Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VIII

Arrivée dans les Hautes-Alpes.- Dénuement spirituel et matériel des populations. -Paroisse immense. - Régions sauvages.

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Neff partit de Grenoble le 9 octobre 1823, remonta la vallée de la Romanche, s'arrêta au Chazelet, près de la Grave, premier hameau de sa future paroisse. Il y trouva cinq ou six familles protestantes. « Ce hameau est probablement le plus élevé et le plus froid de toute la France ; on n'y voit aucun arbre, aucun buisson ; les habitants ne brûlent que des mottes de gazon, de la bouse de vache et du crottin de brebis ; ce feu est assez bon... Le peu de protestants de ce village sont tous nés papistes ; ils ont été convertis au protestantisme il y a environ vingt ans par un homme de leur village, qui avait été instruit lui-même par le père de notre ami Blanc, qui habitait alors Briançon. Cet homme ne savait pas lire ; et cependant peu s'en fallut qu'il ne réformât toute la commune. Mais un prêtre fanatique arriva, excommunia gens et livres, et six familles seulement restèrent fermes au milieu de mille persécutions. Depuis cette époque, ces braves gens ont été visités quelques fois par des pasteurs étrangers, mais qui, moins chrétiens qu'eux-mêmes, ne pouvaient guère les édifier... J'eus avec eux plusieurs conversations intéressantes ; ils connaissent la Bible mieux que moi-même. Obligés de combattre les papistes, ils ont dû puiser à la source de la lumière ; ils ont une doctrine assez saine, tirée des anciens livres protestants ; mais il n'y en a point parmi eux de vraiment converti. Je le leur ai dit franchement, en leur faisant comprendre qu'il ne suffit pas d'avoir abattu le vieil édifice du papisme, mais qu'il faut actuellement édifier un nouveau temple, fondé sur Christ... »

Neff arriva à Briançon après avoir franchi le col du Lautaret où « la neige, portée par le vent, vous vient au visage et dans les yeux, comme du sable, et efface continuellement la légère trace que doit suivre le voyageur entre ces précipices ».

De Briançon, Neff parcourt sans tarder les églises de la région, prêchant partout où il peut réunir un auditoire ; les montagnards lui font bon accueil , s'étonnant de son agilité à gravir leurs rochers et de la facilité avec laquelle il se fait à leur genre de vie.

Difficultés : les prêtres des deux religions

« Je vois bien, écrit-il dès novembre 1823, que j'aurai à lutter, et contre l'influence des prêtres romains, et contre les intrigues des prêtres protestants ; mais, à la garde du Seigneur, il arrivera ce qui doit arriver ! Que Dieu me donne seulement foi, patience et fidélité. »

L'administration

En attendant, le sous-préfet de Briançon lui refuse l'autorisation de remplir les fonctions de pasteur, parce qu'il est étranger. Neff doit se faire adresser vocation par le Consistoire des Hautes-Alpes et présenter une demande de naturalisation... « Jusque-là, écrit-il, je ne cesserai pas néanmoins de visiter les églises du Queyras et de Freyssinières, prêchant tantôt ici, tantôt là. J'ai tout lieu de croire que le sous-préfet, bien qu'il n'ait pas voulu prendre sur lui de m'autoriser, me laissera au moins passer quelques semaines tranquille. »

Ces quelques semaines devinrent des mois et des années (1).

Neff fait entre temps plusieurs tournées, se munit de lettres des anciens et traverse les montagnes par le col d'Orcières. - « Depuis la chute des neiges, en septembre, deux hommes seulement avaient franchi ce passage ; leurs traces se voyaient par moments encore, croisées ça et là par les pas des loups, des chamois, et de quelques preneurs de marmottes. » - Il passe à Mens, prendre son ancien collègue qui lui avait promis de l'accompagner à Orpierre, chef-lieu du Consistoire. De là, il retourne à Mens, y fait beaucoup de visites et plusieurs services, puis à Gap, et encore à Orpierre. Partout, Neff tient des assemblées, prêche là où il y a une église, parle à chacun ; au président du Consistoire il eut l'occasion de « parler librement de la vie qui est en Christ... Puisse le Seigneur, écrit-il, bénir ce peu de semence, et faire de cet homme un serviteur complètement éclairé et fidèle ».

