NOTES
PÉDAGOGIQUES
BUT DU RÉCIT
Montrer que, selon la parole de Zwingli
« il n'est pas encore chrétien celui qui ne sait que
parler de Dieu: celui-là est chrétien qui s'applique
avec Dieu à faire de grandes choses. »
.
« EN MÉMOIRE DE MOI.
»
Nous sommes en 1519.
Zurich la grande ville a vu arriver chez
elle, en réponse à son appel, Ulrich Zwingli,
l'ancien prêtre de Glaris, le moine d'Einsiedeln, et la voix
de cet homme a bouleversé les consciences, remué les
coeurs, provoqué un renouveau dans les esprits. A la suite
de plusieurs disputes publiques, soit à Zurich, soit dans
d'autres villes confédérées la
vérité s'est fait jour : tout ce qu'on ne peut baser
sur la Parole de Dieu est à rejeter. Mais avec la joie
d'avoir découvert la vérité est venue aussi
la douleur de constater qu'il y a des gens qui lui sont hostiles,
et que ces gens sont des frères, des compatriotes. Une
division s'est faite, inévitable, et le coeur de Zwingli
qui a toujours aimé son pays souffre de cette scission
qu'il a provoquée pour l'amour de la vérité
évangélique.
Bien des choses ont changé depuis
qu'il est prédicateur à la cathédrale. Il a
déclaré dans son premier sermon, le 1er janvier
1519, qu'il expliquerait les évangiles et les principaux
livres bibliques, et il a ainsi fait apparaître devant ses
auditeurs émerveillés la perle précieuse qui
était enfouie depuis si longtemps sous les vains amas de la
science et des traditions humaines.
Maintenant on a supprimé les
fêtes des saints, de la chandeleur, les processions du
dimanche des Rameaux et de Pentecôte ; on ne monte plus au
mois de mai sur le Zurichberg en ces cortèges où
l'on étalait tant de luxe, même les
pèlerinages à Einsiedeln diminuent. Quelques images
ont été ôtées des églises et
brûlées, bien que cela fût interdit. Le
jeûne n'est plus observé, les cloches ne sont plus
sonnées pour conjurer les orages et enterrer les morts; les
orgues même, presque neuves sont démolies,
l'extrême onction n'est plus distribuée aux
mourants.
Les gens dont la piété est
attachée à ces faits extérieurs sont
effrayés de ces innovations. L'un d'eux dit : « Le
jeudi saint des hommes et des. femmes sont arrivés à
l'église en toilettes mondaines, sans porter le col et le
manteau dont on avait l'habitude jusqu'à ce jour, comme
s'ils voulaient aller danser. A Vendredi saint l'image de Christ
n'a plus été portée au tombeau, et la
prière en faveur des lieux saints abandonnée. Le
jour de l'Ascension et la Pentecôte n'ont pas
provoqué plus de vénération qu'un dimanche
ordinaire. Moines et nonnes se sont mariés entre eux et se
sont habillés comme des laïques, portant même
une épée. »
Ces transformations se sont faites au cours
de plusieurs années, rien n'a été
précipité ; mais il reste encore la messe
célébrée dans les deux églises
principales de Zurich.
Déjà des prêtres ont
déclaré ne plus vouloir la dire pour motif de
conscience et réclament le rétablissement de la
sainte Cène, à la manière de saint Paul, avec
distribution aux fidèles du pain et du vin. Zwingli estime
qu'il faut être prudent et attendre encore.
Le moment décisif arriva ; le 11
avril 1525, mardi de la semaine sainte, le réformateur
accompagné du maître d'école Myconius et du
pasteur Megander se rendit devant le Conseil des Deux-Cents et
réclama l'abolition de la messe et l'institution du repas
du Seigneur. Cette proposition fut adoptée à une
petite majorité, et l'innovation se fit durant cette
même semaine sainte.
