Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

I

UN HOMME A LA MER !

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Un jour, je trouvai du travail.

Probablement le contremaître à l'allure de taureau, qui m'engagea avec une douzaine d'autres ce matin-là, ne supposait guère qu'il aiderait à accomplir la promesse biblique : « Avant qu'ils appellent, dit Dieu, je répondrai, et à peine ouvriront-ils la bouche que déjà j'aurai entendu. » De merveilleuses choses peuvent survenir, si seulement les chrétiens veulent croire à cette promesse. Elle se réalise tous les jours, mais nous ne savons pas le comprendre, le reconnaître. Quelqu'un, quelque part s'appuie ferme sur la Parole de Dieu, et alors malgré la folie, l'orgueil, l'égoïsme, la vanité de tant de gens, les choses arrivent comme Dieu l'a dit.

Voici comment la chose m' arriva.

Depuis une bonne heure, je déambulais de dock en dock, à la recherche du moindre espoir d'entendre réclamer l'aide d'une paire de mains. Inutile de redire ici en quels termes mes demandes étaient repoussées. La plupart du temps, on m'envoyait brutalement vers ces régions surchauffées où, dit-on, les plus détestables subissent le châtiment dernier de leurs crimes. Devant moi, d'autres hommes recevaient les mêmes rebuffades, et parfois il s'ensuivait de vigoureuses altercations, chaque partie semblant fort au courant des faits et gestes passés de l'antagoniste. On trouve dans les docks toutes sortes d'employeurs et de contremaîtres, et certains fort décents, voire polis, aimables. je me souviens avoir entendu l'un d'entre eux me dire au premier coup d'oeil sur un ton de regret :

- Désolé, camarade, rien à faire aujourd'hui !

Et comme je m'en allais, il ajouta entre les dents

- Pauvre diable, peut-être que, avec cent francs, il en aurait eu assez.

D'où je conclus que mon apparence ressemblait fort au commun de mes collègues pour n'être pas pris pour un amateur. J'en fus assez fier.

Ainsi, nous allions de dock en dock, avalant les kilomètres. Le nombre des chercheurs diminuait avec le temps. Le courage s'effritait, remplacé dans les yeux par la déception ou le ressentiment. D'autres n'en devenaient que plus entêtés : certainement, la chance allait tourner. Et cette volonté accrue ne manquait pas de noblesse.

Au quai M on demandait une bande d'hommes pour décharger un gros navire, ancré au milieu de la rivière. On avait dû interrompre le déchargement déjà à demi terminé. Il s'agissait de porter à quai quelques centaines de caisses de fruits venus de France.

D'abord.. on avait pu atteindre le bateau en empruntant le pont de trois autres navires ancrés bord à bord, mais deux d'entre eux, le premier et le troisième étaient partis, ne laissant dans l'espace vide qu'un gros chaland, sur lequel deux planches avaient été posées, du quai et du bateau à décharger.

Chacun de nous devait pousser à chaque voyage une sorte de brouette portant quatre caisses Il fallait les déposer sur le quai de briques au bout de cette planche servant de pont. et, bien que la charge ne fut pas excessive. je songeais que cette étroite passerelle exigeait un oeil vif et le pied sûr, sinon, gare à l'accident.

Il se produisit.

Je comptais déjà onze voyages avec mon chargement chaque fois renouvelé, et me croyais déjà grand expert à utiliser cet étroit passage sur lequel nous avancions un peu comme des ballerines.

Aussi habile me jugé-je à imiter le vrai docker, je ne l'étais point assez pour soupçonner la malice des vieux routiers. On m'avait repéré comme novice, et par conséquent victime possible de leur envie de rire un brin. Ou peut-être mon langage me desservait-il, car souvent j'avais à demander le sens de telle ou telle expression. Toujours est-il que l'accident n'arriva point par choix personnel.

Au douzième tour de mon hasardeux voyage, je m'engageai sur la planche la plus proche du quai avec ma brouette chargée lorsque la planche se mit à danser plus violemment que de coutume, et je ralentis ma marche. Le tangage devint plus violent, j'atteignais le milieu quand je perdis pied, et passai par-dessus bord avec brouette, caisses et planche ; je tombais à l'eau, quatre mètres en dessous ! La marée était basse, et l'eau peu profonde, mais elle cachait une épaisse couche de boue. Des rugissements de rire s'élevèrent de toutes parts ; je compris qu'il s'agissait d'une bonne plaisanterie. Le. temps du plongeon me suffit à retrouver mes esprits : « Surtout, ne perdons pas la face, et restons calme ». je fus même capable de sourire. Mais j'étais dans une « sale » position.

