Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

V

LIEU DE PLAISIR

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« L'amour jamais n'est vaincu. »

Un proverbe l'affirme : chaque troupeau a sa brebis noire. Tant de foyers connaissent leurs heures cruelles, leurs années de douleur, où l'un des membres a rompu le cercle de famille et couvert de honte, noyé de larmes des visages jadis bien-aimés.

C'était une maison de commerce, fort connue sur le marché de Londres, et j'y fréquentais souvent sans raison spéciale, en ami, en conseiller. Lourde charge que de mener à bien, après les pères et les grands-pères, une entreprise renommée.

Ce jour-là, je trouvai mon interlocuteur fort agité. La maladie de sa femme s'aggravait et j'en savais la cause profonde : l'inconduite du fils. On lui avait pourtant toujours manifesté la plus tendre affection.

- Voila maintenant deux ans, deux ans passés, soupirait mon vieil ami, qu'il se conduit comme un jeune fou. Il a pourtant toujours eu tout ce qu'il lui fallait ! Ma femme est à bout de forces et aucun docteur n'y peut rien. Un seul espoir nous reste : mon fils reviendra-t-il encore au bon chemin ?

Naturellement les parents avaient toujours pensé voir ce grand fils prendre un jour la suite du père. Mais les associés ne l'entendaient plus ainsi. Ses manières d'agir les avaient contraints à interdire au garçon toute ingérence dans la conduite de l'affaire. Et ce n'était que stricte prudence.

Au cours des derniers mois, le père avait visiblement vieilli. Ses capacités intellectuelles baissaient. Le chagrin le minait. Un de ses associés m'affirmait sans ambage qu'à la place du vieillard il mènerait le garçon d'une poigne plus forte, on était beaucoup trop bon pour lui...

Mais vous le savez. un étranger tranche aisément des problèmes fort délicats pour la raison même qu'il les connaît mal. Le père prétendait préférable de suivre d'autres voies. meilleures à son sens. Nous en causions ensemble librement. Et c'est alors même que le récit de cette prière de fillette si opportunément exaucée poussa cet autre père à prier, lui, pour son grand gamin avec une foi renouvelée.

Et c'est ainsi que peu après. un certain soir, je me présentais à la porte d'un cabaret de nuit au nom célèbre, non point pour mon « plaisir » ni même par curiosité de psychologue mais simplement pour y trouver ce garçon. Peut-être les détails mêmes de ce récit instruiront-ils certains braves coeurs indulgents toujours disposés à béatement fermer les yeux sur l'existence de ces tripots où se dilapident des centaines de jeunes vies.

La maison s'adosse presque à l'une de nos grandes églises où les foules s'entassent sans se douter le moins du monde de la présence si proche de cet antre où s'avilissent jour et nuit des âmes d'hommes et de femmes. Ainsi le veut l'attrait invincible du billet de banque. Ainsi se bâtissent sans vergogne des fortunes sur la folie et la systématique déprévation de jeunes victimes, joyeusement offertes en holocauste au Veau d'Or.

J'ignorais tout de la manière dont je pourrais réussir d'abord à trouver puis à enlever mon jeune fou. Mais tout s'arrangea au mieux par une série de coïncidences où j'aurais peine a ne pas deviner la main invisible de Celui qui sans cesse court après ses brebis perdues. Voici qu'à l'entrée même du Club, je reconnus dans la foule le visage d'un jeune officier de marine, membre d'une association où j'allais parfois. Bien sûr il ne s'attendait pas à me rencontrer là, comme je n'aurais pas songé un instant pouvoir l'y trouver. Il accompagnait un ami, fort jeune, qui paraissait le presser à entrer avec lui. Peut-être allait-il céder mais il me vit, et tout aussitôt s'arrêta net, comme frappé de la foudre. Plus tard il me dit avoir béni Dieu de mon inopportune arrivée à cet instant précis et d'avoir ainsi pu lâcher l'autre sans explication.

Puis il me demanda la raison de ma présence en ce lieu et je la lui dis en peu de mots. Vivement intéressé, il m'offrit son aide.

