Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Le cri des Élus

Jésus leur raconta une parabole, pour montrer qu'il faut prier toujours, sans jamais se lasser. Il dit: il y avait dans une ville un juge qui ne craignait point Dieu, et qui n'avait d'égards pour aucun homme. Il y avait aussi dans cette ville une veuve, qui venait à lui et lui disait: Fais-moi justice de ma partie adverse. Pendant longtemps il ne le voulut pas. Quoique je ne craigne pas Dieu et que je n'aie d'égards pour aucun homme, néanmoins, comme cette veuve m'importune, je lui ferai justice, afin qu'elle ne vienne pas toujours me rompre la tête. Puis le Seigneur ajouta: Vous entendez ce que dit le juge inique? Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient à lui jour et nuit, et il tarderait à les secourir ! je vous dis qu'il leur fera prompte justice, mais quand le Fils de l'homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre?

Luc 18. 1-8


Plus on écoute cette parabole et plus on est frappé par sa violence extrême. Il est peu de textes bibliques aussi paradoxaux. Toutes nos conceptions chrétiennes sont pulvérisées par cette petite histoire, qui va plus loin que nous ne pensons au premier abord, et qui nous fait toucher aux deux extrémités de la situation de l'Eglise, aux confins opposés de la certitude et de l'angoisse du chrétien.

Il y est en effet question des élus. Cette femme n'est pas chrétienne à demi. « Dieu ne ferait pas justice à ses élus ? » lisons-nous. Qui ne voudrait être un élu ? L'élu du Tout-Puissant, l'élu du Roi des rois ? Que demander de plus ? Quelle paix, quel bonheur, quelle certitude seraient comparables à celle d'une pareille élection ? - «Qui accusera les élus de Dieu ? » Et quel tableau enchanteur ne sommes-nous pas tentés de nous faire de la vie d'un élu ?

Mais voyez plutôt le tableau que nous en fait cette parabole. Les élus y sont comparés à une pauvre femme qui a perdu son mari et qui, en outre, se trouve dépouillée de son bien par la partie adverse, accablée par le deuil et la souffrance, accablée par la persécution et l'injustice des hommes. Oui, mais pensons-nous, les élus ont au moins leur refuge tout préparé dans la main de leur Dieu, ils ont un accès immédiat au trône de sa grâce. Eh bien non, il n'en est pas ainsi, selon cette parabole. Car pour comble de malheur cette malheureuse qui vient implorer le juge, se voit fermer la porte au nez et refuser tout secours de la part d'un homme qui ne craint pas Dieu et n'a d'égard pour personne. Et c'est cela être élu ? Se trouver pris entre un juge inique et une partie adverse, entre un ennemi qui vous accable et un juge qui fait la sourde oreille, pris entre la colère de Dieu et l'iniquité des hommes, sans soutien, sans époux, sans force, sans rien qu'une obstination étrange à rompre la tête du juge, rien qu'une soif inextinguible de justice. Si vraiment les choses en sont là, qui demande encore à être élu ? Et qui donc parmi nous a donné de pareils signes d'élection ? En face de cette parabole on ne peut s'empêcher de se demander avec une certaine angoisse si parmi tous nos chrétiens, parmi nous tous ici, il y a seulement quelques élus, quelques hommes qui aient conscience d'une situation pareille, dont la religion ne soit pas un confort spirituel mais un cri de détresse, dont la vie chrétienne ne soit pas une richesse, mais la plus grande misère; non pas une solution mais comme l'absence de toute solution, dont la conversion signifie exactement comme pour les apôtres et les Réformateurs : être mis à la porte des temples, jetés hors de toutes les sécurités religieuses, être mis à la rue avec pour seule issue, pour seul recours, la porte du juge qui reste fermée, et les moqueries de la partie adverse: «Eh! que fait ton Dieu ? Il n'a pas l'air pressé de te répondre ! » -