- Un homme à la mer ! entendis-je crier. En fait, je ne courais aucun danger. Un homme, sur le bateau que je venais juste de quitter se tenait les côtes en riant à gorge déployée. Il se faisait du bon temps. Moi, beaucoup moins : je devais présenter un étrange tableau, voulant rester calme, tout en agitant mes pieds dans cette vase infecte.

A peine quelques secondes, l'homme resta à me contempler, puis, poussé par un bon mouvement, il jeta à l'eau quelques caisses vides, sur lesquelles il sauta pour m'aider à regagner le bord.

Par bonheur, je m'en tirai avec quelques contusions, et le geste de mon interlocuteur justifiait l'attitude que j'avais adoptée. Si je m'étais laissé emporter à la colère ou à la vengeance, je n'eus fait que m'opposer au sage dessein de mon Dieu, comme on va le voir.

- Vous l'avez fort bien pris, me dit l'homme en m'aidant à grimper sur les caisses qu'il avait jetées à l'eau.

Son accent n'avait rien de « cockney ». Ce n'était certainement pas un docker ordinaire.

- Vous croyez ? Après tout, à quoi servirait de le prendre autrement, et j'ajoutai une question précise :

- Il n'y a pas longtemps que vous travaillez par ici, vous !

- Vous non plus, répliqua-t-il.

- Non ! Et je ne continuerai pas si j'en puis sortir. Dites-moi où vous logez et je vous dirai où je loge.

J'examinais ses traits, autant, que me le permettaient mes yeux obstrués de boue. Il essayait de me débarrasser de la saleté qui me recouvrait. et en devenait presque aussi sale que moi. Nous décidâmes de nous montrer où nous logions.

D'autres accouraient à l'aide et nous tiraient sur le quai au milieu des moqueries de toute l'assistance. Qui avait secoué la planche, je ne m'en préoccupais point. En vérité, je dois confesser que, n'ayant ni coup ni blessure, et encore en possession d'une partie tout au moins de ma dignité, je ne pensais qu'à une chose, comment gagner la confiance de cet homme, connaître non seulement son logis mais le chemin de son coeur.

Je proposai donc d'aller chercher refuge dans un café proche, ou, autour d'une boisson chaude, nous pourrions nous dire mutuellement comment nous avions ainsi glissé dans le monde des miséreux. Il accepta, mais plusieurs fois éclata de rire en allant jusqu'au bureau réclamer notre pauvre paye. Le caissier grogna fort. Pourtant, comme il m'était impossible de poursuivre le travail en pareil état, et mon ami se proposant de me reconduire, nous pûmes sortir. Mon « boulot » m'avait rapporté 90 francs, mais en fait, beaucoup plus que tout ce qui se paie en argent.

Au comptoir, la serveuse nous regarda, d'un oeil soupçonneux et ne s'arrêta même pas pour savoir si j'étais tombé à l'eau par accident, pour quelle raison j'étais ainsi fagoté.

Elle cria :

- Non, non, merci ! Pas ici

Nous étions trop sales, même pour son bistro sans prétention.

- Venez chez moi, proposai-je, lorsque nous tournâmes le dos sans insister autrement.

- Dans votre piole ?

- Oui, et nous partîmes sous les regards et les quolibets les moins flatteurs.

Je m'arrangeai pour éviter les rues trop fréquentées. Et tout en marchant, j'eus l'impression de plus en plus nette que cet homme était un de ces « perdus » à la recherche desquels le Maître m'envoyait.

Nous suivîmes Wapping High street, puis le passage du Rossignol jusqu'au dock de Londres, près d'où était ma « piole ».

Quand nous atteignîmes la rue, je lui montrai la maison. Il me dit :

- Tiens, ils louent des chambres par ici ?

- Oui, dis-je, c'est là que je dors. Entrez avec moi.

- J'ai souvent passé par là, mais j'ignorais qu'on prenait des hommes.

Nous entrâmes, je demandai une tasse de café et quelque nourriture pour mon ami, du temps que je disparaissais sans expliquer à personne pourquoi je venais d'être si inélégamment décoré.

