Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LES MECONTENTS

- 1869 -

« Il répondit à son père : Tu ne m'as jamais donné un chevreau pour me réjouir avec mes amis. Et son père lui dit : Mon fils, tu es toujours avec moi, et tout ce que j'ai est à toi. »

Luc, XV, 29.


Mes Frères,

Un des types les plus intéressants à étudier parmi ceux que Jésus-Christ nous a décrits dans ses paraboles, c'est celui du frère de l'enfant prodigue. Il n'y a que quelques mots sur lui, mais ils suffisent pour nous le révéler tout entier. C'est un homme comme on en voit beaucoup, dont la vie extérieure a toujours été irréprochable. Il n'a pas quitté comme son frère la maison paternelle, il ne s'est pas laissé entraîner comme lui à toutes sortes de débordements. Il a mené auprès de son père une existence paisible et soumise. Mais c'est un coeur sec, une âme froide; sa vertu n'a rien de généreux, de vivant; elle est raide et orgueilleuse, comme celle des Pharisiens. C'est un manteau brillant qui cache une personnalité foncièrement égoïste. La conversion n'a pas encore changé cet homme; il aurait besoin, lui aussi, de s'écrier : Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre toi!

Mais qu'il est loin encore de ces sentiments! Il ne les comprend même pas chez son frère. Il refuse de s'associer à la joie de son retour. Il s'en irrite, il s'en trouve offensé comme d'une injustice. Le voyez-vous pendant que la maison est en fête et qu'on entend au loin le bruit du festin et des danses ; - le voyez-vous, maussade, retiré à l'écart, silencieux, le visage sombre et sévère, s'aigrissant en lui-même à la pensée de toutes les prodigalités de son frère qui devaient aboutir à cette explosion de joie, - et à la pensée de ses propres vertus à lui, qui jamais ne, lui avaient procuré la plus petite fête ?

Son père, inquiet, attristé de son silence, s'informe de lui, et il le cherche. Il va vers lui plein de bonté. Mais c'est alors qu'éclatent tous les mauvais sentiments concentrés dans son coeur, - semblables au torrent qui se précipite avec violence quand sa digue est rompue.

Comment! s'écrie-t-il, il y a tant d'années que je te sers, et tu ne m'as jamais donné un chevreau pour me réjouir avec mes amis, et quand ton fils que voilà est revenu après avoir mangé tout son bien dans la débauche, tu as fait tuer un veau gras pour lui!

Nous n'envisagerons pas l'ensemble de ce caractère. Nous n'en relèverons qu'un trait, celui qui s'accuse si vivement dans les paroles de mon texte, dans ce reproche amer qu'il adresse à son père : « Tu ne m'as jamais donné un chevreau pour me réjouir avec mes amis. » Ce reproche nous fait apparaître ce personnage comme le type du mécontent, de l'homme aigri, dans le coeur et sur les lèvres duquel la plus petite contrariété amène le murmure. C'est à cet homme que nous voulons nous adresser aujourd'hui, pour lui faire sentir combien le murmure est coupable, et pour essayer de l'amener à ce contentement d'esprit qui, avec la piété, est un si grand gain.

Il y a des mécontents de plusieurs espèces. Distinguons bien nettement d'abord celui que nous avons spécialement en vue.

Quand le patriarche Jacob, près du terme de sa carrière, est présenté à Pharaon, et que celui-ci lui demande son âge : « Les jours de mon pèlerinage, répond le vieillard, ont été courts et mauvais,» cette réponse est bien celle d'un homme qui a eu à se plaindre de la vie, mais elle n'est pas celle du mécontent auquel nous nous adressons, Autre chose est de dire qu'on a beaucoup souffert, qu'on a eu une vie rude et difficile, semée d'épreuves de toutes sortes, autre chose est d'être mécontent. Il ne nous est pas défendu d'apprécier la somme de bonheur que la vie nous a donnée, et de reconnaître, s'il y a lieu, »qu'elle est petite comparée à celle de nos peines et de nos inquiétudes ; il ne nous est pas défendu de pleurer sur nos espérances détruites, sur nos projets renversés, sur nos affections brisées par la mort , mais il y a loin de ces pleurs où tant de résignation et de tranquille obéissance peuvent venir se mêler, - au mécontentement qui provoque le murmure,

