Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IV

ENCORE UNE AUTRE NUIT !

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« Un petit enfant les conduira. »

La grosse horloge de Big Ben sonnait deux heures, le son assourdi par un « fog » épais en cette nuit d'hiver. On n'y voyait pas à un mètre devant son nez. Depuis des heures je me promenais en quête de quelque aventure.

Ici et là, des conversations non sans intérêt avaient coupé la lenteur du temps, mais depuis la tombée du brouillard on ne voyait plus grand monde. On ne distinguait même plus son chemin. Je me savais sur l'Embankment, marchant dans la direction de Blackfriars. Un banc se présenta, humide, peu engageant, mais ce ne serait pas la première fois qu'un homme y dormirait même par un temps aussi détestable

Autant que mes yeux pouvaient voir... il était vide. je m'assis et m'appuyais le dos pour goûter un instant de repos. je me sentais la tête lourde de sommeil. mais heureusement pas assez pour ne pas saisir près de moi le son d'une voix indistincte. Il y avait donc bien un occupant et je glissai le long du banc.

En effet, un homme était assis au bout, comme écroulé sur lui-même, la tête entre les deux mains. Il ne m'avait pas entendu. Il semblait se parler à lui-même. Ah mais non ! Il priait !

- Encore une autre nuit, Seigneur Dieu, disait-il distinctement. Seulement une autre nuit. Laisse-moi encore revoir la gamine. Ensuite, peu importe.

Je me penchai vers lui :

- On prie, camarade ? fis-je.

Il leva la tête, essayant de discerner mon visage, puis dit :

- Eh bien oui ! Vous priez jamais, vous ?

- Oh si, parfois !

- Et. Il vous a répondu ?

- Oui bien sûr, parfois, camarade. Et pourquoi priez-vous ?

Il me fit un long moment attendre sa réponse. je dus reposer ma question mais comme je paraissais accoutré comme lui, il s'enhardit :

- Voila. Il y a deux minutes, j'étais là sur le mur, dit-il en me montrant le parapet de la rivière. Fallait en finir. Mais un souvenir m'est revenu.

Encore une longue pause.

- Et quel souvenir ?

- Oh ! grogna-t-il, c'est à propos de la gosse, ma gamine.

L'oreille tendue, j'attendis l'explication.

- J'ai une gamine. quelque part. J'aimerai la revoir encore une fois. Vous comprenez. Après... ? je m'en f...

Bribe par bribe, je lui arrachai son histoire. Autrefois dans le commerce, il avait connu le bonheur, une maison agréable, une charmante femme, une gentille fillette. Quand il me parla de sa femme, il avait l'accent triste. Le jeu l'avait dominé, puis l'alcool et la maison était devenue un enfer. Il disait que si sa femme était morte, sa brutalité à lui en était la cause. Alors il avait tout abandonné, laissant sa fillette. Il Y avait de cela huit ans. Et depuis jamais il ne s'était préoccupé d'elle, même si parfois le désir l'en avait pris. Il vagabondait à l'aventure, courant la campagne, de temps à l'autre à Londres. Pour gagner quelques sous, il promenait des panneaux de publicité et il lui arrivait en cet accoutrement de passer devant son ancienne maison, à moins de dix minutes du banc ou nous devisions.

Il avait cessé de boire, car sa santé l'abandonnait. Et il était seul, seul au monde, sans un ami. Bien sûr c'était sa faute, il se reprochait le passé, il se savait sans excuse. Alors pourquoi continuer ? Il avait décidé cette nuit de se jeter à l'eau. Mais au dernier moment, il avait été retenu, comme si « quelque chose » l'empêchait.

- Non, lui dis-je, pas quelque chose mais quelqu'un.

- Vous y croyez, vous ?

- J'y crois même fermement. Et plus encore, je suis tout juste envoyé ici pour vous le dire ?

- Hein, quoi ?

- Si on marchait un peu ? On se gèle ici. je vais vous expliquer.