Les bains de boue à cette époque n'étaient pas encore devenus d'usage médical, ni recommandés pour certaines affections. Mais je dois affirmer que jamais, même préparé avec le plus grand soin, ce traitement ne put se révéler plus efficace ; involontairement subi, certes. Mais qui l'aurait refusé, s'il savait ce que cette énergique médication pourrait lui apporter ? « Ses voies ne sont point les nôtres. » Tout ce qu'Il permet peut se révéler bon pour quelqu'un, et j'en découvris bientôt la raison profonde.

Un bain tiède expédié à toute allure, un costume enfilé en vitesse, du temps que je réclamais l'assistance d'En Haut, et je retournai auprès de l'homme.

- Nous y voilà, commençai-je.

Il me contemplait ahuri, et pour un moment muet.

- C'est donc votre maison ? Pourquoi avoir agi ainsi ? La première question ne nécessitait pas de réponse, mais je n'hésitai pas à répondre à la seconde

- Pour vous trouver.

Il me regardait, perplexe. Puis, baissant les yeux sous mon regard, secoua la tête tristement, et se leva pour partir.

Le retenant de la main, je dis en riant :

- Eh, l'ami, je ne perds pas ma chance. Merci de m'avoir aidé à sortir de la rivière, en me donnant le privilège de vous rencontrer, mais vous m'avez promis, vous le savez, et je veux avoir votre histoire. Vous pouvez très bien ici découvrir la mienne.

C'était un grand corps bien bâti, d'âge moyen ; il portait maintes traces, sans explication nécessaire, que son passé avait connu d'autres habitudes que celles où il vivait. Ses traits révélaient de l'intelligence, et si déjà la dégradation les marquait, elle ne venait pas de loin. Son regard s'adoucissait depuis que nous nous regardions, debout face à face. Ses gestes prenaient plus de finesse. je repris ma question, certain maintenant que je tenais le sens de mes recherches aventureuses.

- Allons, asseyez-vous, et dites-moi si je puis vous aider.

Sans hésiter, il me répondit aussitôt

- Non. c'est impossible.

- Pourquoi ?

- Je suis tombé trop bas.

Magnifique texte pour un sermon ! Mais il ne s'agissait pas de prêcher. Il fallait plaider, l'empêcher de s'en aller. Le Seigneur avait besoin de lui. Il ne serait probablement pas commode à avoir. Et comment réussir, je l'ignorais. mais les mots et le pouvoir vinrent. et bientôt il s'asseyait à nouveau lourdement, la figure cachée dans ses mains.

Un moment passa. Une lutte se déchaînait en lui. l'éternel combat entre bien et mal. Et pendant ce temps, j'implorais la sagesse nécessaire pour gagner cet homme à Christ. « Seigneur, tu le connais, et tu sais qui prie en ce moment pour lui quelque part en ce vaste monde. Réponds à ces prières, et si tu peux, sers-toi de moi comme de ton instrument. » je priais en silence, et il me regarda dans les yeux comme pour se convaincre qu'il pouvait se confier à moi. Mais aucun mot ne vint. je continuai donc :

- Ne trouvez-vous pas étrange que nous puissions être maintenant assis face à face, si vraiment vous étiez tombé trop bas ?

Pas de réponse.

- Etait-ce par hasard que j'ai réussi à trouver du travail ce matin au dock tout juste à côté de vous ? Est-ce par hasard que les copains m'ont choisi, moi, pour leur jeu brutal ? Pure coïncidence, si de tous les autres, c'est vous qui m'avez tiré de l'eau ? Ou bien est-ce que quelqu'un savait où vous trouver, et maintenant même est en train de répondre à une prière qui est montée vers lui pour vous ?

Il paraissait ébranlé, et me regardait avec attention. Puis lentement, il avança sa main droite vers la poche intérieure gauche de son veston, la gardant là quelques secondes. Il semblait hésiter encore à prendre une grande décision. Puis, de sa poche, il tira un portefeuille usé, sale, comme souvent j'en ai vu dans la main de ces hommes. J'ai eu le privilège de regarder à l'intérieur de centaines de ces trésors. Quelles histoires ils peuvent raconter à des yeux compréhensifs, prouvant toujours davantage que la vie est infiniment plus passionnante que n'importe quel roman. Ce portefeuille était, de toute évidence, le dernier reste de jours meilleurs : il portait au coin un monogramme en or. Sûrement tendre cadeau d'un passé cher ; maintenant, presque hors de service après tant et tant d'aventures variées. Son éloquence déjà parlait pour son possesseur.

