Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE III

Mission de Grenoble.

(septembre à fin décembre 1821)

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Neff était à Genève au moment où le pasteur César Bonifas, de Grenoble, demandait un évangéliste pour le remplacer pendant quelques mois. Neff part aussitôt pour la capitale du Dauphiné, où il restera trois mois.

La seule période stérile de la carrière de Neff.

Ce fut une période de travail ingrat, de dépression profonde, de douloureuses expériences intimes. Transporté à Grenoble - milieu réfractaire essentiellement -, paralysé par les formes ecclésiastiques, sans tarder Neff fait part à ses amis de ses impressions : « J'appréhendais un peu de faire un sermon en règle; et cette crainte n'a pas peu servi à me rapprocher du Seigneur et à me faire prier davantage. » Il prêche sur ce texte : Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec lui-même, et de cette première prédication il peut dire :

« Le Seigneur m'a singulièrement soutenu. Je n'ai éprouvé presque aucune émotion ; et j'ai pu parler avec toute hardiesse, faisant à mes auditeurs une application continuelle de ce que je leur disais, et en appelant sans cesse à leur conscience.

« Je ne leur ai pas caché non plus, en leur rappelant la parabole du festin des noces, que je n'espérais pas beaucoup du grand nombre ; que très probablement ils n'accepteraient pas tous l'invitation et qu'ils retourneraient, l'un à sa métairie, l'autre à son trafic.

« Nous avons averti quelques personnes que tous les soirs, à sept heures, il y aura réunion ; j'ignore s'il y viendra quelqu'un. Br..., qui m'a précédé, a peu de relations avec les gens d'ici qui sont deux fois morts ; c'est pourquoi il n'a pu encore m'introduire nulle part... Priez le Seigneur, écrit-il à un ami, qu'il veuille bientôt ouvrir quelques portes à son Evangile, car je ne crois pas que la prédication publique soit ici, pour le moment, de grand secours : on y est accoutumé ; c'est un vain son qui frappe l'air... Laissez ignorer à Grenoble ce que j'ai été, et même ce que je suis encore selon le monde, un simple laïc ! Cela gâterait tout pour le moment ; car ici je suis pasteur, et rien d'autre. Cela me fait quelquefois rire ; mais après j'en soupire, pensant à la misère de ce pauvre monde, qui ne veut la vérité, que dans certains ordres; puis à la malice de Satan qui a su faire naître et entretenir de si funestes préjugés. Oh ! quand serons-nous véritablement arrivés au siècle de la lumière ! »

Ses amis de Genève lui avaient reproché de manquer de ménagements. Il leur répondit une lettre qui nous livre son état d'âme du moment :

Découragé par ses imperfections plus que par l'ambiance.

« ... Quant à vos observations qui n'ont réellement pour objet que l'âpreté, la violence de mon caractère ou tout autre défaut personnel, je suis obligé de convenir qu'elles ne sont que trop fondées et qu'on pourrait m'en faire bien davantage. Aussi est-ce la seule chose qui me décourage véritablement car si mes imperfections n'existaient que dans l'opinion des hommes, je m'en soucierais peu ; mais quand je considère, d'un côté, la terrible opposition que trouve partout notre petite oeuvre, l'espèce d'acharnementque la plupart de ceux qui devraient nous soutenir mettent à nous poursuivre, et l'esprit de timidité qui enchaîne presque partout les chrétiens, et que d'un autre côté je réfléchis aux innombrables imperfections de mon caractère, à mon peu de foi, à mon peu d'amour pour Christ et pour les âmes qu'Il est venu chercher, je suis tenté de maudire mon jour comme Jérémie, et de me retirer dans quelque antre comme Elie, en attendant que l'Eternel prenne mon âme (1).

C'est une chose bien terrible qu'il faille des remèdes si amers pour guérir notre misérable orgueil, et que le Seigneur soit en quelque sorte obligé de retarder, de suspendre notre sanctification pour nous tenir dans l'humilité ! Je sens cependant que cela est nécessaire pour moi et je vois tant d'orgueil dans mon coeur que je crains que jamais le Seigneur n'ôte l'écharde, ou plutôt les échardes dont je suis comme lardé (2). »

Pourquoi nous sommes nous-mêmes morts et tièdes

Quelques jours après il écrit encore : « J'ai éprouvé d'une manière frappante combien il y a de notre faute dans cet état de mort et de tiédeur dont nous nous plaignons si souvent. Nous ne prions pas, ou ne prions pas assez régulièrement, assidûment. Personne de nous ne sait par expérience ce que c'est que de veiller avec persévérance. Si la grâce de Dieu n'arrive pas à notre première demande, nous nous retirons, puis nous sommes tentés de nous plaindre du Seigneur. Notre coeur étant habituellement loin du Seigneur, il nous faut faire bien des pas avant de le retrouver ; c'est comme une pompe que l'on ne met pas souvent en mouvement ; il faut travailler un moment avant que d'avoir de l'eau ; et si chaque fois on se lasse, au moment de la voir couler, elle redescend au fond du puits ; puis c'est à recommencer. Autant rien que deux ou trois minutes d'une prière sèche (3), cela ne suffit pas pour alimenter l'âme dans le cours des occupations. Il faut y donner plus de temps ; je dis il faut ; car je crois, comme disait notre cher frère B., que cela est plus excellent que de dormir, de boire et de manger, et je dirais presque de respirer. Je croyais, par exemple, que le Seigneur ne se pouvait pas trouver à Grenoble (où à la vérité on ne le connaît guère) ; j'avais passé un grand mois très loin de lui quant à la communion du coeur ; et mille fois l'ennemi m'avait trouvé endormi ou désarmé et m'avait vaincu.