Neff retourne à Gap ; les difficultés administratives sont de plus en plus inextricables. Enfin il part pour Arvieux. On l'y attendait avec impatience parce qu'il y avait des enfants à baptiser. « Ces pauvres gens, écrit-il, tiennent plus au baptême d'eau qu'au baptême du Saint-Esprit. Ils ne se doutent pas qu'ils ont en cela des frères parmi des chrétiens très avancés. » *

Les Hautes-Alpes en 1823. Etat social.

Dès son arrivée dans les Hautes-Alpes, Neff saisit nettement l'oeuvre qui va être la sienne.

« L'oeuvre d'un évangéliste dans les Alpes ressemble beaucoup à celle d'un missionnaire chez les sauvages ; car le peu de civilisation que l'on trouve dans ces lieux est plutôt un obstacle qu'un secours. De toutes les vallées que je visite, celle de Freyssinières est, sous ce rapport, la plus reculée ; il y faut tout créer : architecture, agriculture, instruction tout y est dans la première enfance.

« Beaucoup de maisons sont sans cheminées et presque sans fenêtres. Toute la famille, pendant les sept mois de l'hiver, croupit dans le fumier de l'étable, qu'on ne nettoie qu'une fois par an. Leurs vêtements, leurs aliments, sont aussi grossiers et aussi malpropres que le logement. Le pain, qu'on ne cuit qu'une fois par année, est de seigle pur, grossièrement moulu et non tamisé. Si ce pain dur vient à manquer sur la fin de l'été, on cuit des gâteaux sous la cendre comme les Orientaux. Si quelqu'un tombe malade, on n'appelle point de médecin, on ne sait lui faire ni bouillon, ni tisane. Je leur ai vu donner à un malade dans l'ardeur de la fièvre, du vin et de l'eau-de-vie. Heureux si le malade peut obtenir une cruche d'eau près de son grabat ! Les femmes y sont traitées avec dureté, comme chez les peuples encore barbares ; elles ne s'asseyent presque jamais ; elles s'agenouillent ou s'accroupissent où elles se trouvent ; elles ne se mettent point à table et ne mangent point avec les hommes ; ceux-ci leur donnent quelques pièces de pain et de pitance par-dessus l'épaule, sans se retourner ; elles reçoivent cette chétive portion en baisant la main et en faisant une profonde révérence. « Les habitants de ces tristes hameaux étaient si sauvages à mon arrivée, qu'à la vue d'un étranger, fût-ce un paysan, ils se précipitaient dans leurs chaumières comme des marmottes. Les jeunes gens, surtout les jeunes filles, étaient inabordables.

Etat moral

« Avec tout cela, ce peuple ne laissait pas de participer à la corruption générale, autant que sa pauvreté le lui permettait. Le jeu, la danse, les jurements les plus grossiers, les procès, les querelles, s'y rencontraient comme partout ailleurs ; et les papistes qui habitent la partie inférieure de la commune sont encore plus corrompus.

« Néanmoins, la misère de ce peuple est digne de pitié, et doit inspirer d'autant plus d'intérêt qu'elle résulte, en grande partie, de la fidélité de leurs ancêtres, refoulés par l'ardeur de la persécution dans cette affreuse gorge, où il est à peine une maison qui soit à l'abri des éboulements de neige et de rochers. Dès mon arrivée, je pris cette vallée en affection et je ressentis un désir ardent d'être pour ce peuple un nouvel Oberlin. »

Dernier adieu

« Le village de Dormillouse (2), le plus élevé de la vallée de Freyssinières, est célèbre par la résistance que ses habitants ont, depuis plus de six cents ans, opposée aux efforts de l'Eglise romaine ; ils sont sans mélange, de la race des Vaudois (3) et n'ont jamais fléchi les genoux devant l'idole, même dans le temps où tous les habitants de Queyras dissimulaient leur croyance. On voit encore les restes des forts et des murs qu'ils avaient élevés pour se préserver des surprises de leurs ennemis ; ils doivent en partie leur conservation à la position même de leur pays, qui est presque inaccessible... L'aspect, tout à la fois affreux et sublime de ce pays, qui a servi de retraite à la vérité pendant que presque tout le monde gisait dans les ténèbres ; le souvenir de ces anciens et fidèles martyrs, dont le sang semble encore rougir les rochers ; les profondes cavernes où ils allaient lire les Saintes Ecritures et adorer en esprit et en vérité le Père des lumières ; tout ici tend à élever l'âme, et inspire des sentiments difficiles à décrire.