C'est le jeudi saint, 13 avril 1525. Les
cloches de la cathédrale ont sonné et le vaste
édifice est rempli de fidèles. Les uns sont venus en
curieux, attirés par la nouveauté qu'on a
annoncée; les autres sont des sceptiques qui raillent
l'étrange réformateur, la plupart cependant ont
répondu à l'appel des cloches avec
sincérité. Dans leurs yeux on lit l'émotion
et dans leur attitude recueillie on devine la foi qui les anime.
Ils sont là, dans la demi-obscurité de la
cathédrale, assis ou agenouillés, jeunes au
pourpoint de couleur vive, au regard clair, vieilles au manteau
noir qui baissent leur tête fatiguée, le coeur rempli
d'un sentiment d'adoration. Tous savent que quelque chose de grave
va se passer. Là-bas, entre le choeur et la nef, une table
est dressée; ce n'est pas l'autel, c'est plus beau que
l'autel, une simple table de bois que recouvre une nappe blanche,
sur laquelle des coupes et des plateaux de bois ont
été déposés. C'est comme une tache de
lumière dans l'ombre.
Zwingli est monté en chaire et sa
prédication est une explication de la sainte Cène :
le catholicisme en a fait une opération au cours de
laquelle l'hostie (qui remplace le pain) est changée
réellement en corps du Christ sacrifié
perpétuellement a nouveau; il faut en faire ce que
Jésus a voulu, un repas du souvenir, un
«mémorial» reconnaissant de l'oeuvre de
réconciliation accomplie une fois pour toutes par le
sacrifice de la croix ; la communauté en renouvelant ce
repas solennel affirme sa foi en son Sauveur et resserre les liens
fraternels qui unissent ses membres. Après une courte
prière il lit le récit de saint Paul. Et pour la
première fois retentit dans la cathédrale, en
allemand, dans la langue du peuple, le texte même de
l'Ecriture sainte: «Ceci est mon corps qui est rompu pour
vous ; faites ceci en mémoire de moi . » Moment
solennel où le Seigneur ne peut être vu ni
touché, mais où l'on éprouve très fort
sa présence.
Les coeurs des bourgeois de Zurich sont
émus. Des fragments de la liturgie de la messe ont
été conservés et sont encore prononcés
en allemand par les ecclésiastiques qui officient, puis la
communauté s'unit à l'Eglise universelle par la
récitation du symbole des apôtres et de l'oraison
dominicale. Alors les diacres portent d'un banc à l'autre
le pain, puis le vin. On a écarté tout luxe, afin
d'être plus près de ce que fut la
réalité historique, c'est pourquoi les assiettes et
les coupes sont de bois ordinaire, sans recherche, contraste
étrange avec la richesse des ostensoirs employés
habituellement. Pendant cet acte le pasteur lit les discours
d'adieu de Jésus (Jean 13-17) ravivant ainsi les souvenirs
de son dernier repas.
Les fidèles ont été
saisis par la grandeur qui éclate dans la simplicité
de la Cène ainsi comprise. Ceux qui venaient pour se moquer
sont vaincus, et bien peu nombreux furent ceux qui
retournèrent à l'ancienne coutume romaine. La
fête se termina par une prière d'actions de
grâces tirée du Psaume 113 que les Juifs chantaient
au repas pascal.
Les portes de la cathédrale se sont
rouvertes, les fidèles sont sortis en longues files
silencieuses. On ne parle pas parce qu'on est rempli d'une joie
intérieure, édifié, ému salutairement.
Beaucoup ont éprouvé, ce jour-là, un grand
bonheur d'avoir été reçus à la table
sainte, d'avoir participé au repas du Seigneur qui avait
dit : « Faites ceci en mémoire de moi. »
.
AU PRESBYTÈRE DE
ZURICH.
- C'est le Seigneur qui nous donne la
vie,
- Qui la soutient en nous donnant son
pain.
- En Jésus-Christ sa grâce
est infinie
- Et rien ne peut nous ravir de sa main.
»
Régula, la petite fille de Zwingli, a
fait ainsi la prière après le repas du soir. Elle a
aidé sa mère à serrer la vaisselle, en bonne
petite ménagère, puis elle a regagné sa
chambrette et s'est endormie reconnaissante. Les petits
frères et la petite soeur dorment déjà.
