Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VII

Retour à Mens. - Difficultés. Départ pour les Hautes-Alpes

(juillet-août 1823)

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Le 28 mai, Neff se retrouvait à Paris, et y assistait aux séances annuelles de diverses sociétés. Il ne regagna Mens qu'à la fin de juillet. Pourquoi ce délai? C'est qu'il avait reçu d'inquiétantes nouvelles :

Les menées d'un pasteur rationaliste.

Le pasteur Raoux ne cessait, depuis des mois, d'intriguer et de noircir son suffragant.

Opposé aux convictions et aux méthodes de Neff, mais ne pouvant le combattre sur ce terrain, ce pasteur espérait le faire éloigner en montant une cabale politique. Affectant lui-même des opinions très royalistes, il représenta Neff comme « l'envoyé du parti anglais pour aliéner les Français du gouvernement et des Bourbons » (1).*

M. R... remua tant et si bien l'opinion que Neff fut dénoncé à la police générale de Paris et que le préfet de l'Isère s'en mêla.

Conseils de prudence

Le pasteur Bonifas, de Grenoble, outré et effrayé, conseilla à Neff de ne pas revenir.

« Le préfet, lui écrivit-il, est dans de telles préventions qu'il parle de vous faire arrêter si vous venez dans le département de l'Isère et de ne point vous souffrir...

« Rien ne coûte à R.... et il a juré de faire la guerre ouverte à Dieu et à son Christ. Dieu et Christ lui feront aussi la guerre. Oh ! prions pour lui, que le Seigneur le convertisse, car il est puissant pour le faire. Prions pour que ce malheureux R... ne tombe pas dans le péché contre le Saint-Esprit. Je vais écrire à Mens pour qu'on fasse venir à Grenoble une députation du Consistoire pour révéler pleinement à M. le préfet l'infâme conduite de R... et lui faire connaître la vérité. Pour vous, attendez à Genève le résultat de tout ceci. »*

Blanc (2), également, redoutait le retour de Neff et lui demandait d'y surseoir.

Bien plus, on avait averti Neff qu'il serait tué s'il retournait à Mens.

Neff ne se laisse pas intimider.

« Tout cela, écrit-il le 13 juillet 1823, ne saurait m'inspirer la moindre crainte ; et, quoique avec prudence, je ne ferai pas un pas de moins de mon devoir. Je voudrais que les inquiétudes de l'autorité ne me donnassent pas plus d'ennuis et de crainte que ces gens-là. »

En effet, quelques jours après, Neff était à Mens.

Un accueil enthousiaste

Il reçut un accueil enthousiaste. Depuis huit jours, on venait tous les soirs à sa rencontre.

« En parcourant le marché de la Mure, à dix-sept kilomètres de Mens], je rencontrai, écrit-il, plusieurs paysans qui me venaient au devant; la plupart, muets de joie, ne pouvaient exprimer leur satisfaction que par leurs larmes ; ceux qui n'osaient m'embrasser voulaient à toute force me baiser les mains, quoique ce ne soit point une salutation usitée dans ce pays.»

Un jeune homme « ayant ouï que j'étais arrivé, partit comme un trait sans se donner le temps de mettre ses souliers ; je crus qu'il m'étoufferait en m'embrassant ».

Il descend les dernières pentes, et, « voyant le bas de la colline tout plein de monde, soit curieux, soit amis, qui venaient à ma rencontre, je jugeai à propos, dit-il, de ne pas rentrer à Mens par ce chemin ».

Il fallait en effet éviter toute apparence de triomphe. Les autorités avaient été prévenues contre les réunions du soir. On les avait dénoncées au préfet comme ayant pour objet principal de venir entendre Neff.

Il faudrait renoncer aux assemblées !

Malgré la détermination du Consistoire de faire tenir ces assemblées dans le temple, et non plus dans des maisons particulières, et assez tôt pour que l'on pût (en été du moins), se retirer encore de jour, Neff fut invité à ne plus présider ses réunions de la veillée, et à se répandre moins qu'il ne le faisait.

Néanmoins, les affaires s'embrouillaient de plus en plus. D'emblée, Neff vit clairement la situation et écrivit :

« L'opinion de l'autorité est que M. R... et moi, étant l'un et l'autre cause ou occasion de trouble, il est convenable de nous éloigner tous les deux... J'ai dû faire dire au préfet que le Consistoire allait chercher un autre pasteur et que j'étais prêt à me retirer...