Apprenons à prier

Eh bien, hier, me trouvant seul à la maison pendant une partie de l'après-midi, j'ai pu me recueillir et prier ; et au bout d'une heure et même moins, j'ai trouvé le, bord ; je n'ai plus éprouvé de peine à prier et à me tenir près du Seigneur jusqu'au soir ; et aujourd'hui je m'en ressens encore. Souvenez-vous de la parabole de l'ami qui va, de nuit, emprunter du pain ; et surtout de celle du juge inique ! Ce n'est pas un système de tel ou tel individu, mais c'est l'Evangile qui nous déclare qu'il faut être persévérant dans l'oraison ; je le répète, il le faut ; car sans cela notre vie est une véritable mort ; soyons sérieux là-dessus ; la voie du salut n'est pas une vaine science, mais une pratique de la volonté de Dieu. Le poisson meurt hors de l'eau ; l'âme meurt hors de son élément qui est la grâce du Sauveur.

Délions-nous de la paresse

« Défions-nous de la paresse; nous perdons bien des heures, des jours, pour la carte du ciel ; ces jours feront bientôt des années ; et nous nous trouverons trop tard pour entrer au banquet des noces. Quand la route est raide elle est plus courte, et en prenant courage on est vite en haut ; prenons donc courage ; et plus nous éprouvons de difficultés, plus aussi nous trouverons de soulagement en persévérant. S'il s'agissait de sortir d'un abîme entre des rochers, ou seulement de gravir une montagne, pour jouir d'un beau point de vue et d'un air pur, nous trouverions bien nos forces ; trouvons-les donc pour gravir la montagne de Sion, dont l'air vivifie véritablement, et d'où l'on contemple le véritable Eden, la vallée de paix, où coule le fleuve d'eau vive, et où croit l'arbre de vie. Puisse le Seigneur nous en donner à tous la volonté et l'exécution ! »

Grenoble est toujours un cimetière

Neff savait reprendre pied, mais il ne lui en était pas moins dur de poursuivre son ministère dans d'aussi déplorables conditions.

« Je tiens le soir, écrivait-il, de misérables petites réunions, où souvent il ne vient que deux Personnes, qui encore sont de Mens, où elles retourneront bientôt... Il ne m'est pas possible d'improviser en chaire; je suis obligé de composer et d'apprendre mes sermons ; je les débite sans émotion, sans chaleur et sans mouvement.... tout cela me glace. Jamais je n'ai eu le mur si peu affamé du salut des âmes ; il me semble que tous mes auditeurs sont des cailloux, et que je prêche absolument pour néant. Cependant je leur dis toute la vérité et je serai net de leur sang ..... Je descends actuellement de chaire et commence à languir que M. Bonifas arrive, car cette position me tue ; ce Grenoble est un tel cimetière que je ne me sens aucune force, aucun courage pour prêcher ; je suis dans cette chaire froid comme glace... Grenoble est toujours un cimetière, écrit encore Neff quelques jours après, on y perd le peu de vie spirituelle qu'on a pu y apporter. Il est vrai que je ne puis désirer vivement, pour moi, d'être ailleurs, parce que, mon coeur de bois ne me quittant jamais, je ne puis pas être plus heureux dans un lieu que dans un autre ; mais ce qui me fatigue le plus dans ce moment, ce sont ces formes pastorales, qui me vont d'autant plus mal que, n'ayant pas d'études, je risque à tout moment d'être à l'affront d'un côté ou de l'autre... Je ne sais d'ailleurs, que prêcher, parce que, le troupeau étant mort, je suis obligé de lui dire constamment les mêmes choses. »

Encouragement à Vizille

Neff était plus encouragé à Vizille (4) (dix-sept kilomètres de Grenoble). Il y tenait des assemblées dans des magasins et y avait un auditoire de soixante-dix à quatre-vingts personnes. « A Vizille, il n'en est pas tout à fait de même ; l'auditoire est plus nombreux, plus attentif ; et comme il n'y a ni chaire, ni manteau (5), et que le local est plus petit, je suis à mon aise et je prêche avec plus de sincérité et plus d'âme... Outre le sermon de dimanche, j'ai prêché encore lundi, mardi et mercredi au soir ; les assemblées ont été très nombreuses et les auditeurs très attentifs ; un contremaître catholique a invité ses manoeuvres à y venir avec lui, disant: « Quand on entend ces choses, on n'a ni faim ni soif. » D'autres propos semblables, qui me sont encore revenus, prouvent que l'Evangile commence à attirer les coeurs. »