- Eh bien, dis-je, peut-être -pourriez-vous d'abord, d'après ce que l'on vous en a dit, me décrire l'intérieur et ce qui s'y passe, quels en sont les habitués.

Du temps qu'il me donnait quelques détails, j'acquis la certitude que mon garçon à retrouver faisait partie du même groupe où mon interlocuteur avait été entraîné.

- Sauriez-vous le nom du jeune qui discutait avec vous tout à l'heure ? fis-je.

Celui qui dépense sa galette à tort et à travers ?

Oui, c'est probablement celui que je cherche.

Peut-être reconnaîtrais-je son nom si on me le disait, mais je ne l'ai pas retenu. D'ailleurs pourquoi cette question ? je ne crois pas du tout que vous le connaissiez.

- J'ai l'idée contraire. Ne s'appellerait-il pas... ?

- Ah ! oui, c'est bien cela. C'était ce grand type bien bâti qui essayait de me tirer après lui. je ne l'ai rencontré qu'il y a une heure. On prétend qu'il dépense par ici une fortune, et son père n'en manque point !

- Il faut entrer et le ramener. Voulez-vous m'y aider ? Restez ici à la porte en sentinelle et vous me prévenez s'il sort. Puis-je vous demander ce service en reconnaissance de... celui que je vous ai rendu en vous libérant tout a l'heure de cette bande ?

Il me serra la main avec force pour sceller notre pacte.

- Pendant que vous parliez, dit-il, j'ai vu clair. Peut-être étais-je en train de glisser qui sait où, à ma ruine. je vous dois une fière chandelle. Comptez sur moi. Vous savez ; ma mère n'a jamais cessé de prier pour moi : est-ce ce qui m'a retenu ce soir ? Mais tout est bien. Me voici prêt à faire ce que vous me demanderez. Je reste donc planté ici et si je le vois sortir, je vous le tiens aussi ferme que je l'ai été moi-même, soyez-en sûr.

J'entrai. J'avais un chapeau mou comme n'importe qui et un foulard autour du cou cachait mon col ecclésiastique. Mais en passant ma carte à la receveuse, j'enlevai le foulard :

- Je viens chercher ici un malheureux à sauver, fis-je.

Allais-je essuyer une rebuffade ? Au contraire ! Je ne sais pourquoi, l'attitude de cette femme changea. En réalité elle était plus âgée que son habile maquillage le laissait paraître. Avait-elle un garçon en passe de faire aussi quelque orgie au même moment ?

- Ce n'est pas ici une maison pour vous, dit-elle troublée.

- Peut-être non ! répondis-je. Et peut-être vous-même n'êtes-vous pas non plus ici à votre place. Sans me faire grand psychologue, je pense que vous avez connu d'autres occupations jadis.

Elle parut un instant vouloir reprendre son visage hautain, mais aucun mot ne lui vint. Elle serra les lèvres comme pour ne pas répondre.

- Voyons, repris-je. Aidez-moi à trouver ce garçon. Peut-être avez-vous aussi quelque part un être cher. Essayez de comprendre le coeur d'une mère brisée par l'angoisse et d'un père désespéré. je cherche leur fils et il est ici dedans.

- Lequel ? dit-elle comme si elle était sans défense devant mes paroles, qui l'avaient touché au coeur.

Je lui décrivis rapidement le garçon :

- Il est peu probable que vous obteniez aucun résultat auprès de ce jeune fou. On le voit souvent par ici. Ça me navre car moi aussi j'ai...

D'un air sérieux elle me regardait et j'attendais qu'elle finisse sa phrase mais elle se taisait.

- Vous avez aussi peut-être un garçon ?

Elle poussa un éclat de rire presque hystérique, s'arrêta net et continua à me fixer intensément, silencieusement. puis :

- Seriez-vous mère ? articula-t-elle avec lenteur.