Bras dessus, bras dessous, nous partîmes, les deux clochards, le vrai et le faux-semblant. Morceau par morceau, je lui racontai pourquoi je me promenais ainsi dans la nuit. Il semblait m'écouter avec grand intérêt alors que nous atteignîmes Fleet street qui commençait à s'animer de l'activité du petit jour, il s'arrêta et me demanda -

- Vous seriez pas par hasard journaliste ?

Je dus répondre non mais que j'avais pas mal d'amis dans la profession. Il s'étonna de me voir retrouver si aisément mon chemin malgré le fog, sans soupçonner par quels subterfuges j'essayais sans me perdre et détruire tous mes plans, de le conduire chez moi. Et c'était encore loin. Bien sur, en pareil cas, je consultais de temps à autre mon Guide invisible et savais qu'Il nous dirigeait. Nous étions tous deux trempés de part en part. mais lui y était sans doute plus habitué que moi.

Vers 6 heures du matin, nous arrivâmes enfin à destination où il se rendit mieux compte des raisons de notre rencontre et ce qui pouvait s'en suivre. Bientôt il dormait profondément en un lit meilleur que tout ce qu'il avait connu depuis fort longtemps. je lui avais promis de me mettre sans retard en quête de sa « gamine », car à cette époque j'étais assez bien organisé pour ce genre de recherche. Membre d'un certain comité préoccupé d'enfance abandonnée, je connaissais les diverses institutions où l'on pouvait espérer retrouver au moins des informations sur un enfant sans famille. Avant d'aller au lit, j'avais déjà dressé mes plans.

Dans la journée j'obtins de l'homme la promesse qu'il prierait Dieu de son côté de guider nos recherches mais aussi que maintenant il allait essayer une autre vie.

Deux jours Plus tard (le monde moderne offre Parfois certains avantages), une fillette du nom que j'avais donné me fut signalée dans une maison du Sud de Londres et je pris avec moi le père pour reconnaître s'il s'agissait de son enfant.

A la directrice de l'institution, je donnai quelques détails sur les événements qui m'amenaient à elle et lui demandai de voir d'abord l'enfant moi-même.

Dès qu'elle fut devant moi, tous mes doutes s'évanouirent.

- Te rappelles-tu ton papa, ma petite fille, lui demandai-je.

Elle pouvait avoir 13 ans, une enfant bien bâtie, aux yeux clairs et de maintien gracieux.

- Oh oui, Monsieur, mais il y a bien longtemps que je ne l'ai plus vu.

- Voudrais-tu le revoir ?

Sans hésiter elle répondit d'une haleine, les yeux en larmes :

- Oh oui, bien sûr, s'il vous plaît.

Pauvre gamine. Abandonnée à 5 ans. Huit ans durant, elle avait rêvé à sa mère morte, son père parti. Et maintenant... qu'arriverait-il ? Discernant l'émotion sur ses traits, je crus bien faire de ne pas tarder davantage. Le père entra et ce fut une inoubliable scène difficile à décrire. La directrice en avait pourtant vu bien d'autres en sa vie et moi de même. Elle me confessa ensuite n'avoir jamais été aussi émue. Bien sûr, nous disparûmes pour discuter des dispositions à prendre.

Ce n'était pas si simple. Le père avait roulé au plus bas de la déchéance. Il ne possédait même pas une chambre où abriter l'enfant. Nous en fîmes notre affaire. Souvent j'avais pu me tirer d'imbroglios sans issue. Les formalités officielles ne tramèrent pas et un jour nous pûmes revenir prendre l'enfant. Autre scène émouvante. La maman d'adoption s'était profondément attachée à cette charmante petite, qui lui rendait bien son affection. Et les autres enfants de la maison échangeaient avec celle qui partait toutes sortes de promesses de se revoir, sans dissimuler leur envie d'être aussi celle qui retrouverait son père.

Quant à lui, la reconnaissance et la joie semblaient le transfigurer. Avait-il vraiment compris que la main de Dieu l'avait guidé pour l'arracher à son passé et en faire un vrai « disciple » ? Mais j'aurais eu bien tort d'en douter. Le jour même, devant sa fillette et devant moi, il consacrait sa vie à Dieu et aussi celle de son enfant.

