Propagande ou
Témoignage
Mais Jésus, l'ayant su,
partit de là plusieurs le suivirent, et il les guérit
tous. Puis il leur défendit expressément de le faire
connaître. Ainsi fui accompli ce qui avait été
prédit par Esaïe, le prophète: Voici mon serviteur
que j'ai élu, mon bien-aimé en qui mon âme a mis
toute son affection. Je ferai reposer mon Esprit sur lui, et il
annoncera le jugement aux nations. Il ne contestera pas et ne criera
point; on n'entendra pas sa voix dans les places publiques. Il ne
brisera pas le roseau froissé, et il n'étouffera pas le
lumignon qui va s'éteindre, jusqu'à ce qu'il ait fait
triompher la justice; et les nations espéreront en son
nom.
Matthieu 12. 15-21
Aujourd'hui, nous voyons Jésus qui va
par les campagnes et qui guérit les malades. Il annonce ainsi
le jugement de Dieu qui sera la réparation parfaite de toutes
les injustices, la guérison éternelle de toute
blessure, la consolation définitive de tout désespoir,
la libération de toute servitude. Jésus applique autour
de lui, en passant, ce jugement. Les démons et tout leur
cortège de misère s'enfuient à son approche.
Aucun malheur ne tient devant lui, aucune tristesse ne peut
subsister, aucune obscurité se maintenir. Il est la joie et la
lumière. L'homme aveugle et muet se met à voir et
à parler. Jésus est là et il aide tous ceux que
personne ne pouvait plus aider, il est le secours qui arrive à
ceux qui demandaient : «D'où me viendra le secours ?
» Il est le bien-aimé de Dieu en qui Dieu a mis toute son
affection. Avec lui Dieu nous envoie, non pas quelques pensées
affectueuses, mais toute son affection. L'affection de Dieu !
C'était donc cela qui nous manquait! On sait combien la vie
sans affection est affreuse et impossible. Le coeur meurt,
asphyxié peu à peu. Le lumignon va s'éteindre.
Ici et là, partout, des hommes et des femmes sont
emmurés vivants dans l'indifférence qui les entoure.
Ils se dessèchent comme des roseaux froissés, ils ne
trouvent nulle part ces quelques gouttes d'eau qui suffiraient
à les faire reverdir. Il n'y a pas besoin d'être aveugle
et muet pour être aussi privé qu'un aveugle et qu'un
muet, pour être aussi solitaire, pour être aussi
désemparé, parce qu'il ne s'est trouvé personne
pour nous montrer de l'affection. Et maintenant voilà que Dieu
nous montre toute son affection. Il nous montre à nous toute
l'affection qu'il a pour son Fils. Il nous traite comme son propre
fils. C'est inespéré. C'est un soulagement
indescriptible. L'espérance s'est allumée dans notre
vie. L'affection de Dieu nous a ressuscités.
Tout cela est bien vrai. Tout cela s'est
passé autour de Jésus-Christ. Tout cela se passera le
jour de son retour. Et cependant son attitude nous étonne. Car
il fait une chose étrange : à ceux qu'il a
guéris il défend expressément de le faire
connaître. Et ce n'est pas une fois, mais dix fois que nous le
voyons faire cette défense, et commander le secret à
ceux qu'il a sauvés. Nous n'y comprenons rien, car nous sommes
tous persuadés qu'au contraire il nous faut aller publier ce
que le Seigneur nous a fait. Pourquoi cette défense qui est,
à première vue, la chose la plus inexplicable de
l'attitude de Jésus ? Il faut tout de même que nous y
prenions garde. On ne peut passer à côté. L'ordre
est là. Jésus ne veut pas qu'on le fasse
connaître. Pourquoi ? Cela nous montre, en tout cas, une chose:
l'horreur que Jésus a de la propagande. Et c'est beaucoup plus
important qu'on pourrait le croire. Les circonstances
présentes nous aideront peut-être à
l'approfondir. En effet, nous n'avions pas vu jusqu'à quel
point la propagande est le moyen le plus efficace que le diable met
à la disposition de l'homme.