Gérald, le frère aîné, veille encore ;
c'est un étudiant sérieux. Il veut achever la
traduction latine qu'il a commencée.
Mme Zwingli va et vient. L'ouvrage abonde
dans la maison, et elle s'oublie elle-même pour mieux servir
les autres et seconder son mari. Souvent il y a des hôtes
à héberger; elle les reçoit avec joie et ils
ont d'elle l'impression d'une fidèle servante du Christ.
Autrefois elle était noble, riche, honorée. Mais
Anna Meyer de Knonau, a renoncé à ses
privilèges pour partager la vie de privations d'Ulrich
Zwingli et les outrages qu'il reçoit. Les vêtements
somptueux qu'elle portait autrefois, au temps de son premier
mariage, elle les a enfermés dans un bahut et ne les a plus
sortis. Les bijoux qui faisaient sa joie il y a quelques
années ne l'orneront plus jamais. Elle a laisse les parures
frivoles pour être la femme dont parle l'Ecriture :
« Elle a plus de valeur que les perles.
Le coeur de son mari a confiance en elle. Elle lui fait du bien
tous les jours de sa vie, et jamais du mal. »
Elle est vêtue comme une femme du
peuple ; elle ne veut pas se faire remarquer par l'apparence
extérieure. Mais quelle compagne dévouée pour
son mari ; elle est la collaboratrice de chaque instant : secours
à porter aux pauvres et aux malades, asile à offrir
aux persécutés et aux étrangers, sans compter
tous les soins du ménage et le souci que donnent les
enfants. Ces temps-ci précisément, un jeune ministre
qui veut s'instruire auprès du réformateur
lui-même, partage leur logis et leurs repas. Anna Zwingli
calcule comment elle fera demain s'il lui arrive encore, comme
l'autre jour, un étranger. C'était un vieillard
chassé pour sa foi, exténué, affamé.
Elle l'avait restauré. Pourra-t-elle en faire autant demain
? Ses ressources sont minimes. Son mari a dit : « Mes revenus
sont maigres ; ils pourraient à peine nourrir un avare ou
un pauvre petit paysan. » Alors les paroles de la
prière de Régula lui reviennent en
mémoire
- « C'est le Seigneur qui nous donne
la vie,
- Qui la soutient en nous donnant son pain
... »
Elle reprend sa tâche avec courage, et
elle regarde son mari d'un long regard affectueux.
Ulrich Zwingli veille. Et pourtant il ne
devrait pas.
Depuis que la peste a décime Zurich
sa santé a été ébranlée. Ce
soir-là il écrit, mais des douleurs le surprennent,
et dans la lettre qu'il adresse à son ami il dit : «
je suis tellement surcharge d'ouvrage que j'ai de violents maux de
tête, si bien que, si je ne voyais ma plume courir sur le
papier, je saurais à peine ce que je fais. »
Il s'arrête et il songe à ces
temps affreux où la peste fit de si grands ravages. Pendant
plus de six mois, depuis août 1519, elle avait sévi
avec intensité. Deux mille cinq cents Zurichois environ
avaient été emportés. Oh ! les tristes
souvenirs : les râles des mourants, la contagion
s'étendant, des familles entières anéanties,
les frères bien-aimés qu'il avait fallu ensevelir!
Et ce transport des cadavres le soir à la lueur des
torches, dans la fosse commune... Et tandis qu'on faisait dire des
messes, qu'on récitait des litanies, qu'on invoquait les
saints, Zwingli, faisant fi de tout cela, avait fait entendre
partout les avertissements de la Parole de Dieu et apporté
ses consolations éternelles. Puis, se dépensant sans
craindre la contagion, il était tombé à son
tour, il avait été à deux doigts de la mort.