Dix ans passent vite, dix années bien remplies. Si vous pouvez me suivre maintenant dans ce bâtiment de style ancien, près la cité de Londres, en un quartier où les enfants abondent, vous Y trouveriez le dimanche matin une école où l'on enseigne l'histoire du Christ aux petits Poulbots du quartier. Près de 300 gamins et gamines s'y assemblent par groupes. Entrez ici et accotez-vous à la porte. Chefs de groupes et enfants regardent tous vers celui qui dirige le chant. Point n'est besoin de sifflet ou de coup de règle sur la table pour obtenir le silence. La jeune assistance, comme d'instinct, suit cette voix chaude, pénétrée de l'amour même du Christ pour les petits. L'ordre, le calme, l'atmosphère qui règnent vous saisissent d'emblée et vous me dites à l'oreille :

- Quel admirable ensemble ? Qui est donc ce directeur ?

- Celui qui priait sur son banc, à Embankment.

Maintenant montons au premier. Une vaste salle réunit les tout-petits, cinquante ou soixante bambins assis en groupes de dix à douze, sur leurs petites chaises. La directrice parait bien jeune et comme elle se lève à notre arrivée, vous me dites :

- Ne serait-ce pas la fille du directeur. Elle lui ressemble tant.

- Oui, c'est « la gamine ».

Alors pourquoi ne vous joindriez-vous pas, vous aussi, à ceux qui cherchent les « perdus » ? Ne connaissez vous pas Celui qui peut, grâce à vous, accomplir tant de merveilles ?

Et que deviendront ces centaines d'hommes que j'ai vue l'autre soir sous ces arches sombres, serrés en grappes ou dispersés de ci de là, en quelque recoin obscur de notre vaste capitale et de cent autres villes ailleurs ? Enveloppés de vieux journaux pour se tenir au chaud, ils se blottissent si serrés l'un contre l'autre que l'on ne peut en distinguer un. Ailleurs vous trouverez des femmes, de tout âge, accroupies ou couchées à terre comme un troupeau de brebis dans une cour à ciel ouvert, à la tombée de la nuit. Parmi tous ces miséreux, beaucoup connurent jadis le confort. Qui sont-ils ? Comment tombèrent-ils si bas ? Le Maître, lui, les connaît tous par leur nom et veut les ramener au bercail.

« Qui veut lutter pour Moi et qui enverrai-je ? » dit-il.

On peut certes avancer mille et une bonnes raisons de ne pas se croire qualifié pour ce travail. Pourtant je puis assurer tous ceux qui avec foi en Dieu tentent de retrouver ces malheureux qu'ils y découvriront eux-mêmes les plus grandes joies. D'ailleurs ne vous mettez point en souci. Dieu sait à merveille à quel moment précis il faudrait qu'un de ses serviteurs intervienne. Tâchez seulement d'être prêt à son premier signe.

Ecoutez encore cette histoire d'enfant :

Un samedi matin je décidai d'aller visiter un ami malade. Il logeait en une étroite chambrette au dernier étage d'une des plus sordides maisons des bas quartiers de Stepney. Chaque maison à l'entour abritait des dizaines de familles, et vous devinerez en quelles conditions si je vous dis qu'une rapide enquête m'avait donné pour deux de ces maisons : quinze pièces, dix-huit couples, cinquante-deux enfants entre 3 et 14 ans, quelques bébés et plusieurs vieillards !

Ce matin-là, je manquai mon ami mais comme je grimpais les trois marches de pierre vers la grande porte ouverte (en ce quartier la plupart des portes sur la rue restent toujours ouvertes), je distinguai montant d'une pièce du rez-de-chaussée la petite voix plaintive d'une fillette. Et les mots m'arrêtèrent net. je me penchai et aperçus une frêle gamine de 7 ou 8 ans à genoux devant une vieille chaise dépenaillée, les yeux clos, les mains serrées sur les yeux, absolument insensible à ce qui pouvait se passer autour d'elle. Et j'entendais :

- S'il te plaît, Dieu, ramène mon papa aujourd'hui sans qu'il ait bu. S'il te plaît, Dieu.