Le mécontent n'est pas non plus celui qui, tout en ayant une vie relativement agréable et facile, a le sentiment que l'existence actuelle, quelque heureuse qu'elle soit, ne peut pas le satisfaire entièrement; ce n'est pas le sage qui, après avoir passé en revue tous les biens de ce monde, s'écrie : « Vanité des vanités, tout est vanité et rongement d'esprit ! » Ce n'est pas l'apôtre qui écrit aux Philippiens (1, 23) : « Il me tarde de déloger pour être avec Christ, ce qui m'est beaucoup meilleur. » Il n'y a rien de commun entre cette noble aspiration de l'âme vers l'infini et le mécontentement. Ici, c'est l'exilé qui soupire après la patrie absente et le foyer où il a laissé ce qu'il a de meilleur; là, c'est le voyageur qui maugrée contre les aspérités et les ronces du chemin.

Cette opposition est plus radicale encore. La mélancolie est le fait des âmes qui ne veulent pas se contenter de la vie actuelle. Au con. traire, le mécontentement est la déception chagrine de ceux qui attendent encore leur bonheur des biens de ce monde.

Ne confondez donc pas, pour les excuser par une apparente profondeur, vos gémissements et vos murmures avec le noble et douloureux sentiment du néant des choses terrestres. Vous êtes mécontents? vous vous plaignez? C'est précisément parce que vous n'êtes pas assez atteints de la vraie mélancolie, c'est parce que vous êtes trop affectionnés encore aux choses que vous convoitez, c'est parce que vous n'avez pas assez le sentiment que tout ici-bas est insuffisant et transitoire, et que la vie actuelle n'est qu'une préparation à l'existence complète et définitive.

Le mécontent que nous voudrions convertir, c'est l'homme qui convoite les biens qu'il n'a pas, qui se trouve très-malheureux d'être être privé, qui ne peut pas se soumettre de bon coeur à cette privation ; c'est l'homme qui dit avec amertume à sa destinée, n'osant le dire à Dieu lui-même : « Tu ne m'as jamais donné un chevreau pour me réjouir avec mes amis; - la vie n'a point eu pour moi de joyeux banquet comme pour tarit d'autres; elle n'a jamais dressé devant moi la table de la gaieté; elle s'est écoulée terne, monotone, austère. D'autres ont cueilli des fleurs sur Lin sentier uni; - moi, j'ai gravi, la sueur au front, le rude chemin du travail et du devoir. D'autres ont connu le succès, la gloire, la fortune, les affections; - moi, je n'ai eu en partage que l'obscurité , la gêne, l'isolement. »

A côté du mécontent qui se plaint de la vie prise en bloc, de l'ensemble de sa destinée, il y a celui dont les récriminations s'attachent à un objet spécial.

Celui-ci n'est jamais satisfait de son intérieur. Rien n'y va comme il le voudrait. Aimable au dehors, il est détestable chez lui, dans le cercle de sa famille. Vous ne le reconnaîtriez pas. Sombre, de mauvaise humeur, taciturne, le reproche toujours prêt à éclater sur ses lèvres à propos de tout, il se croit très-malheureux, il se croit victime de je ne sais quelle fatalité qui pèse sur lui.

Celui-là se plaint toujours de sa carrière. A l'entendre,. il n'en est pas de plus désavantageuse, de plus ingrate. Que n'est-il plus temps d'en choisir une autre ? Quel mauvais destin l'a donc poussé dans celle qu'il est obligé de suivre? Aussi il travaille sans goût, sans plaisir, comme un mercenaire, j'allais dire comme un forçat, parce qu'il le faut, mais en rongeant son frein et en maudissant son sort.

Un troisième est toujours mécontent de la conduite du prochain à son égard. On n'a jamais assez de bienveillance et d'attention pour lui. On ne rend jamais suffisamment justice à ses mérites ou à ses talents. On ne le met jamais assez en avant. Il se croit positivement méconnu, incompris, sacrifié, et il s'en va à travers la vie, le coeur plein d'amertume.