De ce temps-là dataient ces souffrances qui le
tenaillaient... De tout cela il se souvient. Il se rappelle aussi
comment il avait crié à Dieu. Bien des fois depuis
lors il a répété son «cantique de la
peste »
- «Oui Seigneur tu peux me
guérir
- Tu peux aussi m'anéantir
- Me sauver, me réduire à
rien
- Je crie en vain,... »
Serait-il découragé,
peut-être, ce soir? Non. Le souvenir des
bénédictions de Dieu ne s'est pas effacé, et
les paroles d'actions de grâces du chant qu'il a
composé lui reviennent aux lèvres :
- « Guéri, Seigneur ! et me
voici
- Ressuscité, vivant, merci.
- A toi ma force et ma vigueur
- A toi mon coeur
- Qui veut ta gloire et ton
honneur.
- Un jour il faudra bien partir,
- Peut-être encore beaucoup
souffrir
- Mais que m'importe, ô mon
Sauveur,
- Ton bras vainqueur
- Fera merveille en ma
faveur.»
.
LA MÉCHANCETÉ DES
HOMMES.
L'ombre dans la nuit.
Dans le presbytère tout est
silencieux maintenant. Les chandelles sont éteintes depuis
longtemps. La maison, se repose, et les hommes, fatigues des
travaux du jour, dorment d'un lourd sommeil. Dans la rue
cependant, sans bruit, une ombre passe. Elle s'arrête, elle
frappe ; la maison résonne, mais rien ne bouge. Elle frappe
plus fort encore, mais rien ne lui répond, les coups seuls
font comme un trou dans le silence. Impatientée, elle
redouble d'énergie en proférant des sons
inintelligibles. Alors on entend du bruit à
l'intérieur, des pas précipités, un «
Qui va là?» étonné. Et avant qu'on ait
pu y répondre, la porte s'ouvre ; c'est le jeune ministre
qui loge chez Zwingli qui est accouru. Il tient une chandelle en
sa main, petite lueur tremblotante dans la nuit, qui
éclaire un peu l'ombre qui est devant la porte. Il
distingue alors un homme enveloppé dans un manteau.
- De grâce, appelle maître
Zwingli ! Mon voisin est à l'agonie. Là-bas,
près de la porte du tilleul, par la ruelle des forgerons,
je le conduirai... Dans un instant ce sera fini. Il nous faut
l'assistance du pasteur.
- Il est minuit passé. Le vent va
éteindre ma chandelle. Je vais venir.
- Non point! Que m'importe que tu viennes !
C'est Ulrich Zwingli qu'il veut voir et entendre une
dernière fois.
La pluie commence à tomber,
serrée, pénétrante, désolante dans le
silence de la nuit.
- Il ne faut point réveiller mon
maître, reprend le jeune homme. Il est fatigué de son
dur labeur, et ses souffrances l'ont repris aujourd'hui encore.
Drogues et emplâtres ne suffisent s'il n'a le repos
nécessaire. Mais... un instant, je viens moi-même.
Que le Bon Berger accompagne ce mourant dans la vallée de
l'ombre de la mort !
-Eh quoi! reprend l'homme au manteau, il ne
se lèvera donc pas? Le beau courage pour un ministre de
l'Evangile! Un prêtre nous eût aussitôt
apporté le Sacrement! Un lit moelleux est plus
agréable que le froid et la nuit! Est-ce paresse ou
lâcheté? Qu'il vienne, je l'attends, sinon l'homme
aura déjà trépassé!
-C'est bien, attends!
La petite lumière rentre ; la porte
se referme et les verrous grincent. Le jeune pasteur dans le
corridor de la maison reste. songeur : cette heure insolite, ce
regard méfiant, ces paroles dures, cette insistance
à réclamer Zwingli, à ne vouloir que lui dans
l'obscurité des rues étroites? Plusieurs fois
déjà des avertissements ont été
donnés au réformateur, on l'a mis en garde contre
les dangers qu'il courait, on lui a conseillé la prudence.