« Cependant ces sentiments ne tardent pas à faire place à la tristesse, dès que l'oeil retombe sur l'état actuel des enfants de ces antiques témoins du Crucifié ; car depuis longtemps, on ne trouve pas, parmi eux, une seule âme qui connaisse réellement le Sauveur. Ils sont dégénérés, au moral comme au physique ; et leur aspect rappelle au chrétien que le péché et la mort sont les seules choses vraiment héréditaires aux enfants d'Adam. »

Tel était le dénuement spirituel et matériel DE ces populations.


 
CI. Niel
CASCADE DE DORMILLOUSE

 

Géographie déconcertante, le tour de la paroisse.

En topographie, le champ des travaux de Neff, auquel on croit une certaine unité, n'en a aucune (4). Il se compose de vallées qui renferment quelques groupes de protestants (ignorant l'existence les uns des autres) : voilà tout ce qu'elles ont de commun.

« Si on veut pénétrer dans le Queyras, il faut se glisser par un passage affreux (5), à travers une gorge sauvage et inaccessible aux voitures, et longue de quatre à cinq lieues, qu'a creusée le Guil.

« C'est au bout de cette espèce de souterrain qu'on trouve, comme un nouveau monde, la vallée du Queyras, qui s'étend aux pieds et jusqu'aux sommités des Hautes-Alpes de l'Italie, et qui se compose elle-même de quelques autres vallées... Au bout de quatre heures de marche (le mulet ne va pas plus vite que l'homme) et après avoir continuellement longé le Guil (6), vous respirez enfin en débouchant dans une vallée moins sauvage qui s'ouvre à droite et à gauche.

« La vallée de Freyssinières, où s'échelonnent quatre hameaux, est située à la gauche du voyageur qui arrive par Gap ; de Guillestre à Dormillouse, dernier de ces hameaux, il y a sept lieues.

« C'est ici qu'en hiver on ne voit pas le soleil pendant deux ou trois mois entiers. Et comme on ne le voit presque qu'un instant pendant les quinze jours qui précèdent et qui suivent cette sombre époque, on peut dire en ce sens que ces villages sont privés du soleil pendant trois ou quatre mois entiers. Dans les grandes pluies, la cascade doit décidément disputer au passant le chemin même, le seul chemin possible pour atteindre la vallée supérieure. Avec quelle force de pareils endroits ne s'élèvent-ils pas en jugement contre les hommes qui ont pu forcer d'autres hommes à venir chercher un refuge que dédaignent les bêtes de proie (7) ! »

De Dormillouse, une nouvelle vallée conduit, deux ou trois lieues de distance encore, par une pente montante et prolongée, au col d'Orcières (8). Puis on redescend dans le Champsaur, contrée plus riche et nouvelle partie de l'immense paroisse de Félix Neff.

C'est en réalité près de trois cent vingt kilomètres que Neff avait à parcourir, toujours à pied, dans les chaleurs de l'été comme dans les glaces de l'hiver, pour avoir vu chacun de ses hameaux seulement une fois ; de plus il venait encore souvent à Mens.

Après une tournée où il ne visita ni les hameaux de la Grave ni ceux du Champsaur, il écrit : « Voilà l'histoire d'une de mes rondes ; j'en ai autant à faire continuellement. Elles me prennent vingt et un jours ; puis c'est à recommencer. »

Pendant quatre ans, Neff ne coucha pas cinq nuits de suite dans le même lit (9).

L'Etendue et la profondeur

« Sans doute cette énorme étendue de pays n'eût rien été pour un pasteur qui ne se fût pas cru obligé de visiter tous les lieux soumis à sa surveillance ; elle n'eût été que forte pour un homme zélé, mais ordinaire, qui se fût imposé la tâche de voir tous ces endroits au moins une fois l'an ; mais pour Neff, qui ne pouvait se reposer - que dis-je ? travailler en un lieu sans penser qu'il manquait à un autre, et qui par conséquent ne cessa de parcourir cette moitié de département avec beaucoup plus de soin que ne le fait souvent de sa paroisse un pasteur réduit à un seul village, cette paroisse atteint une grandeur écrasante.

« ... Pour faire cette suite de courses, il avait à passer trois cols plus ou moins semblables à ceux du Saint-Bernard ou du Saint-Gothard... Peut-être quelques-uns pourraient-ils supporter des marches aussi continues et aussi fatigantes s'ils trouvaient du repos dans le lieu même de leur arrivée. Mais qu'en était-il?

