Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XI

Les écoles de Dormillouse.

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Neff attacha toujours beaucoup d'importance à l'instruction (1).

Arrivé dans les Hautes-Alpes, un de ses premiers soucis avait été d'instruire ses peuplades ignorantes.

Des instituteurs

L'automne (1824) venu - la seule époque où l'on peut véritablement consacrer quelques temps à l'étude (2) - il chercha à procurer aux pauvres habitants de Freyssinières de meilleurs instituteurs. Il en fit venir deux du Queyras, « où il y a un peu plus de connaissances..., l'un et l'autre m'avaient paru assez bien disposés, et je leur avais déjà donné quelques leçons de français, de lecture et de chant ; j'espérais qu'en échange de leurs connaissances humaines, ils rapporteraient de Freyssinières en Queyras la précieuse science du salut qui était plus avancée ici que chez eux...

Construction de l'école primaire

« C'était quelque chose que d'avoir un régent mais on n'avait point de local, surtout à Dormillouse, où les élèves sont nombreux. Je proposai aux habitants de construire une salle d'école dans une espèce de grange, qui appartenait au village, comme bâtiment commun ; mon projet étant goûté, je crus devoir profiter aussitôt de cette bonne disposition ; et dès le lendemain nous mîmes la main à l'oeuvre. Chaque famille fournit un homme et un âne pour porter les pierres et le sable (dans ces contrées on n'a jamais vu de voiture, et il serait impossible de s'en servir) ; les plus habiles furent employés à la maçonnerie, les autres à rassembler et à préparer les matériaux. J'allai d'abord au torrent voisin chercher les meilleures pierres ; puis, le plomb et la règle à la main, je me mis à la tête des ouvriers ; et dans une semaine notre chambre fut murée et plafonnée. Pendant ce temps, je fis le catéchisme tous les soirs, et un service au temple le jeudi à midi.

« A mon retour, au mois de janvier, je fis poser les cadres aux fenêtres, construire les tables, les bancs, etc... ; puis nous plaçâmes le poêle, et nous installâmes notre régent, qui ne s'était jamais vu si bien logé. Les habitants ont fourni la plus grande partie de la main-d'oeuvre et des matériaux ; c'est tout ce qu'ils pouvaient faire. Quant aux dépenses, qui ne sont pas considérables, j'en ai fourni une partie, et me suis adressé pour le reste à mes amis de Paris, dans l'espérance d'en obtenir quelque secours; je n'ai encore aucune réponse. » - Neff reçut (de Genève) ce dont il avait besoin, aussi peut-il écrire :

« Grâce à la générosité des amis, notre petite salle d'école a un plancher, des vitres, des bancs, un poêle en fer pour le chauffage, etc.... tandis que toutes les autres écoles du pays (moins nombreuses à la vérité) se tiennent dans d'humides et obscures étables, où les écoliers, enfoncés dans le fumier, sans cesse interrompus par le mouvement ou le babil des gens et le bêlement des bestiaux, ont assez à faire à défendre leurs cahiers et leurs livres des poules et des chèvres qui sautent sur la table, et des gouttes d'une eau rousse et fétide qui distille continuellement de la voûte (3). »

L'école de filles

Neff organise aussi « une école du soir pour les filles adultes dont l'éducation avait été totalement négligée... ». Plus tard, les filles ne purent venir à l'école du soir que deux fois la semaine. « Je n'ai pas osé proposer plus ; car ici, comme chez tous les peuples peu avancés en civilisation, l'éducation des femmes est regardée comme fort peu importante et le temps qu'elles y consacrent comme perdu. »

L'esprit de Neff fourmillait encore de projets pour développer ses écoles (4).

Une école normale

Un an après (janvier 1826), l'école prit un double but. Ce ne fut plus seulement une école locale, mais aussi une école normale (5), destinée à fournir des instituteurs à tous les villages de la région (6).