C'était à mon tour de la fixer en silence. mais elle baissa les yeux et juste à ce moment un paquet d'hommes, surtout des jeunes. entra. Sans doute des habitués car ils passèrent sans demander d'explications. Mais leurs salutations cyniques à cette femme m'écoeurèrent. je m'étais reculé en un coin obscur et nul ne me remarqua. Au moment ou ils soulevaient la lourde draperie masquant l'entrée, je pus glisser un coup d'oeil : fumerie, boisson, drogue, cartes et jazz obsédant, ici et là des box fermés à mi-hauteur. Et tout à coup je reconnus le garçon que je cherchais, assis entre deux femmes, le verbe haut, gesticulant. J'eus d'abord l'idée de m'avancer droit vers lui, mais crus meilleur d'attendre et me retournant vers la caissière, je dis :

- Puis-je compter sur votre aide ?

De ses yeux profonds, elle me regarda et ne répondit pas tout de suite. Comme j'attendais :

- Non, fit-elle. je n'y puis rien. Et m'est avis que vous ne gagneriez rien à entrer. Ce gosse est pris de folle passion pour ces femmes. Intervenir vous coûterait cher.

Je le pensais bien. Mais il est des cas dans la vie où l'on doit savoir prendre ses risques. Fallait-il, oui ou non, sauver ce garçon, l'arracher à sa perte, le sortir de cet enfer ? Pourquoi ne pas lui envoyer l'ami de faction à la porte ? Il aurait plus de chance que moi.

La femme approuva et se dit prête à intervenir si elle pouvait. Mais tous nous devions bientôt apprendre qu'un autre avait déjà dressé ses plans et les exécutait.

J'avais hélé mon ami le marin et nous discutions notre affaire lorsque, tout à coup, nous parvint de l'intérieur le vacarme d'une violente altercation, mêlé de cris aigus de femmes affolées. Comme nous avancions vers le rideau d'entrée, il fut violemment jeté de côté et un paquet de corps humaine emmêlés en une lutte sauvage tomba presque au milieu de l'entrée, mon jeune homme avec eux. Un instant il nous fut impossible d'intervenir mais à peine me fut-il possible de saisir le poignet de mon gaillard, je l'entraînais au dehors abandonnant les autres sur le carreau. La marine m'avait brillamment secondé en ce combat inattendu : à nous deux nous arrachâmes littéralement des mains de ses agresseurs le jeune fou et le hissâmes jusqu'à la rue. évitant de justesse un couple d'agents de police alertés, je suppose, par téléphone. Ils ne nous virent même pas et s'engouffrèrent à toutes jambes à l'intérieur, suivis de près par deux autres.

Notre garçon esquivait ainsi de gros désagréments. Arrestations, enquêtes. formalités policières et poursuites mirent à l'ombre deux ou trois individus peu recommandables.

Quant à nous trois, hélant un taxi, nous filâmes vers l'adresse de la maison où nous attendaient les parents. Et c'est alors seulement que mon gars se tendit compte que nous étions pour lui des étrangers.

- D'où connaissez-vous l'adresse de mon père ? demanda-t-il avec un soupçon de crainte.

- Ne vous frappez pas, mon ami, dis-je tranquillement. Votre mère m'a envoyé vous chercher. Elle est à vrai dire dans un état fort... grave. Le docteur craint le pire à moins que... elle voudrait vous revoir.

- Impossible en cet état, s'écria-t-il.

On lui avait fait boire je ne sais trop quoi en ce court laps de temps passé en ce tripot et en vérité on ne pouvait le présenter ainsi à sa mère. J'indiquai donc au chauffeur une autre adresse ou nous pourrions le mettre au lit, puis j'irai voir le père, m'enquérir. le tenir au courant et nous déciderions ensuite. Il était prêt à acquiescer à tout et me laissa le remettre aux soins de mon nouvel aide. Ce dernier paraissait alors militairement décidé à me prêter main forte. Je crus comprendre à ses paroles que cette aventure l'avait secoué jusqu'aux racines et qu'il désirait de tout coeur revenir à Celui qu'il appelait « votre Dieu ». je notai l'expression : il n'osait pas encore le reconnaître pour le sien. Cela viendrait sans doute. Pour l'instant je trouvais admirable de voir ce jeune, récemment tout prêt à faire quelque sottise, maintenant résolu à m'aider dans mes efforts de sauvetage pour en arracher un autre des griffes du démon, alcool et le reste.