De l'intérieur, il tira deux photographies.

- Voilà ma famille, dit-il, en les déposant avec précaution sur la table. L'une représentait une femme à la figure fine ; l'autre, deux gentilles gamines du même âge, évidemment les filles de l'autre dame. Je les regardai avec attention lorsque je perçus un sanglot et un soupir auprès de moi. Mon ami avait posé sa tête sur ses bras croisés au bord de la table.

- Les vôtres ? fis-je. Et vous en êtes là ? Pourquoi ?

C'était une pauvre histoire, hélas trop banale. Fragment par fragment, je la lui arrachai, bien que parfois il m'interrompit, comme pour me quitter, en répétant

- Trop tard, c'est trop tard maintenant !

Il avait été médecin et excellent praticien, muni d'une bonne clientèle. Il s'était marié dans une famille aisée où l'argent ne manquait point, avait connu la notoriété dans un coin du Sud de l'Angleterre, et tout alla bien des années durant. Deux fillettes leur naquirent : un heureux foyer. De nombreux amis leur donnaient toutes les joies de fréquentes visites. Mais comme il arrive souvent, ces facilités elles-mêmes se montrèrent trop lourdes pour le caractère de cet homme populaire, reçu partout, et fêté. Trop occupé pour pratiquer sa foi chrétienne, il trouvait mille excuses si sa femme le priait de l'accompagner à l'église. Ses fillettes suivaient des études qui devaient les mener à la même carrière que leur père. Mais celui qui devait se montrer leur guide et leur appui commença à s'adonner à la boisson. Tout d'abord, nul n'y prit garde, puis l'habitude se fit plus tyrannique. Il en négligea sa famille et sa clientèle. Malgré les soins dévoués de sa femme et de ses enfants, il tomba de mal en pis, et finit par décider de disparaître. Par une série de subterfuges habiles, il quitta tout, et partit sans laisser de traces. Traversant l'Atlantique, il roula d'un bout à l'autre des Etats-Unis, fréquentant les plus vils, sachant bien que, comme lui, ils ne demandaient qu'à cacher leur vrai nom, et éviter les questions indiscrètes.

Souvent, il songeait au suicide, mais pour des raisons difficiles à expliquer. il ne l'avait jamais tenté avec sérieux. Toujours, disait-il, « quelque chose le retenait ».

Un jour, il eut une âpre discussion avec sa logeuse. qu'il ne pouvait plus payer. Elle le menaça, s'il ne trouvait pas d'argent, de le mêler en quelque histoire criminelle, où il aurait risqué la chaise électrique. Effrayé, il quitta New-York le soir même pour Boston, puis le Canada. Il y rencontra un homme bien connu de sa famille, mais sut ne pas se laisser reconnaître.

Alors, de nouvelles pensées germèrent en son esprit. Le remords le poussait à rentrer au foyer demander pardon, et prendre un nouveau départ. Cette pensée lui revint souvent. Mais tant d'obstacles se dressent sur leur chemin qu'en général il leur faut avant toute chose trouver le Guide pour pouvoir prendre ensuite la grande route du retour.

Il le tenta pourtant et fut assez heureux pour se faire embarquer comme toute-main sur un cargo à court d'hommes d'équipage.

Il aborda à Londres à moins de 1.000 mètres de la maison où nous causions en ce moment. Voilà trois ans déjà. Ses bonnes dispositions s'évanouirent dès qu'il posa le pied sur le sol anglais. Son excuse fut de trouver d'abord un emploi et quelque argent lui permettant de se présenter dignement aux siens.

Sa femme fidèlement vivait toujours au même endroit où il l'avait laissée. D'abord, pour cacher sa honte, elle avait expliqué son absence aux amis pour des raisons de famille. La note qu'il leur avait laissée en partant, nul n'en avait rien su. Bientôt son départ souleva mille problèmes mais la loyauté de sa famille lui resta fidèle et on commença à ne plus en parler. jamais on n'avait rien pu découvrir de lui ; jamais il n'avait plus donné signe de vie. Descendant la fatale pente, il mena la vie aventureuse, parfois gagnant bien sa vie, parfois mendiant pour manger un croûton de pain. Il couchait la nuit dehors ou dans ces misérables abris pour hommes dégradés. S'il pouvait parfois se procurer un peu d'alcool, il buvait tout son saoûl pour oublier. Un soir on le mit au cachot au commissariat de police de Tower Bridge, mais on ne put trouver aucune charge contre lui et il fut relâché. On l'avait seulement relevé « ivre mort » et nul ne soupçonna sa vraie identité.