Il serait trop long de faire passer devant vous toute l'a famille si nombreuse, hélas! des mécontents. Aussi bien ce serait inutile. Qu'il nous suffise de saisir le trait qui leur est commun, et de définir le mécontent : - l'homme qui est toujours disposé à trouver la part de son prochain meilleure que la sienne, et à s'en plaindre tout haut ou tout bas comme d'une injustice.

D'une injustice, ai-je dit. Je maintiens le mot. Voyez, en effet, le frère du prodigue. L'impression qui le domine et qui explique sa colère, c'est bien celle d'une injustice. A ses yeux son jeune frère ne mérite pas l'accueil qu'on lui fait. Eh quoi! il a dissipé tout son bien dans la débauche; et quand, parvenu au dernier degré de la misère et de l'abjection, il revient dans la maison paternelle, son père court à sa rencontre, il l'embrasse, il le revêt d'une robe magnifique, il lui met au doigt un anneau d'or, on tue le veau gras, et toute la maison est dans la joie ! A-t-on fait une semblable fête en son honneur? son père lui a-t-il seulement donné un chevreau pour se réjouir avec ses amis? Jamais! Et cependant ne l'a-t-il pas mérite bien mieux que son frère ? N'a-t-il pas toujours été un fils soumis, respectueux?- Et tandis que son frère dissipait son patrimoine et courait le grand chemin du plaisir et de l'indépendance, lui n'est-il pas resté attaché à ses devoirs dans la maison paternelle ?

Au fond de ces sentiments, qu'y a-t-il, sinon une accusation non dissimulée d'injustice à l'adresse de son père ?

Regardez, mes frères, si au fond de votre mécontentement, vous n'y apercevez pas le même reproche secret adressé à la Providence. Vous jetez les yeux sur ceux qui sont plus heureux, mieux partagés que vous et vous dites : Qu'ont-ils fait pour avoir tant de bonheur ? Sont-ils meilleurs que moi ? Est-ce que je ne vaux pas autant qu'eux ?... Et vous avez le sentiment d'un droit méconnu, du droit qui exige que pour chacun la somme du bonheur soit proportionnée à sa valeur morale. Ce droit est réel, reconnaissons-le. Il est fondé sur une loi que Dieu lui-même a gravée au plus profond de notre conscience, la loi morale, qui veut que le bien ait sa récompense et le mal son châtiment. Vous avez donc raison d'affirmer cette loi, car, encore une fois, c'est la loi de l'immuable, Justice et elle s'accomplira tôt ou tard pour chacun de nous. Où donc est votre erreur ? - Votre erreur, c'est de vouloir que cette loi s'accomplisse dès ici-bas. Vous oubliez que la vie actuelle est un temps d'épreuve, pendant lequel vous êtes appelés à offrir à Dieu l'obéissance de la foi, la seule qui soit digne de lui, et j'ajoute : digne de nous. Qu'arriverait-il si la somme des biens de ce monde était invariablement proportionnée à la vertu et au mérite de chacun ? Ne voyez-vous pas qu'il y aurait tout intérêt, un intérêt immédiat, tangible, évident, à obéir, et que le royaume de Dieu serait peuplé de mercenaires? Je vous le demande, où serait la moralité s'il n'y avait jamais conflit entre le devoir et l'intérêt ? Qui serait assez insensé pour fuir volontairement toutes les jouissances et tous les biens de cette vie ?

L'enfant de Dieu, le vrai juste, est celui qui marche Par la foi, celui qui obéit à un Dieu mystérieux dans ses dispensations aussi bien que dans son essence, celui qui croit aux réalités du monde à venir, alors même qu'elles semblent démenties par celles du monde présent, celui qui peut s'écrier comme le patriarche : « Quand même Dieu me tuerait, je ne cesserais d'espérer en lui! » Ah! ne me dites pas que Dieu est injuste dans la répartition des biens et des maux de cette vie! Sous le désordre apparent se cache l'ordre réel. Dans l'inégalité même de cette répartition, je reconnais la manifestation du gouvernement moral de Dieu dans ce monde; je vois la preuve que Dieu veut être obéi par amour, non par intérêt; et si ma vie est plus pauvre que telle autre des joies de ce monde, - c'est que Dieu veut sans doute qu'elle soit plus riche de cette foi qui saisit les joies du ciel!