Chez moi, car c'est là que le taxi nous conduisait, on mit le garçon au lit et à son chevet cet excellent garde-malade. Deux ou trois fois, en cours de sommeil, le garçon se réveilla, torturé par une intense soif et le désir plus violent encore de tuer l'homme qui l'avait insulté. Il fallut de force le remettre entre ses draps et presque le bercer pour l'endormir.

Durant ce temps, j'étais allé chez lui et y tombai en pleine crise. La vieille dame se mourait et le docteur ne la quittait pour ainsi dire pas. Le mari me reçut avec un air qui en disait long.

- Avez-vous su quelque chose de lui ?

- Oui, excellentes nouvelles, dis-je aussitôt et en quelques mots lui affirmai que son fils se trouvait chez moi en excellente compagnie. je pourrais bientôt l'amener. Devant le docteur, appelé près de nous, je redis ce qu'il en était.

- Venez, dit-il.

Sur la pointe des pieds, il me fit entrer dans la chambre où reposait la malade. Du doigt il me désigna une chaise où m'asseoir et, du temps que je priai sans perdre du regard un seul de ses gestes, il se pencha vers elle et je l'entendis murmurer :

- Cela va mieux, n'est-ce pas ? un peu mieux. Et voici que nous avons de bonnes, de très bonnes nouvelles. Un ami vient d'arriver, chargé d'un message de C...

Un mouvement agita le drap et une main émaciée en sortit pour saisir celle du docteur. Il me fit signe d'approcher et appuyant ma main sur les deux mains jointes, je dis à voix lente et douce :

- Oui, oui, je reviens tout juste d'auprès de votre fils C... Il vous exprime tout son amour et si demain vous vous sentez tout à fait bien, il viendra lui-même vous voir.

Sur ce visage sans vie, nous aperçûmes une légère couleur rosée envahir les joues, un pâle sourire s'esquisser. Lentement les yeux s'ouvrirent et comme dans un soupir nous entendîmes

- Merci, mon Dieu !

Le docteur reprit en écho

- Oui, Dieu soit loué, et d'un clin d'oeil me fit comprendre qu'il reprenait espoir. Lentement il recula :

- C'est merveilleux. Elle paraissait déjà partie et j'ai craint le pire en vous demandant de lui parler. Maintenant il se pourrait que tout change. Un autre y a mis la main. je vous remercie.

Au cours du long trajet qui, au petit matin, me ramenait chez moi, j'eus tout le temps de reprendre l'étonnant enchaînement des faits que je venais de vivre en peu d'heures, le temps aussi de bénir Dieu et lui demander conseil. Sur Londres, l'aube se levait.

Plus tard j'appris comment mon jeune fou avait passé la nuit. Pour l'instant je le trouvais écrasé de sommeil. La marine reposait dans la chambre limitrophe, mais prête à intervenir au moindre appel. J'eus beau tourner le loquet avec les plus grandes précautions, elle était sur pied de guerre quand j'entrais.

- Ah ! vous voilà de retour. Il m'a donné quelques tracas, mais nous avons conservé l'avantage, grâce à Dieu.

Pour la seconde fois, je l'entendais prononcer le nom sacré avec respect. je le fixais. Il me parut plus décidé que jamais à me venir en aide.

- Vous avez bien dit : Grâce à Dieu ? insistai-je.

- Mais oui. Au cours de la nuit, j'ai pensé un peu à moi et au grand plongeon où je me lançais, tête baissée, hier soir. Toute cette affaire m'a prouvé qu'on ne s'en sort pas si Christ ne vient nous prendre. Que ce soit ce garçon, ou moi, on est si près de la culbute, perdu, c'est vrai 1

- Alors quoi de neuf, je veux dire pour vous, mon ami ?

- Hé bien ! déjà hier soir quand vous m'avez placé en sentinelle, j'ai compris. Ça m'a touché de vous voir là en quête de ce garçon. comme s'il s'agissait de votre propre fils. prêt à affronter tous les risques, alors qu'il semble si naturel de laisser les autres se tirer du pétrin où ils se mettent. J'ai vu que vous possédiez une force qui me manquait et que je désirais rudement connaître pour moi aussi. pour moi et peut-être pour d'autres. Cette nuit, dans cette même chambre, j'ai crié vers Dieu qu'Il me pardonne et m'accorde cette vie du Christ en moi. Et maintenant cela seul compte à mes yeux.