Lentement, d'une voix ferme, l'enfant répéta ces simples mots de prière. Et aussitôt le Saint-Esprit qui avait inspiré cette requête s'adressa à mon propre esprit. je ne perdis pas une minute à aller m'enquérir. je connaissais bien ce père et son usine. Aussi vite que mes jambes me pouvaient porter, je me précipitais vers l'interminable avenue de Mile End Road. C'était à peu près exactement l'heure où les ouvriers de cette usine quittaient le travail le samedi matin. Si l'homme partait avant mon arrivée, je risquais perdre ensuite des heures à chercher en vain ses traces.

Tout juste à temps j'atteignis la cour où les ouvriers déjà faisaient queue devant le guichet d'où un employé tendait les maigres enveloppes contenant leur paie. je me tins à l'écart jusqu'au moment où mon homme eut touché la sienne et m'avançai délibérément vers lui, tandis qu'il la déchirait pour vérifier le contenu. Le saisissant par le pan du veston, je lui dis sur un ton presque solennel :

- J'aimerais beaucoup que vous m'accompagniez sur le champ chez vous.

Il me regarda, surpris, et brusquement demanda

- Et que se passe-t-il ?

Les camarades à l'entour souriaient déjà, moqueurs, et l'un ou l'autre murmurait quelques réflexions acerbes sur les gens bien élevés qui feraient mieux de se mêler de leurs petits oignons.

- Que se passe-t-il donc ? répéta l'homme.

- Rien de grave, mais j'ai besoin que vous veniez tout de suite avec moi.

Il se laissa faire et à la sortie me répéta encore sa question. Lui prenant le bras je lui donnai à entendre que sans tarder il lui fallait venir avec moi jusque chez lui.

Nous hâtions le pas. Au moment où nous atteignions sa rue, la fillette qui jouait dehors avec d'autres, nous aperçut et courut chez elle en criant :

- M'an, M'an. Je sais maintenant que Dieu entend quand on le prie. Papa est là et il n'a pas bu.

Lorsque le père eut compris toute l'affaire, et je ne lui en cachai rien, l'anxiété, le souci qui avaient rempli son coeur firent place à une grande tendresse. Sans aucun doute, il avait eu un culte béat jusqu'alors pour la dive bouteille. Des années durant, affirmait sa femme, il n'était pas revenu une seule fois au logis le samedi droit sur ses jambes. Et bien sûr, une bonne partie du salaire âprement gagné s'était envolée en cours de route.

« Un petit enfant conduisit » toute chose et ce jour même l'homme promit de ne jamais plus boire de la sorte. Nous nous agenouillâmes à quatre en ce pauvre logis : Dieu entendit les promesses solennelles et accorda son aide. L'homme en ses gros doigts tenait l'une des menottes que j'avais vues jointes sur des yeux d'enfant, juste au moment où un messager du Christ passait par là et reçut l'ordre d'aller courir à la recherche du papa. Et l'homme tint parole.

Le lendemain il assistait à notre culte public pour la première fois depuis le jour des funérailles d'un autre de ses enfants. Le lundi, au travail, il annonça aux camarades d'atelier sa résolution de ne 'plus enrichir de sa paye le gros bistroquet du coin. Sa fillette l'avait ramené vers Dieu et maintenant... libre à eux de se moquer de lui.

Personne n'y pensa. Par la suite il eut la joie de conduire à Christ quelques amis. L'un de ses employeurs me disait un jour le changement que cet ancien ivrogne avait opéré dans l'atmosphère de toute l'usine.

Puis-je ajouter de mon côté que le récit de cette conversion permit en de tout autres circonstances, en un milieu bien différent, de retrouver un homme. On en lira plus loin le récit.

Petite cause et grands effets. Une prière d'enfant, qu'est-ce donc de par ce vaste monde mécanisé ? Mais l'oreille du Seigneur est assez fine pour la discerner malgré tous nos cris et bruits assourdissants. Son bras reste assez puissant pour mener à bien l'entreprise. Puissions-nous, vous et moi, nous tenir attentifs et prêts à répondre juste au moment où Sa voix nous hèle.


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