Enseignement et matériel scolaire

« Nos écoliers sont au nombre de vingt-cinq... On les exerce 1° à la lecture ; 2° à l'écriture ; 3° à la grammaire 4° à la géographie. Je leur ai d'abord, à l'aide de quelques boules et d'une chandelle, donné quelques idées de la forme et du mouvement de la terre, de la lune et des planètes, des saisons, etc...(7); puis, avec les cartes, je leur ai montré les pays, en joignant à la description topographique quelques détails intéressants sur les moeurs, la couleur, la religion et l'histoire de chaque peuple. Ceci les intéresse beaucoup. J'ai remarqué que les nouvelles des Missions les touchaient peu ; et que maintenant qu'ils ont quelque idée des pays et des peuples chez qui elles sont, ils s'y intéressent beaucoup plus. Ceci m'a expliqué en partie l'indifférence de nos villageois pour nos missions, qu'ils semblent ignorer presque entièrement, malgré tout ce que je leur en ai dit mille fois. Enfin je leur enseigne encore la musique, dont peu à la vérité sont capables ; mais les cinq ou six qui ont un peu d'oreille solfient déjà passablement et savent plusieurs airs de cantiques. La journée se termine toujours par une lecture et des réflexions édifiantes auxquelles assistent nombre d'habitants du village. Nous passons en classe environ quatorze heures de la journée...

L'ordinaire

Tous ceux qui ne sont pas du village même, vivent ensemble d'un ordinaire que je dirige et qui est fort économique. Nous avons acheté un boeuf et quelques brebis que nous avons salés, ainsi qu'un peu de porc. Les légumes sont sur les lieux, ainsi que les pommes de terre, qui sont fort bonnes à Freyssinières. Les plus éloignés fournissent du gruau d'orge et d'avoine. Quant au pain, on l'a fait cuire à la façon du pays, c'est-à-dire une fois pour toutes. C'est une espèce de biscuit de seigle pur non tamisé, dont ils s'accommodent d'autant mieux qu'ils n'ont mangé que cela toute leur vie dans leur pays. Quand j'y suis, je mange à leur table et vis comme eux, au pain près. Ferdinand vit tout à fait comme les autres. Pour le logement, ils ne sont pas plus difficiles ; les habitants s'en sont chargés avec plaisir gratuitement, et nous ont de même fourni le bois de chauffage et de cuisine, quoiqu'il soit rare et de difficile transport, tout à dos de mulet, ou plutôt à dos d'âne. »

L'Ecole Normale de Dormillouse fonctionna pendant deux années successives ; dirigée la première année par Ferdinand Martin, la seconde par Jean-Louis Rostan.(8)

Le souvenir d'un ancien élève

Ferdinand Martin conserva de ce temps un souvenir inoubliable :

« Il y avait du zèle, l'ordre le plus parfait régnait chacun s'efforçait de bien faire ; on se regardait et l'on s'aimait comme des frères, et bien rarement entendait-on quelque parole bruyante ou malsonnante. C'était un spectacle édifiant que celui de ces trente jeunes hommes, appartenant à trois arrondissements, divers d'âge, de tempérament, d'habitudes, de costume, de dialecte, ne laissant apercevoir entre eux ni tension, ni gêne, ni opposition, ni aucun de ces contrastes de caractère et de volonté qui souvent mettent vite la division et le désordre au sein d'une même famille. Neff n'était pas toujours là ; il passait plus de temps en Queyras, à Vars, en Champsaur qu'à Dormillouse. Nous pratiquions le chant sacré et les montagnes répétaient l'écho de nos cantiques... Notre école était une des manifestations les plus aimables de l'oeuvre de la grâce. Là, le faible n'eut jamais à se plaindre du fort, ni le plus lent à apprendre du plus intelligent. Il n'y avait de rivalité que pour mieux remplir ses devoirs d'élèves ; il n'y avait non plus aucune affectation dans le langage et les manières ; tout était simple, naturel et enjoué. De ma vie je n'oublierai cette chère école de Dormillouse. (9) »

Et voici ce qu'écrit Neff de cette école - chère à lui aussi - à la fin de la première année scolaire :

Un repas d'adieu

« Notre école devait finir avant l'hiver ; et celui-ci n'ayant pas été fort long ni neigeux, les travaux agricoles ont rappelé nos élèves dans leurs villages, dès les environs de Pâques. Leur départ a fait à Dormillouse un vide vivement senti par les habitants, qui s'étaient attachés à eux comme à leurs frères ou à leurs enfants. La veille de leur départ, les jeunes hommes du village nous donnèrent un souper, composé principalement de leur chasse, c'est-à-dire de chamois et de marmottes salées. Ce repas, tout à fait champêtre et frugal, réunissait environ trente jeunes hommes, et présentait à la fois la joie de l'amour fraternel et la tristesse d'une prochaine séparation. Sur la fin du repas quelqu'un dit : « Voilà une belle société de jeunes amis ; mais il n'est pas probable que nous nous retrouvions jamais tous ensemble. » Je pris ces paroles pour texte, et leur rappelai que nous pouvions tous nous revoir dans le Royaume du Ciel, si nous persévérions à suivre Jésus-Christ. Je leur adressai ensuite quelques mots sur le temps que nous avions passé ensemble, et dont tous n'avaient pas profité pour leur éducation comme ils l'auraient pu. Ils étaient fort touchés ; l'étable où nous étions était remplie de monde, surtout de jeunes filles de l'école du soir ; tout le monde pleurait, et, après la prière, tous gardèrent pendant longtemps un profond silence. »