- Hé ! Dieu soit loué, dis-je tout ému. Reste encore à tirer d'affaire ce malheureux. Pour l'instant ne le dérangeons pas et vous-même allez vous reposer. du temps que je prends la garde.

Ce ne fut pas de son goût. Il me fallut lui raconter ma visite à la maison, les espoirs du médecin, ma promesse d'amener le garçon. Mais il devait d'abord dormir, se restaurer et peut-être aussi ... entendre quelques conseils. Alors je PUS prendre la place de mon veilleur et ne tardais pas à m'y assoupir moi-même, car j'entendis tout à coup le bruit du petit chariot apportant le déjeuner.

Tout ce remue-ménage éveilla C... Il se dressa sur son séant, jetant de tous côtés des regards ahuris.

- Ah ! oui, fit-il. je me souviens. Quelle heure est-il donc ? Comment va ma mère ?

Je répondis du mieux possible à ces questions qui partaient comme des coups de fusil :

- Mais avant tout déjeunons... je meurs de faim. Ensuite on avisera, ordonnai-je avec autorité.

Il mangea peu, prit un bon bain et se dit prêt a une conversation. Il paraissait abruti comme après une lutte exténuante, reprenant conscience avec peine. Peu à peu, pourtant, il saisissait le sens de la situation et la honte l'envahissait.

- Oh ! je suis un atroce idiot. Mais comment suis-je ici et vous, qui êtes-vous au fait ?

- Un ami de votre père, donc le vôtre.

Je contai par le menu toute l'affaire. Comme un enfant, ce grand et fort gaillard écoutait, docile. De temps en temps il était parcouru d'une sorte de frisson, comme si ma main touchait à une plaie cuisante.

Le simple bon sens reste court pour traiter pareils cas. M'est avis que seul le grand Médecin peut s'en tirer. Pour le moment mon jeune convalescent semblait heureux de trouver un peu d'affection humaine. Il commençait à s'éveiller à la réalité des faits sans peut-être en saisir tout le drame. Il se sentait mal en point, corps et âme. Qui le guérirait, sinon l'ami venu se charger de nos maladies ?

Il avança la main vers la mienne.

- Dites-moi la vérité ? Ma mère vit-elle encore ?

- Oui, oui. Grâce à Dieu. Elle vit.

- Risque-t-elle vraiment la mort ?

- Ceci dépasse la science des hommes, mais j'ai grand espoir que maintenant elle peut se remettre et vous y pouvez beaucoup.

- Moi ? Qu'y puis-je donc ? interrogea-t-il fiévreusement.

Il me paraissait tout juste capable en ce moment de s'allonger sur le lit pour dormir encore. Allais-je retarder sa guérison ? Où était la meilleure manière d'intervenir ? Mais je fus mené, guidé, comme d'ailleurs il nous est promis.

- Voyez-vous, mon ami, il y aurait une première chose qui, de très près, touche la guérison de votre mère. Dès qu'elle pourra supporter qu'on lui donne un peu longuement de vos nouvelles, il faudrait que ce soit de bonnes nouvelles. Et les meilleures à ses yeux, vous le savez, seraient -d'apprendre que... vous avez repris le bon chemin... du retour vers Dieu. Et j'ai l'impression que tout le premier vous désirez ce retour. Vous avez souffert, vous avez connu la déception d'avoir abandonné l'évangile pour vous livrer à votre passion de vivre. Vous n'en doutez certainement pas, si votre mère se meurt, votre conduite y est pour beaucoup ; son anxiété pour vous, son amour blessé, sa cruelle déception de votre éloignement égoïste. Suis-je trop sévère ?... Et pourtant, même si vous le désiriez en ce moment, il n'est pas pensable que vous puissiez aller lui dire votre regret. je pense donc que le mieux serait de vous y préparer. Et le premier pas ne serait-il pas de tout remettre en ordre dans votre attitude envers Dieu ?