Souvent il se sentait attiré à faire retour sur lui-même.

Il écoutait en plein air des prédicateurs lui enseignant le chemin du retour, mais le courage lui manquait.

Un jour même il se souvenait à Tower Hill avoir entendu un homme (et il se disait maintenant sûr que c'était moi) dont la parole l'avait remué mais il avait résisté à cet appel où pourtant il avait reconnu la voix d'Un Autre.

Il en connaissait beaucoup comme lui et tous les coins où ils se rassemblaient : Embankment, Whitechapel, Clistenwal. Beaucoup admettaient devant lui que si un ami leur prêtait la main, ils quitteraient volontiers leur vie misérable.

Mais quel ami connaissent-ils ? Qui donc a la charge de retrouver ces hommes et ces femmes perdus ?

Ils sont perdus. Ils ont besoin d'être conduits d'abord à Christ par ceux-là seuls qui en connaissent la route. Nous avons tous d'excellents prétextes de ne pas être ces guides laissant volontiers à d'autres le soin de le faire.

Pourtant en cet instant l'étonnante chose s'était produite et l'on ne pouvait expliquer le fait par un simple jeu de coïncidences fortuites. Et si ces trois êtres qu'ils avaient si honteusement abandonnés étaient restés toujours préoccupés de prier pour son retour ? Ce retour qu'il avait si longtemps refusé, si souvent désiré, si souvent rêvé. Et s'il était vrai qu'aujourd'hui Dieu encore « fait concourir toutes choses ensemble pour le bien de ceux (ces trois justement) qui l'aiment » ? Et si Dieu avait décidé en ce moment même de lui donner une nouvelle chance de retour ?

Plus tard il le reconnut, telles étaient ses propres pensées et il se mit à prier. Jadis il avait su la force, la paix que donne la prière. Il se remit à cet instant à crier à Dieu de toute la force dé son être du temps qu'il écoutait des lèvres d'un ami la vieille, vieille histoire de l'amour inlassable qui peut faire toutes choses nouvelles dès que nous le lui demandons.

Il dit calmement:

- Je comprends.

Et se mettant à genoux à côté de la table, à haute voix, il supplia Dieu. Jamais je n'oublierai cette prière. D'abord la requête entrecoupée d'un coeur déchiré, repentant, d'un malheureux ressentant et son ingratitude envers un Dieu décidé à ne pas l'abandonner et son désarroi et sa cruauté à l'égard de ces coeurs emplis pour lui d'amour. En se confessant ainsi il parut tout à coup doué d'une étonnante richesse d'expression. je l'observais avec une joie difficile à exprimer. Combien de temps restâmes-nous ainsi dans une réelle communion, je ne sais au juste. Nous nous relevâmes profondément émus, pour nous serrer la main. Il me semble ressentir encore l'étreinte de ses doigts.

- Et vous resterez à mes côtés ?

- Oui, répondis-je, autant qu'un homme le puisse.

- Alors nous verrons ce que Christ peut, Lui !

Nous discutâmes s'il fallait aussitôt écrire à sa femme et lui tout raconter.

- Non, finit-il par dire. Que Dieu m'aide d'abord à devenir un homme ! Il me faut aussi savoir ce qu'elles deviennent à la maison. Pensez à mes deux filles : je ne veux pas nuire à leur situation. Non ! Que Dieu m'aide d'abord à devenir pour elles un meilleur père, et point un sujet de honte.

Grâce à l'un de mes amis influents, il put trouver du travail à empaqueter des produits pharmaceutiques. En peu de jours, il se montra excellent employé et on l'augmenta. Bientôt l'on s'aperçut qu'il possédait une connaissance technique très réelle de ce qu'il manipulait et on lui offrit une place de préparateur.

Alors il décida d'écrire à sa femme, lui annonçant qu'il vivait encore et avait repris le droit chemin. De mon côté, avec les précautions nécessaires, je contais une partie des faits ci-dessus relatés et suggérais à cette dame de me répondre à moi si elle désirait le voir.