D'ailleurs, si Dieu rendait dès ici-bas à chacun selon ses oeuvres, quelle serait votre part, à vous qui vous plaignez? Quel est donc ce bonheur que vous croyez avoir mérité et qui vous a été refusé ? Vous parlez d'injustice ? Voulez-vous donc que Dieu vous traite suivant si justice? Voulez-vous sérieusement qu'il proportionne la somme de ses grâces à la somme de vos mérites ? Où sont donc vos vertus? Où sont vos oeuvres? Où est votre obéissance ? Qu'avez-vous fait? Que faites-vous pour Dieu ou pour vos frères ? Êtes-vous donc si contents de vous-mêmes que vous soyez si mécontents de ce que Dieu vous a donné? Ah! n'accusez pas la justice de Dieu! Bénissez plutôt sa miséricorde qui vous a tant épargnés! Au lieu de murmurer, reconnaissez que Dieu vous a donné infiniment plus que vous ne méritez et que vous êtes encore parmi les privilégiés de la Providence. - La cause secrète du mécontentement, c'est souvent l'orgueil, c'est un sentiment exagéré de notre propre valeur. Voulons-nous couper le mal à sa racine ? Mettons-nous en face de nous-mêmes, voyons-nous tels que nous sommes. Alors nous serons reconnaissants des moindres joies que Dieu nous accordera, parce que nous sentirons que chacune est une vraie grâce, une chose entièrement imméritée. Le plus petit rayon de bonheur qui viendra éclairer notre front, nous l'accueillerons comme un sourire de Dieu, et nous saurons dire merci pour la plus modeste fleur qui croîtra sur notre sentier.

Revenons au mécontent de notre parabole. Nous venons de prouver qu'il n'a pas le droit d'accuser son père. Qui donc doit-il accuser, s'il n'est pas aussi heureux qu'il voudrait l'être ? Qui? Lui-même. N'avait-il pas eu, en effet, un bonheur bien grand à sa portée? La vie qu'il avait menée chez son père ne lui avait-elle pas offert une foule de joies douces et Paisibles? Le voilà cependant qui va reprocher à son père de ne lui avoir jamais donné un chevreau pour se réjouir avec ses amis!... Écoutez la réponse du père : Mon fils, tu es toujours avec moi et tout ce que j'ai est à toi ! Quel contraste entre ces deux paroles! D'un côté quel pauvre sujet de plainte, quelle mesquine réclamation, quelle étroitesse de coeur! De l'autre, quelle largeur, quelle affection, quelle générosité vraiment royale! Ce mécontent ne vous fait-il pas l'effet d'un homme qui se plaindrait à celui qui lui aurait donné une fortune de ne lui avoir jamais offert une obole ?

Rien ne lui a manqué pour être parfaitement heureux. Il pouvait jouir de la présence et de l'affection de son père, - d'un père plein de bonté et de tendresse. Il pouvait goûter le bonheur paisible et profond d'une vie calme et régulière. Il était riche, il était libre. Tout ce que son père possédait était à sa disposition, et tandis que son frère, malheureux, affamé, manquant de tout, réduit à la dernière condition, convoitait les aliments grossiers des pourceaux qu'il gardait; - lui était dans l'abondance, entouré du respect et de l'estime de tous. Et puis, était-ce peu de chose que le sentiment du devoir accompli? que la satisfaction que donne une vie honnête et laborieuse ? Était-ce peu de chose que d'avoir conservé cette pureté qui est la plus belle couronne de la jeunesse?... En somme, il a été infiniment plus heureux que son frère. Il a eu à sa portée tout ce qui donne ici-bas le bonheur : les affections de la famille, le travail, l'accomplissement du devoir; mais il n'a pas su jouir de tous ces privilèges, et au lieu d'être heureux, il est devenu chagrin et mécontent.

