Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA FATALITE

Deux passereaux ne se vendent-ils pas une pite? Et néanmoins il n'en tombera pas un seul à terre sans la permission de votre Père. Les cheveux même de votre tête sont tous comptés. Ne craignez donc rien; vous valez mieux que beaucoup de passereaux.
(MATTHIEU X, 29-31.)

Le jour où ces paroles si simples et si touchantes furent prononcées, la foi à la Providence entra dans le monde; jusque-là, mes frères, les hommes n'y croyaient pas. Les païens admettaient bien certains dieux protecteurs de la patrie ou de la famille; mais, au-dessus d'eux, au-dessus de Jupiter lui-même, ils plaçaient la figure froide, immobile, impassible du Destin. Jamais il ne vint à l'esprit d'un philosophe ancien que ce monde fût conduit par une volonté bienfaisante vers un but mystérieux, mais certain; jamais ces idées, aujourd'hui si répandues, de progrès général, d'éducation divine, de plan providentiel, ne furent exprimées pendant tous les siècles où le monde marcha dans ses voies; vous ne trouverez pas une page, pas une ligne qui les renferme, Jamais un païen n'entendit battre dans la création ni dans sa propre histoire le coeur du Père universel, jamais il n'eut l'idée de chercher auprès de ce Dieu sa force dans l'épreuve, et, lorsqu'il succombait sous la douleur, sa consolation la meilleure était de se dire qu'après tout, il subissait la destinée commune, et qu'il ne pouvait rien y changer.

Mais pourquoi parler ici du monde ancien?

Est-ce que nous ne voyons plus rien de semblable aujourd'hui ? Ah! mes frères, ne nous faisons pas d'illusions! Reconnaissons que, malgré le christianisme, la croyance à la fatalité, qui a été la religion suprême de toutes les nations païennes, est encore aujourd'hui celle d'une foule énorme de nos semblables; n'est-ce pas au fond celle qui domine au sein des classes souffrantes? n'est-ce pas celle dont nous recueillons l'expression triste ou violente dans leurs épanchements les plus sincères? Mais, ce qui me frappe aujourd'hui surtout, c'est le fait que cette croyance est nettement avouée par des penseurs et des écrivains que l'opinion publique met au premier rang; ils déclarent ne pas reconnaître dans l'histoire de l'humanité ou dans leur propre existence, d'autre action que celle des lois naturelles; ils repoussent l'intervention de la Providence comme un rêve de l'enfance de l'humanité. Quand ces idées sont proclamées avec aussi peu de ménagements, c'est qu'elles ont fait depuis longtemps leur chemin dans les âmes; il ne faut point passer légèrement à côté d'elles. Et qu'on ne me dise pas qu'il serait déplacé de les combattre dans cette chaire; il n'est pas un de nous, si ferme que soit sa foi, qui n'ait connu les obsessions de la fatalité; pas un de nous, qui n'ait douté que sa vie fût conduite par une volonté d'amour, et que ses prières fussent toujours entendues-, tentation d'autant plus terrible, qu'au lieu de se présenter à nous sous une forme précise, elle se glisse et s'insinue le plus souvent dans nos coeurs pour y glacer tous les élans d'amour et de naïve confiance.-Eh bien! ce fantôme redoutable de la fatalité qui nous hante sans cesse, je voudrais aujourd'hui l'aborder corps à corps et le combattre; apportons à cette lutte toute notre, attention , toute notre énergie morale, toutes les forces vives de notre âme, et, par l'aide de Dieu, nous serons vainqueurs. Et quelle victoire, mes frères, si, à la place de cet invisible et ténébreux ennemi qui nous obsédait, nous voyons apparaître et planer sur notre vie la face rayonnante du Dieu dont le nom est Amour!

Il est une première cause qui nous cache la Providence, et qui nous porte à croire à la fatalité : c'est la vue de ce qu'il y a d'inflexible dans les lois de la nature à laquelle nous sommes nécessairement soumis.

Quand nous verrions la nature sympathiser en quelque sorte à nos impressions, s'attrister de nos deuils et sourire à nos joies, nous y reconnaîtrions facilement la manifestation de l'amour d'un Père. Ainsi pensent les enfants dans leur naïveté. Pour eux le tonnerre qui gronde est la voix de la justice divine qui menace; la terre avec ses fleurs brillantes est le jardin de l'Eternel; un beau jour est une fête que Dieu leur donne pour égayer leur coeur; tout leur atteste la présence et l'action de Dieu. Mais aujourd'hui, la science tend de plus en plus à substituer à l'action divine l'action des grandes lois naturelles qui régissent le monde; or, le caractère propre de ces lois, c'est d'être fatales, inflexibles, c'est d'être et de rester toujours et partout les mêmes. Dans les cieux, par exemple, au lieu d'entendre ce sublime cantique que fait monter à Dieu l'harmonie des mondes, la science ne voit et n'étudie que ce qu'elle appelle la mécanique céleste, et l'un de nos recueils les plus répandus contenait récemment cette phrase sacrilège : « Les cieux ne racontent plus la gloire de Dieu, ils racontent la gloire de Newton et de Laplace. » Ceux-là même qui croient eh Dieu, ne font souvent de lui que la cause première qui a tout mis en mouvement, et qui dès lors laisse agir les lois naturelles. Dieu a donné la première impulsion, ou, comme disait ironiquement Pascal, la première chiquenaude, et le mécanisme immense s'est mis en branle. Tout agit dans l'ordre arrêté; les mondes poursuivent dans l'infini leur marche éternelle et silencieuse, et notre globe, perdu dans l'espace comme un grain de poussière, n'est qu'un imperceptible atome dans cette immensité ! Sur ce globe, les mêmes lois agissent sans un moment d'arrêt, lois d'existence ou lois de mort. Il y a une loi qui exige, pour la conservation des autres, qu'un certain nombre d'êtres meurent et disparaissent, qu'à chaque seconde, par exemple, il meure et naisse un homme. Tout cela se fait, tout cela doit se faire; et comme tout cela est fatal, à quoi servent, nous dit l'incrédule, à quoi servent nos gémissements, nos prières et notre foi naïve? Comment s'imaginer surtout que Dieu intervienne dans chaque existence, et qu'il puisse y avoir un plan, une volonté particulière, un but providentiel dans ces douleurs, dans ces deuils nécessaires, périodiques, inévitables !