On peut bien dire qu'à ce moment, séparé du monde et séparé de Dieu, l'élu porte la croix de son Seigneur. Il n'a plus aucun appui et Dieu paraît lui donner tort, et Dieu se fait prier comme un juge inique qui n'a d'égards pour personne. Et l'élu, contre toute espérance, continue d'espérer, contre toute apparence continue de prier, s'il est vraiment un élu. Car il ne peut donner d'autre signe de son élection que de s'obstiner, envers et contre toute proposition de transaction que lui offre la partie adverse, à rompre la tête du juge pour qu'il lui fasse justice. Je vous le demande encore : parmi tous nos sommeils et tous nos réveils, parmi nos ferveurs et nos indifférences, nos découragements et nos succès, nos richesses et nos pauvretés, y a-t-il une seule prière d'élu, une seule vraie prière qui jaillisse d'une détresse pareille à celle de cette femme ? Cela revient à demander si oui ou non nous sommes l'Eglise de Jésus-Christ, et si, quand Jésus-Christ reviendra, quand l'exaucement viendra, quand la justice viendra, il trouvera la foi sur la terre, c'est-à-dire un seul homme qui crie comme cette femme; si quand la porte s'ouvrira enfin sur la nouvelle création de Dieu et sur le monde de la justice éternelle, il y aura encore à ce moment-là une Eglise devant cette porte, ou si, lassée d'attendre et de frapper, elle aura déserté le seuil inconfortable pour s'arranger et faire la paix avec la partie adverse.

Voilà qui ouvre des perspectives et donne une résonance singulière aux paroles si simples de l'Evangile : «Frappez et l'on vous ouvrira! Demandez et l'on vous donnera!» C'est l'exigence suprême et la suprême promesse de Dieu. Et nous demandons, et nous frappons. Et nous pensons à tous ceux qui demandent et qui frappent sans recevoir et sans que la porte s'ouvre; à tous ceux qui continuent à manquer de ce que leur coeur réclame: une guérison, le retour d'un être bien-aimé, un moyen d'existence. Mais ici nous voyons davantage encore. Ici, les élus ne demandent pas seulement le pain quotidien de leur coeur et de leur corps, ils cherchent le royaume de Dieu et sa justice; ils disent: «Que ton règne vienne!» Ils demandent bien ce qu'il faut demander avant tout. Ils frappent à la porte du Royaume sans réponse. Et c'est pour nous rappeler ce que nous oublions toujours, que justement la vraie prière, la suprême prière de l'Eglise demeure radicalement inexaucée jusqu'à la fin du monde, que l'Eglise fidèle est nécessairement à la porte du Royaume jusqu'à ce que vienne le Royaume, qu'elle est séparée de son époux jusqu'à ce que vienne Jésus-Christ.

Certes nous pouvons souffrir terriblement de voir nos requêtes demeurer sans réponse et notre malheur se prolonger, comme aussi nous réjouir d'exaucements et d'innombrables bénédictions journalières. Mais il ne faudrait pas oublier que derrière toutes nos prières exaucées ou inexaucées, nos malheurs et nos bonheurs, derrière nos maladies et nos guérisons, nos peines et nos joies, il y a la prière suprême, la prière par excellence : «Viens Seigneur Jésus ! » qui reste inexaucée et le restera aussi longtemps que durera le monde, car l'histoire de ce monde et l'histoire de l'Eglise, c'est l'histoire de l'inexaucement de cette prière; c'est l'histoire d'une Eglise qui attend et qui prie et d'un juge qui se fait attendre et qui se fait prier. N'allons pas l'oublier et nous endormir et nous croire exaucés. Ce serait la pire catastrophe.