Activité permanente

Avant même de prendre ses repas, et longtemps avant de songer à se coucher, voilà le missionnaire occupé à prêcher, à exhorter, à reprendre ou à encourager ; puis à donner des leçons de chant sans autre instrument que sa voix, et disséminant, sous ce rapport comme sous tout autre, ses efforts de hameau en hameau, faute de pouvoir établir une école centrale. Ajoutez à toutes ces fatigues de corps la fatigue morale que donne une tâche difficile sur un terrain longtemps ingrat ; et enfin, songez à la nourriture qu'il trouvait quand venait le moment de prendre son repas... Je ne parle pas du lit... [une paillasse souvent habitée par la vermine, et parfois même par la gale (10). Et si du moins il avait partagé toutes ses peines avec un ami, un seul ami... avec des personnes auprès desquelles il eût pu trouver quelque appui moral, et un certain degré de culture intellectuelle. Or, sauf une seule Personne dans la vallée de Freyssinières, il n'avait jamais rien de pareil ! Sous ce rapport, toujours tout seul, tout seul, dans le pays presque tout entier (11). »

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1. Sa situation ne fut jamais régularisée. Il ne dut jamais recevoir aucun traitement, car au début de 1827, les habitants du Queyras demandèrent « un pasteur qui pût tirer le traitement du gouvernement ». Et le président du Consistoire mettait Neff en demeure de répondre s'il comptait encore desservir ce pays !
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L'accès de Dormillouse
2. L'étroit sentier qui y conduit est, en été, inondé par une belle cascade, et conséquemment en hiver par des glaces qui tapissent tous ces rochers. « Aussi, pris-je, dès le matin, [un jour où il devait y prêcher] quelques jeunes hommes de bonne volonté, et nous allâmes ouvrir à coups de hache des degrés dans la glace aux endroits les plus dangereux, afin que les habitants des villages inférieurs puissent monter sans accident. »
Les évêques d'Embrun avaient forcé les pauvres gens de Dormillouse à bâtir dans leur endroit, une église et une cure; même ils durent entretenir, jusqu'à la Révolution, un prêtre qui était là, seul, à célébrer la messe.
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Les Vaudois
3. Les vallées de Vallouise, Argentière et Freyssinières furent occupées par des réfugiés vaudois dès leur expulsion de Lyon en 1184.
Malgré de terribles persécutions, certains se cachèrent pendant trois ans dans une caverne du Mont Pelvoux ; en 1487, une armée de 8.000 croisés passe au fil de l'épée tous ceux qui ne se prêtent pas à l'abjuration ; on déterrait les morts pour les brûler.
Les Vaudois se maintinrent héroïquement, et quand se forma l'Eglise réformée de France, ils s'unirent avec empressement à elle puis s'étendirent dans le val Queyras. (GAY, Histoire des Vaudois, Florence, 1912, p. 24-28).
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4. Visite dans la portion des Hautes-Alpes de France qui fut le champ des travaux de Félix Neff, par A. Bost, Genève, 1841, p. 43.
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5. On dirait aujourd'hui vertigineux.
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L'accès du Queyras
6. « Cette portion du chemin était, il y a peu d'années encore, si dangereuse et si droite à cette place, qu'en hiver les muletiers étaient souvent obligés d'étendre, à cause de la glace, des toiles d'emballage ou des espèces de tapis grossiers sous les pieds de leurs mulets, afin de les empêcher de glisser. Quand les animaux avaient avancé de quelques pas, les muletiers allaient reprendre derrière eux la toile restée libre pour la replacer devant. » (ibid., p. 98).
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7. Cette dernière expression pourrait paraître trop forte : elle n'est pourtant que la rigoureuse vérité ! Je disais au paysan qui nous accompagnait, écrivait Ami Bost, en revenant de visiter ce pays : « Vous devez avoir bien des loups par ici en hiver ! - Des loups ? - Pas un, me dit-il. - Comment donc ? - Le pays est trop pauvre !... » Neff remarqua pourtant des traces de loups (p. 81).
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8. En été on met quatre heures de Dormillouse (1.760 m.) au col d'Orcières (2.700 m.).
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9. Il le dit lui-même à Ami Bost : ibid., p. 136.
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10. Ibid., p. 48.
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11. Ibid., 135-137.
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