Mécontents de cette assemblée, n'est-ce pas là votre histoire ? Voyons! Votre vie est-elle aussi pauvre, aussi dépouillée de toute joie que vous le prétendez? Est ce bien le bonheur qui vous a manqué, ou plutôt ne serait-ce pas vous qui avez manqué au bonheur? vous qui n'avez pas su le comprendre? vous qui l'avez laissé échapper quand il vous était offert? vous qui n'avez pas pris la peine de le chercher où Dieu l'avait déposé pour vous? Vous vous plaignez de la vie, plaignez-vous de vous-mêmes, car - le bonheur ne vient pas d'ordinaire à notre rencontre; ce n'est pas une trouvaille qu'on fait un beau jour sur son chemin ; le bonheur? il est semé dans notre existence comme des paillettes d'or sur le sable du désert : il faut se baisser pour le ramasser; et, croyez-le, Dieu ne l'a pas répandu dans la vie d'une main aussi avare que vous le pensez. Cherchez bien et vous verrez. que vous jouissez d'une foule de belles et bonnes choses auxquelles vous n'avez peut-être pas encore fait attention pour vous en réjouir et en bénir Dieu. Au point de vue du bonheur comme à beaucoup d'autres, la vie n'a guère de valeur que celle qu'on sait lui donner. C'est un merveilleux instrument aux touches innombrables et délicates. Si votre main inhabile n'en a su tirer que des sons confus et discordants, est-ce une raison de vous plaindre de l'instrument, de prétendre qu'il est incomplet? Nullement! Écoutez donc comme il chante sous les doigts d'un véritable artiste ! Écoutez quels flots d'harmonie s'en échappent et quels cantiques joyeux il fait monter vers le ciel !

Méditez, d'ailleurs, la réponse du père à son fils mécontent', car c'est celle que Dieu lui-même,. votre Père, adresse à vos murmures : « Mon fils,,, tu es toujours avec moi et tout ce que j'ai est à toi. » Cette réponse vous montrera les deux grandes sources de bonheur que Dieu a mises à votre disposition et que vous semblez ignorer. Tout ce que j'ai est à toi, c'est-à-dire tu peux jouir de tout ce que j'ai et, un jour, tu en seras l'héritier, le légitime possesseur.

Ah! mes frères, nous ne pensons pas assez souvent aux richesses immenses que Dieu a confiées à nos mains débiles! Tout ce que Dieu a est à nous ! Il a la vie, nous l'avons aussi, - une vie semblable à la sienne, immortelle comme la sienne, se manifestant comme la sienne par la pensée, par la volonté, par l'amour, - car nous sommes de race divine, étant créés à l'image de Dieu. La vie! quel don royal que celui-là! quelle grandeur et quelle gloire que d'exister, d'exister pour toujours! que de pouvoir se dire : Je suis un être immortel; - les cieux et la terre avec toutes leurs splendeurs passeront : ils seront balayés un jour comme une fragile poussière par le souffle de Dieu; moi je ne passerai pas! je survivrai à la catastrophe qui engloutira cet immense univers, dans lequel je ne suis qu'un imperceptible point. Bien plus, cette vie,. semblable à une lueur grandissante, ira s'accroissant et s'enrichissant toujours davantage à travers des siècles sans fin; les facultés, les jouissances, l'activité qui la constituent se développeront sans cesse, me rendant toujours plus semblable à celui qui en est la source éternelle.

Mon fils, tout ce que j'ai est à toi, -c'est-à-dire toutes mes oeuvres sont à toi. C'est pour toi, c'est pour ton bien-être et ton plaisir que j'ai fait si riche ce monde que tu habites, - si pleine de poésie et de beauté cette nature qui t'environne. Tu n'y saurais faire un pas sans y rencontrer quelque marque de ma sollicitude et de mon amour. Pour toi j'ai donné aux fleurs des champs leur parure et leur parfum; pour toi je renouvelle les saisons, messagères fidèles, qui t'apportent chacune des trésors différents. J'ai étendu dans les cieux ce pavillon d'azur pour que ton regard, fatigué de la terre, vienne y chercher le repos, la consolation et l'espérance. Pour toi j'ai fait la joyeuse clarté du jour et la bienfaisante obscurité de la nuit. Tu jouis de toutes ces choses en indifférent, en ingrat, peut-être; mais si tu en jouissais avec le sentiment qu'elles ont toutes été inspirées par une pensée d'amour pour toi; si, à travers toutes ces merveilles de sagesse et de bonté, tu savais discerner la main généreuse qui te les a données; - ce n'est pas le murmure qui monterait jamais de ton coeur à tes lèvres, c'est le cantique de l'adoration et de la reconnaissance!