Non,
Zwingli ne sera pas réveillé
cette nuit ; le malfaiteur pourra attendre, dehors. Il attendit,
en effet ; puis, n'entendant plus rien, craignant que le complot
ne fût découvert, il se sauva à grands pas. Au
matin, voici ce qu'on apprit : des ennemis du réformateur
avaient formé un projet d'après lequel Zwingli
devait être arrête de nuit, bâillonné et
conduit sur un bateau qui l'aurait emmené dans le plus
grand secret, vers un lieu inconnu. Cette nuit-là il avait
failli tomber entre ces mains criminelles.
Les hallebardiers.
Un autre soir, c'est une autre scène.
Les honnêtes gens sont rentrés chez eux depuis
longtemps et ont clos portes et fenêtres. Dans la rue
circulent quelques rares passants. Mais voici du bruit, des cris,
du vacarme. QUI est-ce? Deux hommes titubent, la tête en
feu, les yeux hors des orbites, la bouche menaçante. L'un a
son casque de travers, l'autre un béret jaune dont la plume
rouge se dresse comme une flamme. Que veulent ces vaillants
guerriers? De leurs hallebardes ils semblent mettre en
pièces quelque personnage invisible. Ils s'arrêtent
devant la maison de Zwingli, lèvent la face vers les
fenêtres et crient de leur voix éraillée
d'ivrogne :
- Holà ! sors donc, grand
hérétique! Amène-toi ici, Ulrich rouge! Viens
donc, voleur, trompeur de gens!
Un passant apeuré presse le pas ; une
porte se ferme bruyamment. Les hallebardes frappent le sol, ou de
leurs tranchants égratignent le mur. Les paroles
provocantes se répètent, avec l'insistance qu'y
mettent les hommes ivres :
- Hé! le brigand, homme de sang,
montre-toi ! Et que la terre te vomisse, hérétique
du diable !
Personne ne répond à leurs
injures ; personne non plus ne vient les arrêter. Pourtant
le vacarme met en éveil tous les habitants des maisons
voisines, mais la peur retient ces bons bourgeois. Ils ne
descendent pas dans la rue, derrière leurs fenêtres
grillées, ils se contentent d'observer prudemment les
événements, curieux de voir comment tout cela
finira. Les ivrognes ont déposé leurs armes ; ils
tâchent d'ébranler la porte de la maison ; elle est
solidement verrouillée. Autrefois elle était
toujours ouverte, maintenant il y a trop de dangers. Les hommes
ramassent les pierres de la route et les lancent une à une
contre les fenêtres du presbytère. Des vitres volent
en éclats, à la grande joie des misérables.
Cela dure un moment... Ils ne cessent que quand les pierres, les
paroles et la force leur manquent... Zwingli se montre pourtant
à une fenêtre.
- Ah! tu as peur, dit l'un d'eux. Je te
croyais intrépide !
- je n'aurais pas peur de toi si
j'étais avec toi la nuit dans la forêt !
- Alors, descends
- Je viendrais si tu étais homme
d'honneur.
Le dialogue ne se poursuit pas.
Déjà les hommes fuient et continuent en titubant
leur course nocturne.
Le bruit se répandit bientôt
dans Zurich qu'un complot était ourdi contre le
réformateur. Le bourgmestre fit fermer les portes de la
ville et l'on se livra à la recherche des deux auteurs du
scandale. L'un avait déjà réussi à
s'échapper, quant à l'autre, des femmes qui
étaient complices, le trahirent involontairement : il
était caché dans un tonneau appartenant à un
prêtre. On l'en tira et le conduisit en prison, à la
grande joie des badauds.
Un homme suspect.
Une autre fois encore l'émoi fut
provoqué par un étranger qui se promenait en ville.
Il avait une mine d'aventurier, le port altier, le regard dur. Il
ne portait pas de manteau et attirait l'attention des gens par la
longue épée dont il était armé. On le
voyait rôder d'un air sûr de lui, et souvent caresser
la tête de cette épée terrible, en
proférant des menaces. On eut vite des soupçons et
l'on apprit qu'il venait probablement de Zoug et qu'il cherchait
une occasion favorable pour tuer Zwingli. Il fut
emprisonné, mais réussit à
s'évader.