« A Vizille, écrit-il encore, il s'est présenté un baptême. La cérémonie a attiré plusieurs catholiques, qui plus tard sont revenus et qui s'en félicitent ; de ce nombre est la sage-femme et son mari, qui n'auraient pas reparu de longtemps, si j'eusse refusé de faire la fonction, comme je le pensais d'abord, dans la crainte de commettre une illégalité (6). »

M. Bonifas étant revenu, le pasteur Raoux, de Mens, demanda à Neff de le remplacer à son tour pour quelques mois.

Ce fut pour Neff un soulagement de quitter Grenoble, mais il y avait acquis une plus grande conviction de son insuffisance et de la nécessité de la prière pour obtenir la puissance du Saint-Esprit.

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1. Voir Appendice Il un autre fragment écrit dans une heure de profond découragement, à cette époque ou antérieurement.
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Fermeté - Franchise
2. A cette humilité quand il s'agit de son caractère, quelle fermeté ne joint-il pas quand il s'agit des principes ! Il écrit au début de la même lettre : « Non, non, je le répète, on ne peut bâtir une maison sans casser des pierres ; et le véritable Évangile, présenté sans déguisement, doit être ainsi que l'évangéliste, d'après l'Ecriture, en « odeur de mort à ceux qui périssent *». Jusqu'ici, je me suis reproché de m'être conduit en Suisse, surtout dans le canton de Vaud, avec beaucoup trop de ménagements et de prudence humaine ; je n'étais donc guère préparé à recevoir des reproches en sens contraire. Quand on ne voit les gens qu'un instant, tout est d'or. Si vous aviez eu le temps de sonder davantage les esprits, vous auriez peut-être compris la nécessité où je me suis trouvé plusieurs fois de me roidir contre les principes de lenteur ou de lâcheté dont on aurait voulu m'endoctriner. Peut-être que si j'avais écouté tout le monde, j'aurais été plus aimable ; mais la vérité en aurait souffert, et vous eussiez été avec raison les premiers à me blâmer. J'ai failli me laisser influencer ; mais à Dieu ne plaise qu'aussi longtemps que je serai à son service je cède aux temporiseurs ; au contraire, plus je fais d'expériences, plus je lis la Parole de Dieu, plus je réfléchis, et plus je suis affermi, dans mes sentiments d'activité, de vigueur et de libre action touchant l'oeuvre de Dieu... Quant aux divisions que nous avons fait éclater, elles n'ont eu lieu qu'entre le bien et le mal ; et alors j'en bénis le Seigneur. »
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3. Lire Appendice I, quelques fragments admirables sur la prière ainsi que d'autres pensées.
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4. Il est à remarquer qu'à Vizille et à Mens, où la prédication de Neff rencontra plus d'écho qu'à Grenoble, le terrain lui avait été préparé par un missionnaire wesleyen au zèle ardent : Charles Cook (1787-1858). Ce pasteur méthodiste parcourut avec une persévérance infatigable diverses régions de la France et contribua pour une large part au Réveil du début du XIXe siècle. Il groupait les personnes qu'il avait amenées à la foi en petites sociétés qui, suivant les circonstances se rattachaient par un lien plus ou moins étroit à l'Eglise établie ou s'en séparaient pour vivre par elles-mêmes. Merle d'Aubigné put écrire de Cook : « L'oeuvre que John Wesley fit dans les Etats Britanniques, Charles Cook l'a faite, en une moindre mesure sans doute, sur le continent. »
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5. Robe.
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Recommandations officielles
6. Pour ce baptême Neff fut, blâmé par Bonifas qui lui écrivit: « Le Dieu de la grâce est le même que le Dieu de la nature qui n'amène pas brusquement son soleil en plein midi, mais le fait poindre d'abord derrière l'horizon, puis s'élever petit jusqu'à ce qu'il soit arrivé à son apogée. Ainsi ménage-t-il son soleil de justice dans les âmes. Les conversions subites et éclatantes de Paul sont des phénomènes qui font exception dans les voies de la grâce... Prêchons avec beaucoup de charité et de patience la vérité... et le Seigneur nous donnera la consolation de voir éclore, petit à petit, les fruits évangéliques de notre ministère. Une chose que je vous rappelle, mon cher frère, dans la charité de notre Seigneur, c'est de penser que vous êtes en France sous le régime de notre discipline ecclésiastique, un des monuments les plus respectables et les plus apostoliques qui se puissent connaître. Comme vous n'êtes pas ordonné, plus je réfléchis sur le baptême de Vizille, plus je regrette que vous vous soyez laissé intimider et conduire par cette mauvaise tête d'homme. »
A l'abattement, au « noir » qui se glissaient dans l'âme de Neff, aux difficultés de l'oeuvre s'ajoutaient aussi des directives de prudence, de patience timorée, de respect des contingences ecclésiastiques, alors que le missionnaire était affranchi de ce cléricalisme, si courant alors, sinon toujours.
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