Si Jésus n'était pas le Christ,
il aurait pu tout de même faire certains miracles, mais il
aurait alors certainement permis qu'on lui fît de la
réclame, ce qui lui eût bien vite valu la domination du
monde. Cette défense que Jésus fait aux hommes de
parler de lui, équivaut très exactement à son
refus de se prosterner devant Satan quand celui-ci lui promet tous
les royaumes de la Terre. Oui, Jésus écrase la
tête du Tentateur quand il fait cela, quand il veut garder le
secret, quand il veut garder l'incognito; il est le Christ dans ce
refus et par ce refus, qui, remarquons-le bien, lui barre la route du
succès et compromet déplorablement son oeuvre. On
entend les hommes se dire à ce propos : « Ce pauvre
Jésus, s'il y va de ce train-là, il n'arrivera jamais.
S'il ne sait pas exploiter un peu mieux ses succès, il ne
deviendra jamais célèbre, ni puissant. »
C'étaient là les tristes réflexions auxquelles
se livrait sa famille, quand nous entendons dans l'Evangile de Jean
ses frères lui dire : « Pars d'ici et va en Judée
afin que tes disciples y voient aussi les oeuvres que tu fais. On ne
fait rien en secret quand on cherche à se faire
connaître. Puisque tu fais ces choses, manifeste-toi au monde !
» Et l'Evangile ajoute : « car ses frères
eux-mêmes ne croyaient pas en lui». Parce qu'ils ne
croyaient pas en lui, Jésus ne pouvait donc, pour eux, que
«chercher à se faire connaître ». Leur
incrédulité n'est nullement de ne pas croire aux
oeuvres que Jésus fait. Au contraire, ils ne les voient que
trop, ces miracles. Leur incrédulité, c'est de croire
que Jésus les fait pour se faire connaître, que ces
miracles sont des oeuvres de propagande. Leur
incrédulité, c'est de refuser le secret où
Jésus veut demeurer. Tous les hommes demandent pareillement
dans leur incrédulité : « Qu'il nous montre un peu
ce qu'il sait faire, ce Christ ! qu'il se manifeste au monde une
bonne fois ! Qu'il nous montre noir sur blanc ses titres à
notre obéissance, et nous marcherons, et nous croirons.
Maître, nous voudrions te voir faire un miracle », disent
les pharisiens.
Voici que les hommes veulent porter sur le
bien-aimé de Dieu leurs mains convoiteuses. Voici que cette
race incrédule et perverse veut profiter du Fils de Dieu.
Voilà celui qu'il nous faut, voilà notre candidat,
celui que nous allons présenter aux élections pour
l'empire du monde. Avec lui nous avons toutes les chances de
l'emporter, il faudra seulement bien faire valoir ses
qualités: personnalité de premier plan, incontestable
génie religieux, guérisseur, consolateur, fortifiant.
Jamais on n'aura vu candidature plus favorable.
Une seule ombre au tableau: Jésus ne
pose aucune candidature, Jésus fait tout rater. Il ne veut pas
qu'on parle de lui. Jésus échappe aux hommes en se
dissimulant dans le secret. Il garde jalousement l'incognito. Tout ce
qu'il fait, il a presque peur qu'on le sache, peur que les hommes se
méprennent sur ce qu'il est et cherchent en lui tout autre
chose que l'affection de Dieu. Il sait bien que le diable n'a qu'une
envie, c'est de faire de la réclame au Fils de Dieu, et de
pouvoir ainsi lui donner toute la puissance et la gloire des royaumes
du monde, comme il le lui proposait ouvertement dans le
désert, au jour de la tentation. Il voudrait bien, lui, Satan,
pouvoir donner à Jésus tout ce que Dieu lui donnera au
jour de l'Ascension. Et il peut le lui donner, si seulement
Jésus se laisse mettre sur la liste; si seulement Jésus
veut bien prêter son nom, sa qualité de Christ, à
l'entreprise; la propagande satanique se chargera du reste. Car tout
est possible à la propagande.
Seulement voilà, il faudrait que
Jésus sorte de sa réserve. Tant qu'il garde
l'incognito, que voulez-vous que le diable en fasse ? C'est clair :
Jésus est inutilisable. Il a bien fallu que Satan porte alors
son choix sur d'autres candidats, beaucoup moins intéressants
d'ailleurs. Il ne se remettra pas de sa déception, le pauvre.
Pensez donc ! Avoir espéré faire campagne pour le Fils
de Dieu, et devoir se contenter de la faire pour quelque Chef d'Etat,
ou quelque député à la Chambre, ou quelque
chrétien trop satisfait de sa conversion.