Ces événements
prouvèrent que la vie du réformateur était
réellement en péril, et, chaque fois qu'il sortait
le soir, une escorte de bons citoyens l'accompagna
désormais. Le conseil de la ville fit même garder sa
maison pendant la nuit, aux temps les plus dangereux.
Et lui, Ulrich Zwingli, que pensait-il de
tout cela? Voici : « Sans ma confiance en Dieu et en son
secours, il y a longtemps que j'aurais lâché la
barre, mais comme je vois que c'est lui qui assujettit les
cordages, enfle les voiles et commande même aux vents, je ne
mériterais pas d'être appelé un homme si
j'abandonnais mon poste. La foi chrétienne a tout d'abord
été affermie par le sang de Christ, et puis elle
s'est accrue merveilleusement par le sang des confesseurs. Il faut
de nouveau qu'elle soit purifiée au moyen de beaucoup de
sang versé. Parler brillamment de la bravoure quand on est
hors de danger est lâche et prête aux soupçons,
mais être ferme et inébranlable en face du
péril est la preuve d'un coeur vaillant. Ne pas avoir avoir
peur, voilà mon bouclier. »
.
CEUX QUI TUENT LE CORPS.
La surprise. - 9 octobre 1531, au
soir.
Le soleil couchant répand sur la
ville de Zurich ses dernières lueurs.
Les rues sont déjà
noyées dans l'ombre, mais les toits des maisons brillent
encore, et les clochers et les tourelles sont dorés par les
rayons du crépuscule. Sur les pavés sonnent les pas
des gens affairés et le trot paisible des chevaux qui
rentrent. C'est l'heure où les boutiques vont se fermer.
L'échoppe du cordonnier retentit encore d'un bruit
régulier : l'apprenti est là-dedans, tandis que le
maître de la maison est sorti pour humer l'air frais. Sur le
seuil de la porte de la maison voisine le charcutier discute avec
un passant. Gras et souriant sous son pourpoint rouge, la culotte
bouffante, les guêtres serrées, il dit en faisant
sonner le trousseau de clefs suspendu à sa ceinture et en
regardant le ciel : « Nuages roses, beau temps demain !
»
Des compagnons défilent, membres de
diverses corporations, l'humeur joyeuse ; leur voix retentit sous
les arcades. Des jeunes filles rentrent de promenade ; coiffe
blanche, longues tresses flottantes, taille serrée, jupe
à traîne, vives et colorées, elles rient parce
qu'en passant devant la boutique de l'orfèvre à
l'enseigne de l'ours, maître Fussli a dit : «
Hé, Catherine! à quand l'anneau des
fiançailles?» Et voici une porte cochère qui
s'ouvre : c'est pour laisser entrer la voiture à deux
chevaux richement harnachés de maître Rodolphe
Thumisen, membre de la haute bourgeoisie, homme influent au
Conseil.
A l'auberge du Colimaçon, dans la
grande salle basse et sombre, parce qu'on n'a pas encore
allumé les lampes, des hommes sont attablés qui
discutent. Ils parlent de politique à mots couverts, et de
la hausse des céréales et du poisson. Mais voici que
quelqu'un entre, l'air égaré, et crie :
- Citoyens, la guerre
On regarde cet insensé.
- Vous ignorez donc tout? Les ennemis sont
déjà sur notre territoire, et demain Zurich sera
prise !
Les hommes autour de la table
écoutent et hochent la tête,
incrédules.
- La guerre est impossible, dit l'un. Qui
oserait attaquer la ville? Comment une poignée de paysans
pourraient-ils prétendre lutter contre les bourgeois de
Zurich et leurs alliés de Berne? Racontars, fausse alerte
!
- D'ailleurs n'avons-nous pas tout fait pour
l'éviter? Ces messieurs du Conseil n'ont-ils pas promis de
s'abstenir de toute attaque contre les Waldstaetten?
- Tranquillisez-vous, l'homme avait mauvaise
vue. Il aura pris un troupeau pour une armée, ou bien il
aura rêvé en plein jour, le drôle!