Mon fils, tout ce que j'ai est à toi, signifie encore : Toutes mes grâces sont à ta disposition. Je suis la source de toute grâce excellente et de tout don parfait; je suis le père de la lumière, de la sainteté, de l'amour ; je cherche à te combler de tous ces biens. Demande, et je te donnerai; parle, je te répondrai; étends ta main et je la remplirai; ouvre ton coeur et j'y descendrai moi-même, et j'en ferai mon sanctuaire. N'es-tu pas mon enfant ? Ne t'ai-je pas aimé de toute éternité d'un ineffable amour? Ne me suis-je pas immolé pour toi ? Pour toi le sang de mon fils bien-aimé n'a-t-il pas coulé sur une croix maudite ? Celui qui t'a donné son propre fils ne te donnera-t-il pas toutes choses avec lui ?

Nous n'avons pas épuisé, mes frères, le sens de cette parole: Tout ce que j'ai est à toi. Nous ne l'épuiserons même jamais, car elle signifie encore: J'ai le ciel, j'ai la souveraine et inaltérable félicité, et tu l'auras aussi, car tu es mon héritier.

Sentez-vous tout ce qu'il y a dans cette espérance , que dis-je ? dans cette certitude d'être un jour l'héritier de Dieu, le cohéritier de Christ? C'est beaucoup d'être l'héritier d'un opulent de la terre, -qu'est-ce donc alors que d'être l'héritier de Dieu ? que d'avoir devant soi une éternité de bonheur, et de quel bonheur! Que m'importe la pauvreté ? - demain je serai riche de la richesse même de Dieu. Que m'importent la maladie, la souffrance, la décrépitude? demain la couronne de vie et d'immortalité va briller sur mon front. Que m'importe l'isolement au sein duquel je poursuis ma course ici-bas? demain je serai dans la sainte compagnie des élus, des anges et des bien-aimés qui m'ont devancé dans un monde meilleur. - Mettez-moi dans le plus sombre cachot; chargez mes bras de chaînes pesantes ; ôtez le mouvement à mes pieds, le sommeil à mes paupières et la lumière à mes yeux; que mon corps languisse , épuisé par les privations et dévoré par la souffrance, mais laissez-moi la parole de mon texte : Mon fils, tout ce que j'ai est à toi ; - laissez-moi l'espérance d'être demain l'héritier de Dieu, et, je vous le dis, mon coeur chantera de joie dans ma poitrine, et ma sombre prison sera toute illuminée des splendeurs promises de la vie éternelle !

Venez maintenant, vous tous les mécontents de la vie; venez, vous tous qui vous plaignez de n'avoir jamais eu un chevreau pour vous réjouir; venez, et je vous dirai le vrai nom de votre mécontentement! Il s'appelle incrédulité! Si vous aviez foi à l'héritage céleste, si vous aviez cette foi qui n'est autre chose que la vive représentation des choses qu'on espère et la démonstration de celles qu'on ne voit point, - vous seriez heureux, et l'exhortation de l'apôtre : Soyez toujours joyeux! - ne vous paraîtrait pas un paradoxe et une impossibilité.

Ce qui vous manque pour être heureux, c'est. d'être chrétiens, ou tout au moins de l'être d'une manière plus constante et plus ferme ; - et ceci nous amène à cette autre partie de la réponse du père: Mon fils, tu es toujours avec moi.