Nous pouvons certes recevoir des exaucements provisoires, et des allégements bienvenus, mais il ne faudra surtout pas s'en contenter et se mettre à demander moins que le Royaume de Dieu, moins que le jugement dernier, moins que le retour de Jésus-Christ. Nous oublions toujours que l'Eglise fidèle, l'Eglise des élus, l'Eglise qui vraiment prie est une Eglise inexaucée, privée de tout ce qu'elle demande, veuve jusqu'à la fin du monde. A tout ce qu'elle peut recevoir, il faut qu'elle dise: non ce n'est pas cela, ce n'est pas encore Lui. Et il faut qu'elle continue à l'appeler. Car la « prompte justice» que Dieu fera aux élus, c'est la justice du jugement dernier et non pas une autre. Jusque-là, les élus crient jour et nuit, et c'est l'interminable nuit de l'injustice et tout se passe comme si Dieu était un juge inique, comme s'il était de connivence avec la partie adverse, comme s'il était le Dieu de Nébucadnetzar ou de Néron et des autres négriers de l'histoire; c'est l'interminable nuit où Jacob lutte contre ce juge inique qui ne veut pas le laisser entrer dans la Terre Sainte, et où Job appelle: «Mon Dieu, je crie la nuit et tu ne me réponds pas !» et David: « Pourquoi restes-tu sourd à ma prière ? » Cela nous semble étrange et bien exagéré peut-être. Mais nous avons lu les béatitudes pourtant, ou bien ne les avons-nous jamais lues vraiment ? N'y est-il pas dit également que les élus, les héritiers du Royaume de Dieu y sont pauvres en esprit, affamés et assoiffés, persécutés pour la justice ? N'est-ce pas ce que nous lisons dans la Bible, n'est-ce pas la terrible réalité de l'Eglise sous la croix ? Tous les élus, dans la Bible, ont une attitude étrange. On ne sait raisonnablement pas à quoi s'en tenir avec eux. Ils ont Jésus-Christ assurément, et pourtant ils ne l'ont pas. Jésus-Christ est avec eux, mais il n'est qu'avec ceux qui l'attendent. Le Saint-Esprit habite en eux, mais c'est pour leur faire sentir à quel point ils en manquent, à quel point ils vivent dans la chair. Jésus se donne pour présent sur la terre et pourtant ne parle que de sa venue. Il est bien là, mais cela veut dire seulement qu'il reviendra. C'est ainsi pour les apôtres assurément. On ne peut pas nier qu'ils ne soient, eux, des élus. Or, bien que le Seigneur soit avec eux, c'est exactement comme s'il n'était pas là. De la présence du Seigneur, ils n'en tiennent aucun compte, mais tous crient à moitié morts: «Hélas, viens Seigneur Jésus ! » Et c'est sur ce cri que la Bible se ferme et c'est avec ce cri qu'ils se sont tous enfoncés dans la mort.

Ah! oui, il est bon pour la tranquillité de l'Eglise qu'ils soient loin tous ces crieurs, et qu'on puisse oublier religieusement la venue du Seigneur. Maintenant, Dieu merci, l'Eglise a les jambes un peu plus solides que la pauvre veuve et les apôtres. Maintenant l'Eglise jouit même d'une certaine considération dans le monde. Elle lui a rendu quelques services dont il faut bien la remercier. Et l'on porte avantageusement son christianisme : Dieu par-ci et Dieu par-là, et l'on n'oublie qu'une chose, la vraie prière, le cri des élus jusqu'à la fin du monde.

Il n'est pas étonnant que Jésus termine sa parabole par cette effrayante question: «Quand le Fils de l'homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » Quand le Fils de l'homme viendra, il trouvera beaucoup d'Eglises, beaucoup de pasteurs et beaucoup de protestants. Peut-être même trouvera-t-il des Eglises unies, des groupements de jeunesse compacts et le christianisme en progrès dans tous les pays. Mais il n'empêche que cette question de Jésus demeure comme un point d'interrogation formidable sur toutes nos affaires, sur toutes nos Eglises, sur tous nos progrès. Quels que soient les triomphes et les succès du christianisme, quel que soit l'optimisme convenu, il n'y a pas moyen de supprimer ces deux lignes dans l'Evangile, pas moyen d'échapper à cette question: «Quand le Fils de l'Homme viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? »

Cette question prouve que le sens de cette parabole n'a pas été exagéré. L'exaucement de la prière de cette pauvre veuve c'est «quand le Fils de l'Homme viendra... » La «prompte justice» que Dieu fera à ses élus ne peut signifier autre chose que le retour glorieux de celui qui viendra pour juger les vivants et les morts. La misère de cette veuve à la porte du juge inique n'est donc pas l'état transitoire de l'Eglise, mais son état fondamental, essentiel jusqu'à la fin du monde.