Tandis que je m'exprimais ainsi, non sans précautions, j'essayais de déchiffrer sur son visage comment il recevait mes appels, appels dictés à vrai dire par un plus grand que moi. Comme un médecin s'efforce à suivre de minute en minute l'effet d'une piqûre sur son patient, nous devons employer plus de tact encore à soigner cette partie si délicate de l'être humain que nous appelons son âme.

Mon patient semblait répondre à ma médication. Le diable continuait certes à se démener au dedans de lui, suggérant mille excellentes raisons pour lui d'échapper à mon emprise, d'éviter comme la peste de suivre mes avis. A son âge n'allait-il pas « faire vieux jeu » ? Toutes ces pieuseries, bon pour nos grands-pères! Se laisserait-il prendre maintenant et ç'en était fini de cette vie moderne, libre, sans chaîne ridicule ni entrave, cette vie qu'il aimait tant.

Mais une autre voix parla, celle de ce Jésus dont on disait déjà de son temps : « Jamais homme n'a parlé comme lui. » Ce fut encore vrai ce jour-là. Les arguments logiques restaient impuissants. Mais quelques paroles du Maître, brièvement rappelées, emportèrent les résistances et petit à petit on put voir de quel côté la victoire gagnait du terrain.

Enfin je l'entendis murmurer

- Mon Dieu, aie pitié de moi. J'ai péché contre toi.

Et subitement, d'un élan qui me prit par surprise, il sauta hors du lit et me demanda de m'agenouiller à ses côtés. Dire que j'étais ému donnerait une bien pâle description de la réalité. Ce garçon se mit à lancer vers Dieu un cri d'appel comme rarement j'en entendis. Où trouvait-il les mots ? Un flux d'expressions disait son coeur brisé, plaidait âprement et pourtant avec une ardente confiance, plaidait coupable et réclamait pardon. Malgré mon expérience déjà longue, ce me fut une rafraîchissante révélation. Ce garçon, d'autres le connaissaient sous mille autres traits : maintenant je l'entendais, Parlant à Dieu comme un enfant à son père, le louant pour ses dons. Le ton même dont il prononçait le nom de Christ prouvait la victoire enfin acquise. Combien de temps resta-t-il ainsi à genoux, je ne sais. Ces phrases finirent sur un long soupir et lorsque nous nous regardâmes, face à face, sa figure brillait d'un éclat neuf. Il me saisit les deux mains :

- Ainsi prend fin une lutte de Plus de deux années. je n'y ai jamais goûté de vraies joies, persuadé durant tout ce temps qu'au fond mon père et ma mère avaient raison. je savais fort bien que Dieu me voulait à Son service et qu'il n'existe au monde qu'un chemin vers la vie, qu'un sauveur pour nous y mener. Souvent je me remémorais les jours d'autrefois, la figure de mon père en particulier. Sa vie intègre, sa loyauté chrétienne et plus encore sa douceur, sa patience envers moi malgré toutes mes folies émanaient d'une force surnaturelle dont j'éprouvais un amer besoin. J'ai si ridiculement bafoué tout cela. Il me faut, de ma propre bouche, apprendre tout ceci à ma mère. Quand pourrai-je la voir, croyez-vous ?

Ainsi donc, il m'allait devenir bientôt possible si l'état de la mère s'améliorait, de lui ramener son fils « dans la matinée ». je le lui dis. il me pria de m'enquérir. je décidai d'aller sur le champ et en personne aux nouvelles.

Je rencontrai d'abord le père, qui me reçut d'un sourire et, exactement comme son fils l'avait fait peu de temps auparavant, me saisit les deux mains sans un mot. Mais son regard exprimait toute sa pensée.

- Je vois que votre chère malade va mieux. fis-je

Un signe de tête et une pression de la main me dirent clairement : Oui, Dieu en soit loué.

Nous nous assîmes et je lui dis mes nouvelles. Quand j'en arrivai à la décision prise par son fils, cet homme d'affaire, distingué et réservé, parut s'écrouler et je ne tentais rien pour le calmer, me demandant seulement si toutes ces émotions n'excédaient pas ses forces. Je le laissai donc seul un moment. Mais il me rejoignit bientôt dans le hall.