- Monsieur Funk, qui est dans le secret des
dieux, m'a dit aujourd'hui même, en sortant de la
séance de l'Hôtel de Ville : « Nous sommes
contents de nos affaires, Konrad! »
Mais voici que l'agitation se répand
dans la ville et que d'autres nouvelles arrivent d'un instant
à l'autre, alarmantes : la guerre est vraiment
déclarée. Les hommes des cinq cantons sont en marche
et approchent de la frontière zurichoise. Leur armée
est nombreuse et bien préparée, leurs chefs choisis,
leur plan d'attaque réglé dans ses détails.
Alors c'est la consternation à Zurich. On a vécu
dans l'insouciance, et maintenant, en quelques heures, tout est
à organiser pour la défense. Le Conseil est
convoqué en toute hâte et siège une partie de
la nuit.
Le départ.
Le lendemain, vers midi, une avant-garde
composée de soldats recrutés au hasard quitte la
ville. Mille deux cents hommes partent en désordre. La plus
grande confusion règne en ville. Georges Göldli est
à la tête de cette petite troupe. Il est du parti des
réformés, mais son frère est dans le camp
ennemi, et, soupçonné à juste titre d'avoir
agi de connivence avec l'adversaire il sera accuse de haute
trahison.
Le 11 octobre seulement, mille cinq cents
hommes de la ville et de la campagne sont groupés. Mais il
manque des chevaux et des munitions. Le chef est Lavater, et
auprès de la bannière se tient Ulrich Zwingli. Une
vieille coutume voulait qu'un ecclésiastique
accompagnât le drapeau ; on pensait que Zwingli était
bien désigné pour cela. Lui partait le coeur triste,
assailli de noirs pressentiments. Il avait en vain
conseillé d'attendre du renfort avant de se mettre en
route. Depuis plusieurs semaines il était assombri, et le
désordre de ces jours n'était pas pour le
réconforter. Une image ancienne nous le représente
à cheval, enveloppé d'un manteau, la hallebarde sur
l'épaule. Beaucoup de ministres évangéliques
marchent à ses côtés.
La troupe s'ébranle ; elle presse le
pas sous la chaleur du milieu du jour, et tandis qu'à
l'horizon disparaissent les dernières cuirasses et les
dernières pointes de lances, dans la ville il reste des
femmes en pleurs et des vieillards qui prient et attendent les
événements.
Le corps d'armée arrive au
début de l'après-midi sur la hauteur de l'Albis. Les
chefs portent leurs regards aussitôt vers la troupe qu'on
distingue dans la plaine, près du village de Cappel. Tout
de suite ils comprennent que la situation est
désespérée. En effet Göldli, au lieu de
se tenir sur la défensive et d'attendre les renforts, avait
attaqué avec les faibles moyens dont il disposait. Or
l'emplacement qu'il occupait était absolument
défavorable en cas de défaite. C'était un
plateau entouré d'une part d'un fossé, dans une
terre marécageuse, et d'autre part de grandes forêts,
ce qui rendait difficile toute tentative de fuite. Les ennemis
avaient en outre réussi à occuper une position qui
leur permettrait de tirer dans le flanc des Zurichois, et
Göldli les avait laissés s'installer là
tranquillement.
Que faire? Les hommes de Lavater sont
fatigués de leur marche hâtive, et leur intention est
de reprendre des forces avant d'aller au combat. Zwingli donne son
avis, catégorique : « Si nous attendons, nous
arriverons trop tard. Il ne nous sied pas de rester ici et de
laisser les nôtres souffrir là en bas. Je veux aller
rejoindre nos frères, aider à les sauver, OU
périr avec eux. » Ainsi la course se continue, on
descend la montagne en courant et l'on rejoint la première
troupe réformée. Zwingli et les autres
ecclésiastiques se tiennent au premier rang,
protégeant la bannière.
La bataille.
