévint : la soeur venait le chercher. Nous pûmes auparavant lui procurer un vêtement un peu digne. mais il voulut raconter en quelle misérable posture nous l'avions retrouvé.

- Il faut que tous sachent la puissance du Christ

Grâce à ses talents, il put bientôt trouver une situation d'organiste dans sa propre ville et celui qui l'engagea, un de mes bons vieux amis, me disait avec quelle attention l'auditoire l'écoutait jouer les vieux hymnes de toujours.

Si au moins nous savions suivre les impulsions de notre Dieu et faire sans faute ce qu'il nous inspire, je suis certain que nous en découvririons beaucoup de ces perdus prête à se laisser sauver. Par exemple, Dieu nous pousse à écrire une lettre. Hésitez-vous ? Le Diable vous persuade habilement que cela n'en vaut pas la peine. Trop souvent telle hésitation, telle crainte de trop nous risquer, nous privent de voir une vie brisée connaître la miraculeuse guérison !

Prenez vos risques. Allez de l'avant. L'obstacle qui vous effraie n'est après tout qu'une mince feuille de papier. Une poussée de la main et voici, la vieille histoire de l'amour rédempteur se répète. L'obstacle est vaincu, les barrières tombent, le miracle s'accomplit.


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