Ainsi nous voyons le sens de ce qu'on appelle
le secret messianique, cette insistance avec laquelle Jésus
s'efforce de tenir cachée sa royauté, sa
divinité, afin qu'elle ne puisse en aucun cas devenir objet de
propagande, c'est-à-dire être utilisée par le
diable. Aussi chaque fois que Jésus défend qu'on le
fasse connaître, chaque fois qu'il se refuse à crier sur
les places publiques, chaque fois qu'il s'arrache à la
réclame il écrase la tête du Malin, il demeure
celui sur qui le Prince de ce monde n'a aucune prise; en lui le
trésor de l'affection de Dieu est bien caché, mieux que
par toutes les forteresses, gardé. Personne ne peut nous le
prendre. Le Malin ne peut pas s'en emparer. Et notre
incrédulité ne le peut davantage. Tressaillez de joie
parce que nul ne nous ravira l'affection que Dieu a mise en lui. Nul
ne pourra faire servir cette affection à une autre fin
qu'à celle de la gloire de Dieu. «Il leur défendit
de le faire connaître. » Ainsi Jésus garde
l'incognito; ainsi Jésus nous garde l'affection de Dieu. Il ne
la laisse pas se répandre et se perdre à jamais dans la
réclame. Il ne la laisse pas devenir une camelote religieuse.
Personne ne pourra goûter cette affection sans suivre
Jésus lui-même sur le chemin de l'abaissement,
Jésus méconnu, délaissé, rejeté -
et montrer ainsi qu'il est prêt à tout perdre pour
conserver seulement l'affection de Dieu.
Nous vivons dans un monde dont le visage
démoniaque se montre aujourd'hui presque à
découvert, c'est-à-dire un monde livré à
la propagande devenue l'ultime moyen de gouverner les peuples et de
dominer la terre. «Une bouche fut donnée à la
Bête qui proférait des paroles orgueilleuses », dit
l'Apocalypse. Le néant ouvre la bouche. La Bête de
l'abîme fait sa réclame, et « la terre
entière, saisie d'admiration, suit la Bête en disant:
Qui est semblable à la Bête et qui peut combattre contre
elle ? » La propagande est l'immense parodie de la
prédication chrétienne.
L'Eglise a pour tâche unique, pour
mission paradoxale de faire connaître au monde celui-là
même qui défend qu'on le fasse connaître, ce roi
qui veut à tout prix garder l'incognito. L'Eglise n'est-elle
non plus qu'une bouche, une bouche qui annonce Jésus-Christ,
et la guérison, et la justice, et l'affection qui sont en lui.
Et le tentateur rôde autour d'elle comme autour de
Jésus. Il voudrait bien en faire une officine de propagande.
Peut-être qu'il y parvient assez souvent et nous fait parler
comme si l'Evangile était la meilleure des religions, comme si
Jésus était un concurrent des maîtres de ce
monde. Car le chemin de l'Eglise est singulièrement
étroit et quelle tentation pour elle d'utiliser le grand moyen
de ce monde, toujours à portée de sa main! Car enfin,
entre la mission et la propagande, entre le témoignage et la
réclame, la différence est absolue, mais la distance
est toute petite. Le pasteur n'est-il pas toujours en danger de
devenir le commis-voyageur du Royaume de Dieu ? Vous savez, le
monsieur qui déballe sa marchandise à toutes les
portes, le convertisseur qui fait valoir ses articles: Les
guérisons, voyez, et les miracles, épatants les
miracles. Çà ne vous dit rien, non ? vous
préférez les beaux discours ? quoi de plus beau que les
béatitudes; ou bien le bonheur, c'est le bonheur que
Jésus vous apporte, vous n'en voulez pas ? - Le client
supplie. - Je n'ai besoin de rien, laissez-moi. - Mais le commis se
fait pressant. - Si, je connais vos besoins. Et j'ai autre chose
encore d'ailleurs, l'affection de Dieu, des consolations, non ? Un
enterrement seulement ? Va, pour un enterrement. Voyons, pas cher,
superbe marchandise, la meilleure des religions, la panacée
universelle ! Profitez de l'occasion! Vous ne voulez pas vous
convertir ?»