Les adieux

« Cette disposition me donne la facilité de mettre à profit les derniers jours, - qui peuvent être encore longs. Le Seigneur m'a donné une grande sérénité et une grande force pour les encourager et les consoler. Je les presse maintenant de s'approcher toujours plus près du Sauveur, de s'unir étroitement les uns aux autres, et de secouer ce misérable préjugé « que l'édification ne peut venir que des hommes titrés, et sous les formes ordinaires du culte ». Je leur rappelle que les évangélistes ne sont point appelés à passer leur vie au milieu d'un troupeau, mais à porter la lumière de lieux en lieux, ainsi que nous le voyons dans les Actes, les Epîtres, etc... »

« Je leur dis qu'ils doivent apprendre à se passer de moi, comme les enfants sevrés se passent de la mamelle. J'ajoute, comme Jean-Baptiste : « Ce n'est pas moi qui suis le Christ » ; et comme Paul : « Je n'ai point été crucifié pour vous ; celui qui plante n'est rien, non plus que celui qui arrose. » Plusieurs entendent raison, et paraissent disposés à se conserver dans la foi en se formant en petits groupes, pour lire et méditer la Parole et pour prier ensemble. »

Voilà comment son collègue Blanc résumait l'activité de Neff à Mens :

Mens au départ de Neff

« Pendant à peu près deux ans qu'il est demeuré dans nos Eglises, il y a fait le plus grand bien. Le zèle pour la religion s'est ranimé ; un grand nombre de personnes se sont occupées sérieusement de leurs âmes immortelles ; la Parole de Dieu a été plus recherchée et plus soigneusement lue ; les catéchumènes sont devenus plus instruits dans leurs devoirs de Chrétiens, et l'ont montré dans leur conduite ; un culte de famille s'est établi dans beaucoup de maisons ; l'amour du luxe et de la vanité a diminué chez un grand nombre ; les aumônes ont été plus abondantes, et les pauvres moins nombreux ; des écoles se sont établies en divers lieux ; et, soit dans Mens, soit dans nos campagnes, tout le monde a pu remarquer une amélioration sensible dans les moeurs et l'amour du travail de nos protestants. Enfin, les travaux multipliés de Neff, son infatigable activité, ses courses, ses instructions laisseront pour longtemps, dans les Eglises de Mens, un souvenir béni du séjour qu'il y a fait. »

Neff quitta Mens à la fin d'août 1823, après y avoir été l'instrument d'un magnifique réveil dont la flamme devait brûler longtemps encore. Il fit ses adieux dans les maisons qu'il fréquentait le plus souvent. « Partout, dit-il, je trouvai des groupes nombreux plongés dans la plus vive douleur ; je profitai de leur affliction pour faire à chacun des observations utiles sur la légèreté et l'esprit peu charitable qu'on a souvent manifesté ; je leur montrai le Sauveur toujours prêt à les recevoir, leur rappelant que nul ne peut leur ravir sa grâce. Enfin je terminai avec un dernier groupe par une prière et m'arrachai de leur bras en les recommandant à la grâce du Seigneur (3). »

De nouveau évangéliste itinérant

Pendant le mois de septembre, Neff visite les églises de Bourgoin, Vienne, exhorte par lettre les Mensois, et se tient en contact avec eux (4). Il fait une excursion dans la Haute-Drôme, un court voyage à Lyon pour voir une femme qu'il a connue à Vizille, « et qui manifestait quelque bon désir », et cherche de quel côté se diriger. « Quand même je semble, pour le moment, un peu en l'air, tout ira bien, puisque c'est le Seigneur qui mène la barque. »

La situation avait dû rester tendue à Mens. En septembre 1823, Neff écrivait en effet à Blanc :