Cette parole nous découvre la seconde source du bonheur qui est à notre disposition. Ce bonheur, c'est d'être toujours avec notre Père céleste, c'est de vivre dans sa communion, c'est d'accomplir sa volonté. Quand on marche avec Dieu, quand on est fidèle, on a le coeur en paix, la conscience tranquille, et alors on est content de la vie. N'en êtes-vous pas bien persuadés, mes frères? N'en avez-vous pas fait l'expérience? Au contraire, quand on est mécontent -de soi-même; quand on ne fait pas le bien qu'on voudrait faire, et qu'on fait le mal qu'on ne voudrait pas faire; -quand on s'abandonne à l'oisiveté morale ; quai-id, par manque de vigilance, on laisse ouvertes toutes les avenues de son âme aux mauvaises pensées, aux sentiments coupables; quand on néglige la prière; -quand on voit les jours, les mois, les années s'écouler sans devenir meilleurs, sans avancer sur la route du bien et de la vérité, sans exécuter les bonnes résolutions qu'on a prises ; - qu'est-ce alors que la vie, et quelles jouissances a -t-elle à nous offrir pour remplir le vide de l'âme? Aucune! Un poids nous oppresse, un secret malaise nous dévore, un invincible ennui nous suit partout; et, même en riant, le coeur est triste. En réalité, c'est le mécontentement de soi qui est la cause ordinaire du mécontentement de la vie.

Voyez le fils aîné de notre parabole. Pourquoi son mécontentement fait-il irruption juste au moment où son frère revient à la maison paternelle tout rempli de la joie du pardon et de la conversion ? Ne serait-ce pas peut-être parce qu'à la lumière de cette joie il a entrevu dans un rapide instant ce qu'est la vraie justice, et qu'il a découvert du même coup toute la fausseté de la sienne, tout le mensonge de sa fidélité sans amour? Ne serait-ce pas parce que la comparaison est écrasante pour lui, et que la conversion de son frère fait crouler par la base l'édifice de ses vertus, cri lui révélant soudain que la véritable obéissance est celle du coeur plus encore que des actes ?

Supposez le fils aîné heureux dans son âme, heureux de ce bonheur que donne la vraie piété, eût-il été mécontent de son existence ? eût-il été se plaindre à son père de n'avoir jamais eu de chevreau pour se réjouir?

Et vous, mon cher auditeur, à qui je me suis particulièrement adressé aujourd'hui, supposons que vous soyez heureux dans votre âme ; supposons que votre coeur appartienne réellement à Dieu, que vous ayez l'espérance d'être un jour l'héritier de Dieu, et qu'en attendant la réalisation de cette glorieuse espérance, vous combattiez jour après jour le bon combat de la foi et de la fidélité chrétiennes; -croyez-vous que vous seriez mécontent de la position que Dieu vous a faite dans la. vie ? croyez-vous que le murmure monterait si souvent dans votre coeur et sur vos lèvres ? - Non, vous le sentez, votre conscience le dit, vous seriez heureux, vous seriez reconnaissant ; votre âme, au lieu de se replier tristement sur elle-même, s'épanouirait au bienfaisant soleil de la joie chrétienne.

Eh bien, qui vous empêche de changer cette supposition en réalité ? qui vous empêche de devenir sérieusement chrétien ? Quoi ! vous croyez, vous sentez, vous êtes convaincu que c'est là le bonheur, et vous hésitez encore ! Quoi! vous savez que la mesure de la fidélité est la mesure du vrai contentement, et vous ne prendriez pas aujourd'hui la résolution d'être fidèle? Quoi! il dépend de vous, avec l'aide de Dieu,- de vous faire une vie pleine de beauté, de grandeur morale, de progrès, de joies intimes et profondes, et vous préféreriez végéter dans une existence mesquine, étroite, superficielle, qui ne saurait jamais vous satisfaire!

Mais non, cela n'est pas possible, ou du moins cela ne l'est plus, n'est-il pas vrai? Vous ne serez plus à ce point ennemi de vous-même! Vous ne voudrez plus passer à côté du bonheur chrétien, de ce bonheur qui est fait pour vous et pour lequel vous êtes fait, sans aller y étancher votre soif !

Lève-toi donc, toi aussi, fils aîné, fils mécontent, lève-toi repentant et va-t'en vers ton père et dis-lui : Mon père, j'ai péché contre toi et je ne suis plus digne d'être appelé ton enfant !


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