Le pauvre client a envie de pleurer de
désespoir. Peut-être avait-il besoin d'une de ces
choses, mais au milieu de cette réclame, il ne sait plus
même de laquelle, il dit oui et amen à tout ce qu'on
voudra. Il achète n'importe quoi pour que le monsieur s'en
aille. Et le pasteur s'en va, peut-être en se frottant les
mains, mais il a étouffé le lumignon, il a brisé
le roseau froissé.
Voilà l'abîme que côtoie le
témoin de Jésus-Christ, et dans lequel s'il manque de
tact, de charité, de discrétion, il tombera
certainement. Voilà, bien que poussé jusqu'à la
caricature, dans quel sens Jésus défend qu'on parle de
lui. Voilà ce que signifie: prendre en vain le nom du
Seigneur. Ce nom, ce fameux: « Je suis qui je suis », dans
lequel Dieu se cachait tout en se faisant connaître, comme
aujourd'hui Dieu se cache en Jésus-Christ pour se faire
connaître à nous et nous porter secours. Il nous
guérit, il nous aime, mais en cachette et non pas sur la place
publique. Il ne vient en aide qu'à ceux-là qui
acceptent une aide cachée. Il ne donne son affection royale
qu'à ceux-là qui se contenteront d'une affection
parfaitement secrète qu'ils ne pourront pas faire valoir parmi
les hommes, et qui ne leur procurera par conséquent aucun
avantage, aucune sécurité sur la terre. Jésus
est tout pour la foi, il n'est rien pour la vue. Aujourd'hui
particulièrement, la fidélité de l'Eglise ne se
mesure point aux formules orthodoxes qu'elle répète,
non plus qu'au zèle et à la « vie » dont elle
témoigne, mais avant tout à la grâce que Dieu
peut faire à ses paroles et à ses oeuvres d'être
un témoignage et non pas une propagande.
Le texte d'Esaïe porte : «Il ne
connaîtra ni lassitude, ni découragement jusqu'à
ce qu'il ait fait triompher la justice, et les nations
espéreront en son nom. » Le courage de
Jésus-Christ, son héroïsme, qui laissent loin
derrière eux tout ce que les hommes peuvent concevoir comme
courage et comme héroïsme, le seul courage qui ait le
droit de porter ce nom et qui soit autre chose qu'une propagande
arbitraire faite à telle ou telle action d'éclat, le
courage de Jésus tient tout entier dans la
persévérance inlassable avec laquelle lui le Fils de
Dieu, le tout-puissant, lui l'unique roi de la terre, garde
l'incognito. Courage de tous les instants, sacrifice de tous les
instants, l'incognito est la croix que Jésus porte dès
la première heure de son ministère. Il ne s'est pas
découragé. Pas une fois dans sa solitude qui
grandissait, à bout de forces, il ne s'est
écrié: «Mais oui, voyons, je suis le Fils de Dieu,
regardez-moi donc, je vais transformer Jérusalem en pain
d'épices et faire pleuvoir des pièces de cent sous. je
vais terroriser les Romains et vous donner l'empire du monde.
»
C'est bien cela son courage, n'est-ce pas ? Car
il ne peut pas consister à faire des miracles, qui ne lui
coûtent rien. Ce qui lui coûte quelque chose et ce qui va
finalement lui coûter la vie, c'est de cacher ses miracles,
c'est de refuser d'en profiter tant soit peu. Il ne s'est pas
lassé d'être méconnu. Nous ne pourrons jamais
entrevoir seulement la mesure d'un tel courage et d'une telle
solitude. Mais c'est grâce à ce courage que nous vivons,
que nous sommes une Eglise, que nous avons quelque chose à
dire qui ne soit pas de la réclame. C'est grâce à
ce courage avec lequel Jésus maintient secrète sa
divinité, maintient l'affection de Dieu à l'abri de
notre convoitise, c'est grâce au courage avec lequel il ne
répond pas à notre désir charnel de le voir
triompher, c'est grâce à ce courage inlassable qu'un
jour, peut-être proche, sa justice triomphera soudainement, sa
justice éclatera sur la terre entière, intacte, pure,
glorieuse. La petite graine cachée dans la terre
apparaîtra comme un grand arbre et son nom, le nom de celui qui
est demeuré méconnu, le nom que nous aurons
confessé dans la détresse, pourra être alors
à jamais l'unique espérance des nations, cependant que
toutes les réclames, toutes les propagandes et leurs
propagandistes, retourneront à l'abîme qui les avait
enfantés. Amen.