Suffragant ou prophète

« Je suis plus peiné que surpris de l'effet que vous font les oppositions de ce monde. Il est bien terrible que vous ne puissiez pas vous persuader que nous ne sommes destinés qu'à cela, comme les brebis de la boucherie, et que tout ce que vous avez souffert jusqu'ici ne sont que de légères égratignures, dont un simple fidèle ne devrait faire que sourire. Vous savez bien mieux que moi l'histoire de l'Eglise; vous m'avez souvent parlé des maux qu'elle a soufferts, soit de la part des païens, soit de celle des hérétiques, soit de l'Eglise romaine. A voir les choses sans lunettes, que pouvons-nous souffrir qui soit comparable à ce que d'autres ont souffert ? Si nous nous effrayons de pareilles choses, que ferons-nous dans les vraies afflictions ? Et, comme dit l'Eternel, si tu n'as pu courir avec les gens de pied, comment tiendras-tu avec les chevaux ? Si tu as été dispersé dans la terre de paix, que feras-tu quand le fleuve sera débordé ? De deux choses l'une : ou nous sommes des infidèles quand nous nous affligeons pour la persécution, ou le Seigneur a eu tort de dire :

« Réjouissez-vous quand, à cause de moi, on vous aura injuriés et persécutés, et qu'on dira contre vous, en mentant, toute sorte de mal. Je vous le dis, réjouissez-vous alors, et sautez de joie ; car votre récompense est grande aux cieux ; c'est ainsi qu'on faisait aux prophètes qui ont été avant vous. »

« Mais, cher ami, voilà que je vous prêche sans presque m'en apercevoir. Vous savez très bien tout cela ; et si la Parole de Dieu ne peut pas faire elle-même impression sur votre esprit et redresser votre coeur, que pourrais-je gagner en l'entremêlant de raisonnements humains ? Tout ce que je puis faire, c'est donc de vous adresser à la source de toute grâce et de tout don parfait, à Celui qui, pour nous tracer un chemin jusqu'au ciel, n'a pas toujours marché sur des roses, entouré de respect et d'honneur ; à Celui qui, chargé lui-même de la plus lourde de toutes les croix, nous invite à charger la nôtre pour le suivre, et qui nous dit : « Celui qui vaincra, je le ferai asseoir avec moi sur mon trône, comme j'ai vaincu et me suis assis sur le trône du Père. »

« Oui, cher frère, Celui-là a toujours de la force pour deux ; et il vous en donnera si vous en avez envie. Mais, je vous en prie, ne parlez plus de voir finir tout cela, de voir Satan vaincu, etc... Ou mettez bas les armes et rendez-vous à l'ennemi, ou faites votre compte d'avoir à combattre toute votre vie. A Dieu ne plaise que cela ne finisse ! J'en augurerais avec raison qu'il n'y a plus de vie parmi vous. D'ailleurs, une paix parfaite est mortelle pour le nouvel homme. Il pourrit comme un vaisseau dans le port il s'affaiblit et devient lâche comme des soldats en garnison. Que Satan soit seulement vaincu en nous qu'il soit chassé de nos coeurs ; que, malgré ses clameurs, ses menaces, ses coups intérieurs, quelques âmes continuent leur chemin vers la Cité céleste, méprisant ses efforts et les combattant par la patience, la foi, la prière : voilà la victoire que nous devons désirer, demander et espérer ; mais pour notre pauvre chair, point de paix, point de repos, point d'honneur, point d'estime (5). »

Comment choisir un poste

On lui indique un poste dans les Hautes-Alpes, un autre près de Montpellier. Le 8 septembre, il répond de Bourgoin : « Il n'y a encore rien de fait quant à mes vues sur les Hautes-Alpes. Cependant j'y songe toujours, et j'y tiendrais plus qu'aux places qu'on me propose sous le beau ciel du Languedoc. Dans les Alpes, je serais seul pasteur, et par conséquent libre ;
dans le Midi, entouré de pasteurs, la plupart amis du monde, je serais sans cesse inquiété... S'il y a des loups et des chamois, il y a aussi des vaches, des pâturages, des glaciers, des sites pittoresques, et de plus, un peuple énergique, intelligent, actif, endurci aux fatigues et qui offre un meilleur terrain à l'Evangile que le peuple riche et corrompu des plaines et des vallées fertiles du Midi... »

 

Un mois après, il est décidé. Il l'écrit à sa mère avec les réflexions que lui inspire la date de son anniversaire :

Réflexions d'anniversaire

« Me voilà parvenu au bout de mes vingt-six ans ; la vie passe bien vite ; nos jours passent comme l'ombre ! Je n'ai jamais considéré la jeunesse comme devant durer longtemps ; mais aujourd'hui je sens toujours plus avec quelle rapidité elle s'envole. Cette réflexion m'attristerait sans doute si, comme tant de pauvres humains, j'étais sans Dieu et sans espérance au monde ; mais grâces en soient rendues au Père des lumières, cette idée du peu de durée de nos jours est pour le fidèle un sujet de consolation et de joie elle lui aide à supporter le faix du jour et la chaleur car, à quelque époque de sa vie qu'il soit, il sait que dans peu de temps Celui qui doit venir viendra, et qu'il ne tardera point.