Est-ce que nous comprenons qu'il n'est pas d'autre façon d'être élu que d'être totalement inexaucé et de crier jour et nuit vers le juge et d'appeler jusqu'à ce qu'il vienne, de frapper pendant des millénaires encore peut-être (car mille ans sont comme un jour) jusqu'à ce que la porte s'ouvre et que le Seigneur paraisse dans sa gloire ?

Mais l'Eglise infidèle se contente de tous les exaucements intermédiaires et s'installe dans une justice humaine ou bien cherche un modus vivendi avec la partie adverse. L'Eglise infidèle ne persiste pas dans la stupide obstination de cette pauvre femme. Comme la porte reste fermée, elle s'arrange autrement. Elle se rend justice à elle-même ou bien elle transige avec la partie adverse, elle lui abandonne une portion de son héritage. Elle baptise justice de Dieu et Royaume de Dieu, les petits arrangements pieux, les compromis avec le monde. Elle n'attend plus son Seigneur. Elle expédie les morts dans l'au-delà comme si Jésus ne revenait pas juger les vivants et les morts, comme si c'était non la Parole de Dieu mais toute chair, mais le monde qui étaient éternels.

L'Eglise fidèle au contraire attend toute sa justice de Dieu seul et n'arrête pas de la lui demander, et ne se détourne pas une minute de cette porte derrière laquelle se tient son juge. Voyez à quelle pureté, à quelle rectitude nous oblige ainsi la prière des élus et l'attente vivante du Royaume. Vous comprenez bien qu'une telle prière s'éteint au moment même où nous adoptons à l'égard de la partie adverse une attitude tant soit peu équivoque, où nous lui laissons entendre qu'il y aurait peut-être un moyen de s'arranger avec elle. Il n'est plus d'espérance possible du Royaume, là où faiblit la résistance de l'Eglise à la partie adverse, comme non plus là où l'Eglise entend se rendre elle-même justice et se venger. Dans les deux cas elle perd patience, elle n'attend plus, ne prie plus, ne croit plus. Dans les deux cas elle est perdue, elle a rejeté sa croix. On peut donc bien dire que dans la mesure où nous prions comme cette femme, nous résistons par là même pleinement aux puissances maudites de ce monde, à l'iniquité de la partie adverse, en même temps que nous espérons pleinement le Royaume de Dieu. Mais si nous ne prions pas ainsi et si nous attendons un autre exaucement que la venue de Jésus-Christ, comment échapperons-nous à toutes les équivoques, à tous les compromis, à toutes les lâchetés. Si nous tendons, ne serait-ce que le bout des doigts à la partie adverse, comment pourrions-nous jamais plus nous obstiner à la porte du juge ? Voyez de quelle résistance, de quelle obéissance, de quelle espérance témoigne le cri des élus jour et nuit ! Nous sommes tenus par l'attente obstinée, insensée du Jugement, ou alors nous sommes tenus par le diable; nous prions comme cette femme ou nous roulons dans le désespoir et dans le déshonneur.

Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus ?

Je vous dis qu'il leur fera prompte justice.

On ouvre à celui qui frappe.

Oui, certes, mais cela ne signifie pas moins que la promesse du Royaume de Dieu et de sa justice. On ouvre, mais non pas tout de suite, mais non pas avant l'heure fixée. On ouvrira tout à coup. La justice sera prompte, totale et parfaite et comblant toute attente. Mais la porte ne s'ouvrira que pour celui qui frappe et qui a frappé jusqu'au bout, jusqu'au dernier moment, jusqu'à ce qu'elle s'ouvre, jusqu'à ce que Jésus-Christ vienne.


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