- Comment vous remercier ? jamais je ne pourrai payer la dette de gratitude que je vous dois. Et maintenant que faire avec sa mère ? Vous savez c'est presque miraculeux. Le docteur ce matin n'en revenait pas. J'ai vu dans ses yeux un éclair de triomphe, mais il a seulement dit qu'il repasserait vers midi. C'est bientôt l'heure. Ne voudriez-vous pas l'attendre et nous verrions que faire pour notre fils.

Nous allâmes au jardin. Le temps était doux : le contraste entre ses allées si calmes et tout le drame vécu au cours de la nuit encore si proche semblait faire de mes souvenirs un mauvais cauchemar sans réalité. Et pourtant le drame continuait, tout proche. Au long des jours et des nuits, d'autres vies couraient les mêmes risques, d'autres coeurs se brisaient, d'autres foyers se disloquaient en pleine folie. Et tout au long des jours, le Maître continuerait à chercher, patient, inlassable, ces êtres en dérive. je priais en mon for intérieur qu'Il donne et renouvelle à ses serviteurs assez de force, toujours plus d'amour à les retrouver.

Sans s'annoncer, le docteur nous rejoignit et prenant nos deux bras, nous dit à l'oreille :

- Maintenant il me sera difficile de désespérer d'un cas. Le rétablissement de notre malade tient du miracle. Si elle recouvre aussi vite ses forces pendant les vingt-quatre heures qui viennent qu'elle le fait depuis hier soir, nul doute qu'elle puisse bientôt revoir son fils à son chevet. Mais où est-il ? Le savez-vous ? Il me faudrait le voir un moment auparavant.

D'un regard échangé avec le père, je compris que je pouvais tout dire. Quand je cessais, le silence se fit un instant que l'homme de science brisa le premier:

- Voila de quoi nous convaincre plus encore que malgré toute la science et l'habileté des hommes, seul Dieu sait comment s'y prendre pour fléchir un coeur. Cette mère se mourait et nul médicalement n'y pouvait plus rien. Maintenant la voici sur la voie de la guérison, bientôt prête à en louer Dieu. Il me faut vous quitter, mais jamais je n'oublierai ce que je viens d'entendre. je pense vous revoir demain à pareille heure.

Je retournai vers mon jeune... convalescent (d'une autre maladie tout aussi grave). Et le lendemain il m'accompagna. La rencontre entre père et fils restera dans mon souvenir -une scène inoubliable, mais jamais je ne pourra décrire l'entrevue entre le fils et sa mère. Et il m'est tout aussi impossible de relater ici mon entretien d'une bonne heure avec le médecin. Ceci se rattache d'ailleurs à une autre histoire qu'on lira ailleurs

 

Aujourd'hui le fils dirige l'affaire du père, au lieu et place de celui-ci et il sait y appliquer les mêmes principes. chrétiens que lui. Ses moments de liberté, il les emploie à la recherche des hommes perdus, convaincu que Dieu ne se laisse jamais arrêter aux apparences. Situation enviable ou misère atroce, les mêmes simples vérités produisent partout les mêmes résultats.

Hérédité, milieu, voire même caractères biologiques, le pouvoir de Dieu surmonte tous ces obstacles. Certain cas peut paraître à première vue désespéré. Les plus grands maîtres de la science ou de la psychologie, voire même la théologie, restent impuissants parfois où l'humble serviteur de Christ, doté d'un peu d'amour, devient, par la grâce de son Dieu, le spécialiste qualifié et cette âme guérit pour toujours.

Beaucoup de fort bons esprits s'insurgent si l'on ose affirmer que le « péché » est la vraie source de mille et une souffrances humaines, que seuls des remèdes

« spirituels » peuvent s'y appliquer avec succès. Mais si vous observez les faits et gestes de vos contemporains, cette humanité « moderne », vous n'aurez guère sujet de crier votre fierté. Perdons un peu notre orgueil d'homme et tachons seulement de demander aide au Maître du monde pour accomplir Sa volonté : « Aimez-vous comme je vous ai aimés. »


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