La réponse me parvint presque aussitôt. J'avais imaginé recevoir peut-être la visite d'un tiers, chargé de remettre l'entrevue à plus tard ou encore quelque brève note exigeant avant toute tentative de réconciliation que l'homme donne de vraies preuves de son amendement. Mais ce fut une longue missive, débordant de gratitude envers Dieu, pour ce merveilleux exaucement de prières. Avec des termes d'une parfaite courtoisie, on m'expliquait que les deux jeunes filles préparaient de longs et difficiles examens à l'hôpital. Peut-être, pour elles, valait-il mieux attendre encore quelque temps le moment du revoir.

Je lui montrai la lettre. Après l'avoir lentement parcourue, il se tourna vers moi :

- Il faut acquiescer à ce désir. C'est dur d'attendre mais il le faut. Je l'ai mérité. Dieu veuille me rendre plus digne de leur amour.

Nous priâmes ensuite et ce fut de sa part comme une nouvelle consécration au Christ.

Six mois s'écoulèrent sans amener la moindre rechute. Et pourtant ce ne fut point sans lutte : parfois le démon semblait se déchaîner en lui. D'autres lettres m'étaient parvenues de sa femme, auxquelles j'avais ponctuellement répondu en donnant d'autres renseignements.

Enfin vint une brève carte demandant de tout arranger pour une rencontre, mais je ne lui en dis rien à lui.

Lorsque cette dame entra dans mon bureau, aussitôt je la reconnus ainsi que la jeune fille qu'à ma grande joie elle avait prise avec elle. On devine l'émotion qui transparaissait sur leurs visages. Mais voulant laisser au mari le soin de leur donner sa propre version des faits, je dis sans tarder :

- Voulez-vous le voir maintenant ?

Je ne leur avais pas écrit qu'il attendrait chez moi au moment de leur arrivée mais je fus tout de suite rassuré par l'empressement avec lequel elles répondirent d'une même voix :

- Oh oui ! s'il vous plaît.

J'ouvris donc la porte et disparu. Il n'y avait plus là place pour un étranger. je les confiais aux mains du Père. Que Sa volonté à Lui se fasse ! Et elle se fit.

Au bout d'une heure, il vint me chercher, les yeux rouges mais le regard ferme. Sans un mot, il me prit par le bras et m'entraîna.

Incapable de trouver assez de termes pour dire sa reconnaissance, cette dame m'expliqua que sa seconde fille. encore en pleine période d'examens délicats, ignorait le but de cette visite de sa mère à Londres, tandis que l'aînée avait la double joie de réussir son concours et d'apprendre le retour de son père.

Quant à la jeune fille, elle serrait en ses doigts la main de cet homme comme si jamais plus elle ne voulait le lâcher et chacun se sentait vraiment en présence d'Un Autre, qui partageait aussi notre commune allégresse.

Dans une ville de la côte sud de l'Angleterre, fameuse pour son air pur et les noms illustres qui l'honorèrent jadis, chaque dimanche après-midi, un groupe de jeunes s'assemble pour lire et étudier la Bible, une soixantaine de garçons aux yeux clairs. Maintenant la plupart des anciens occupent des postes importants dans l'administration civile à Londres et comme un jour à Whitehall, je longeais un couloir, l'un d'eux m'accosta :

- Laissez-moi vous conduire auprès d'un de mes directeurs. Vous ne le connaissez pas, mais il aimerait vous parler de Fun de vos amis.

Dans le bureau où il m'introduisit, tout disait l'importance des responsabilités de son occupant :

- Vous connaissez le docteur X... ? me dit ce directeur. Tout ce que la vie a pu me procurer, après mes parents, je le lui dois. Quel délicieux conseiller il fut pour moi ! Comment l'avez-vous rencontré ? Connaissez-vous sa charmante famille ?

Il m'était difficile de tout dire et en particulier comment ce docteur m'avait un jour arraché d'un bain de boue involontaire dans la vase de la Tamise. Mais maintenant que ce cher docteur X... a été appelé à plus haute promotion dans un monde meilleur, je puis bien conter pour mes amis de Whitehall tout ce que j'en sais. Peut-être saisiront-ils mieux l'étonnante puissance du Christ à réparer les situations les plus désespérées.

Bien souvent nous croisons des êtres humains qui n'attendent qu'un peu d'aide pour voir s'ouvrir de nouveaux chemins. Nos vastes cités regorgent littéralement de ces perdus que nous devrions chercher. Et nul ne sait jamais où peut conduire le plus petit effort pour leur tendre la main, tandis qu'ils se cachent sous leurs haillons.


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