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1. Ce n'était pas lui qui avait fondé à Mens I'Ecole-Modèle, mais il avait donné à l'instruction une impulsion nouvelle. André Blanc créa alors cette maison qui rendit tant de services au protestantisme français.
Cet établissement reçut officiellement le titre d'Ecole-Modèle et fut reconnu par le Ministre de l'Instruction publique, le 13 septembre 1833.
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2. Et cela, parce que « nous sommes ici ensevelis dans plus de quatre pieds de neige... Un dimanche soir, nos écoliers et plusieurs personnes de Dormillouse remontant au village depuis la Combe où ils étaient venus pour le sermon, faillirent être pris par une avalanche... Il est peu d'habitations... qui n'aient été une on plusieurs fois rasées par ce terrible fléau ; et il n'y a pas une place dans cette étroite gorge, où l'on en soit absolument exempt. Mais c'est à cela même qu'ils doivent en quelque sorte leur existence religieuse et peut-être physique. Si leur pays avait été accessible et habitable, ils eussent été exterminés comme tous les autres Vaudois. »
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3. Un des instituteurs de cette école fut (de 1826 à 1829) Alexandre Vallon, qui, « jusqu'à l'automne dernier, écrivait Neff en 1825, se faisait gloire d'être le plus mauvais sujet du pays, ivrogne, batailleur, etc., et qui même avait fait huit mois de prison pour avoir presque assommé un homme. C'est lui qui est maintenant à la tête de l'oeuvre de Dieu en Champsaur ; ses anciens camarades ont peine à le reconnaître ». Vallon persévérera dans la foi. il mourut un peu avant Neff qui lui écrivit, le sachant mourant, une lettre admirable (voir chapitre XXII).
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4. En mars 1827 Neff projetait d'ouvrir de nouvelles écoles aux Viollins et aux Mensals, mais sa santé déjà ébranlée lui fit quitter la région avant d'avoir commencé la réalisation de ses plans.
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5. Neff, l'ennemi acharné des études poursuivies sans spiritualité, fit toujours les plus grands efforts pour « joindre la science à la vertu et à la foi ». Il l'exprime avec quel discernement: « Si dans le premier feu d'un réveil religieux, le zèle paraît devoir suffire en quelque sorte à lui-même et tenir lieu de toutes connaissances humaines ; si, dans ce moment, on est porté à confier sans réflexion toutes les parties de l'oeuvre de Dieu, même les plus difficiles, à des personnes qui n'ont que leur foi et leurs expériences spirituelles, on ne tarde pas à reconnaître l'abus d'un tel système et à sentir l'utilité, pour ne pas dire la nécessité, d'un certain degré d'instruction pour travailler sagement et surtout efficacement à l'oeuvre de Dieu... »
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6. « Mon intention était d'abord de ne prendre qu'une douzaine -d'élèves que j'aurais dirigés seul ; mais me voyant forcé d'en recevoir davantage, et réfléchissant sur l'inconvenance et même l'imprudence de négliger mes églises éloignées pour le soin de l'école, je me suis déterminé à prendre un aide, (lue j'ai trouvé dans la personne de notre cher ami et frère Ferdinand Martin, du Champsaur, qui est pourvu d'ailleurs du diplôme nécessaire que je n'ai pas, et qui nous met en règle légalement. »
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7. Une autre lettre ajoute aux boules dont il s'agit ici « des pommes de terre et quelquefois les tètes de ses écoliers ».
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8. J.-L. Rostan devint pasteur-missionnaire méthodiste. Il poursuivit à plusieurs reprises l'oeuvre de Neff dans les Hautes-Alpes, selon l'esprit même de Neff, et avec le même zèle. Il occupa divers postes importants, en particulier dans le Gard et dans les îles de la Manche.
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9. Mes Impressions, p. 85 et suiv.).
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