L'armée ennemie cependant s'est
déployée et cerne les deux ailes de la troupe
zurichoise. Le soleil va bientôt se coucher lorsqu'une
série de détonations annonce que l'attaque
décisive commence : au milieu des coups de feu, les injures
et les imprécations retentissent :
- Idolâtres, papistes, sans Dieu,
esclaves
- Voleurs d'églises, pillards,
hérétiques » Le capitaine Lavater dit à
ses hommes :
«Braves gens, souvenez-vous de
l'honneur de Dieu et de messeigneurs, et conduisez-vous comme
d'honnêtes gens ! »
On demande à Zwingli de parler au
peuple ; il s'adresse ainsi à ceux qui sont autour de lui
:
« Braves gens, consolez-vous et ne
craignez rien. Si nous devons souffrir, notre cause est bonne.
Recommandez-vous à Dieu ; il peut prendre soin de nous et
des nôtres. Que Dieu nous soit en aide! »
Il n'a pas fini de parler que l'attaque
ennemie redouble l'armée réformée, prise
entre deux feux va succomber. Le désordre et la confusion
empêchent toute résistance efficace ; les soldats
sont serrés les uns contre les autres, si fort qu'ils ne
peuvent se défendre. C'est la panique, la fuite sous les
balles et les pierres ennemies. Zwingli est entraîné
aussi ; les coups ne l'épargnent pas. Il est blessé
à deux reprises à la cuisse par une lance, puis,
frappé d'un coup violent sur la tête, le casque
brisé, il s'effondre dans la mêlée. La
débandade continue ; ceux qui ont pu se sauver se sont
sauvés. Sur le champ de bataille il ne reste plus que des
cadavres ou des mourants ; près de cinq cents
reformés sont tombés.
Le soir, des soldats qui pillent les morts
aperçoivent un homme blessé encore en vie, les mains
jointes pour la prière, le regard tourne vers le ciel ; il
remue ses lèvres muettes. Ils lui demandent alors s'il
désire un prêtre qui reçoive sa confession,
mais il refuse d'un mouvement de tête. Là-dessus un
de ces soldats, un capitaine d'Unterwald, l'achève d'un
coup d'épée. Une vieille version raconte que les
derniers mots du malheureux auraient été : «
Ils peuvent tuer le corps, mais non pas l'âme !
»
Peu après les catholiques reconnurent
là le cadavre de Zwingli et ils furent dans la joie. Ils
l'outragèrent grossièrement et le lendemain
l'exposèrent aux regards de l'armée ; chacun voulait
le voir et l'insulter. Un beau témoignage pourtant est
à relever, dans cette triste journée, c'est celui
d'un prêtre de Zoug qui avait été
collègue de
Zwingli à Zurich et qui dit :
«Quelle qu'ait été ta croyance, je sais que tu
as été un bon Confédéré. Que
Dieu te pardonne tes péchés!» Par suite d'une
décision du conseil de guerre, le cadavre fut
écartelé et brûlé, les cendres
jetées au vent.
Ainsi finit tragiquement, à
l'âge de quarante-sept ans, Ulrich Zwingli, le grand
réformateur. Il avait écrit à un ami, peu
avant sa mort : «En vain vous chercherez à me
détourner de ma carrière en me rappelant la fin
tragique de ceux qui m'y ont précédé ; vos
prédictions ne sauraient m'effrayer. Je ne renierai point
mon Sauveur devant les hommes, afin qu'il ne me renie point devant
son Père céleste et devant ses anges. Lui aussi est
mort pour la vérité, lui qui est la
vérité même. Vous citerai-je les
apôtres? Vous citerai-je cette foule de martyrs parmi les
premiers chrétiens? Ils ont succombe sous les coups de
leurs ennemis, mais ce qu'ils ont enseigné n'en restera pas
moins éternellement vrai. Quel que puisse être mon
sort, je sais que la vérité triomphera, alors que
depuis longtemps mes ossements seront réduits en
poussière.»
On peut voir, aujourd'hui encore, dans un
champ près de Cappel, le lieu où mourut Zwingli. Un
bloc de granit s'élève en cet endroit, portant une
inscription en allemand, une autre en latin, qui disent :