« J'ai pris mes précautions contre le climat glacé du pays où je vais me rendre (6). J'ai en particulier une bonne capote en pluche, un gilet à manches tricoté, etc., etc. Je compte remettre demain mon porte-manteau à un voiturier qui va à Briançon par Gap ; et moi-même, dès vendredi matin, si Dieu le permet, je vais m'enfoncer dans les Alpes par la sombre et pittoresque vallée de l'Oisans. Vous n'aurez pas sitôt de mes nouvelles, soit parce que mes premiers jours se passeront probablement en courses, soit parce que le service des postes dans ce pays n'est rien moins qu'accéléré... Adieu, chère maman, que le Seigneur soit avec toi et te fortifie en corps et en âme. Salue les frères ! Je les invite sérieusement à prier pour moi, et pour les pauvres montagnards vers lesquels le Seigneur m'envoie. Je me porte fort bien maintenant ; il y a longtemps que je n'ai pas grande peine ; j'espère en avoir un peu plus à l'avenir. »

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1. Calomnie d'autant plus facile que les évangélistes non français étaient représentés, après les guerres de l'Empire, comme chargés de mission politique de la part des Anglais. C'est pourquoi il ne fut plus permis d'être pasteur sans être Français et consacré par une église française. Ce règlement fat une entrave partout et sans cesse renaissante au ministère de Neff.
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Blanc aussi porte l'opprobre
2. Blanc était lui-même violemment pris à parti : « J'ai été insulté en publie, écrivait-il le 10 juin 1823, de la manière la plus épouvantable... E. D. ayant bu, est venu me menacer en me mettant le point sous le nez, me traitant de traître, de brigand, de cochon, d'assassineur (1), en me tutoyant avec la dernière insolence... c'était en quelque sorte à leur barbe que j'étais insulté et menacé et personne n'a rien dit. Je suis allé à la réunion et n'ai pas parlé de mon aventure parce qu'il serait arrivé des malheurs, mais j'étais si ému en expliquant un chapitre, que tout le monde a vu que je n'étais pas dans mon assiette ordinaire... Cher ami, le Seigneur me fait de bien grandes grâces en me rendant digne de souffrir pour l'amour de son nom ; puisse-t-il me fortifier par son esprit. Priez pour moi ainsi que pour nous tous. Autrefois, quand j'entrais dans une réunion du monde, tout le monde me portait aux nues, maintenant que je vais prier le Seigneur, chanter les louanges de celui dont je suis le ministre, prêcher la parole du salut, m'entretenir avec ceux qui cherchent le Sauveur, je suis maltraité, bafoué. Eh bien 1 cher frère, mon coeur est plus content, plus satisfait des insultes et des menaces de ces gens-là que quand j'en recevais des éloges. Mon Seigneur et Sauveur me le prédit, avec son divin secours, je braverai tout. Ce courrier va partir, adieu. Je vous embrasse en notre unique et bon Sauveur, ainsi que notre cher frère Guers. »*
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3. On l'accompagna jusqu'à St-Sébastien (sept km. de Mens). « Les habitants de cette commune me disaient en pleurant que, s'ils croyaient pouvoir réussir, ils iraient tous à Grenoble, afin d'obtenir que je restasse pour être leur pasteur, et qu'ils se chargeraient de mon entretien à eux seuls ; ce sont les principaux du lieu. Mais, en les remerciant de leur bonne volonté, je leur dis qu'aussi près de Mens on ne le permettrait pas. »
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4. « J'aime beaucoup le témoignage des ennemis. Ils disent actuellement à Mens : « il n'est pas nécessaire de chercher des ministres, à présent que tout le monde prophétise. »
Lire Appendice V, quelques lettres, collectives ou personnelles, à ses anciens paroissiens.
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5. Lire page 99 et Appendice VII, la suite de cette correspondance.
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6. En outre, les dames de Mens, lors de son départ, avaient à son insu renouvelé tout son linge usé par le service et la vétusté. Neff était pauvre. (A. MARCHAND, Félix Neff, op. cit., P. 28).
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