Ah! mes frères, ne nous y trompons pas; ce ne sont pas là des questions que le savant seul se pose. Non, l'homme le plus ignorant les rencontre, et elles viennent souvent lui glacer le coeur. Il les rencontre, dans l'affliction surtout, et quand la souffrance ou la mort viennent brutalement, traîtreusement, dirai-je, frapper ceux qu'il aime le mieux, que sais-je? des enfants, de petits enfants. Il les rencontre quand il voit la nature continuer sa marche paisible et sereine lorsque son propre coeur est triste comme la mort; il les rencontre quand il Voit ce même soleil qui éclaira joyeusement la voie où il s'avançait appuyé sur un être tendrement aimé, sourire plus joyeusement encore sur sa fosse. Oh! c'est qu'il y a dans la nature un silence effrayant; c'est un livre qui porte souvent dans toutes ses pages un sinistre enseignement de fatalité!

Voilà, mes frères, la tentation. Certes, elle est grande, mais le chrétien a contre elle un refuge; il croit au Dieu maître de la nature, il croit au Dieu créateur. La création, ce premier mot de la Bible, ce premier article du symbole, qu'il est nécessaire aujourd'hui et qu'il est lumineux pour nos âmes ! J'ouvre ce livre où tant de millions d'hommes ont trouvé avant moi la certitude et la paix, Dès la première ligne, je vois que Dieu créa. Ainsi donc, au-dessus des lois qui régissent le monde, il y a un législateur plus grand encore que toutes les lois qu'il a faites et qu'il peut défaire; ainsi, par la foi en Dieu, j'échappe au cercle de la fatalité, j'en sors pour me réfugier dans la volonté souveraine d'où tout a procédé.

Et voilà pourquoi nous maintenons avec tant d'énergie la foi aux miracles, et au premier de tous les miracles, je veux dire: à la création; et nous ne le faisons point, qu'on le sache, pour satisfaire ce besoin grossier, inférieur, du merveilleux, qui est le grand attrait des âmes vulgaires. Cette curiosité mauvaise, Jésus a refusé de la satisfaire, il l'a condamnée; mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Il s'agit de savoir si la nature est souveraine ou si elle a un maître, il s'agit de choisir entre la fatalité et la volonté d'un Dieu vivant. Or, qu'on nous indique pour cela un autre moyen que le miracle; le miracle, qui, en rompant l'enchaînement des causes naturelles, atteste l'intervention du Créateur! Aussi le miracle est-il souverainement religieux. Otez le miracle! Du même coup, vous affaiblissez la foi au Dieu personnel, vous n'avez plus d'autre maître que la nécessité! Appelez cette nécessité Dieu, si vous le voulez, mais vous ne pourrez offrir à ce Dieu-là ni culte, ni prière, vous n'attendrez rien de lui. Il faut donc le miracle pour échapper à la fatalité. Je n'en donnerai ici qu'un exemple: Nous croyons, nous chrétiens, qu'il y a dix-huit siècles un sépulcre s'est ouvert, nous croyons qu'un mort en est sorti vivant. Ce fait est-il sans importance? N'y a-t-il là qu'un de ces prodiges destinés à émerveiller la foule? Non, mes frères, car, depuis que ce sépulcre s'est ouvert, le monde a cru à la vie éternelle; la fatalité de la mort a été rompue et il ne fallait rien moins que cela pour nous faire croire à l'immortalité.

Ainsi, le chrétien croit à un Dieu qui est maître des lois qu'il a faites, et il échappe par cela même à la fatalité. Il est vrai que nous ne voyons plus de miracles; il est vrai que les lois naturelles règnent sur nous sans obstacles, inflexibles, immuables, et que, si nous leur résistions, elles nous écraseraient sous leur fatale puissance. Et pourquoi n'en serait-il pas ainsi ? Dieu est un Dieu d'ordre. Il lui a suffi d'attester qu'il était maître de la nature; mais peut-il changer l'ordre de ses oeuvres , et l'admirable enchaînement sur lequel tout repose, pour satisfaire à nos moindres désirs, et bientôt à nos caprices ? Il le pourrait sans doute, il pourrait exaucer chaque prière, intervenir dans chaque événement pour bénir ou pour châtier. Mais, quelle en serait la conséquence? Tous le serviraient par intérêt ou par crainte puisqu'il agirait immédiatement pour les punir ou pour les récompenser. Qui lui obéirait encore par amour? Or, Dieu ne veut être servi ni par des esclaves ni par des mercenaires, il veut qu'on le suive par la foi et non par la vue. Il se cache donc à la vue pour ne se révéler qu'à la foi. La vue nous révèle ces lois générales par lesquelles son soleil se lève sur les méchants et sur les justes, par lesquelles la nature suit son inaltérable cours; mais la foi nous révèle, au sein de l'enchaînement général des causes et des effets, l'action délicate de sa providence par laquelle il intervient en réalité dans chaque existence, tellement qu'il connaît chacun de nous et que pas une de nos pensées, pas un de nos soupirs ne lui est étranger. A ne juger que par la vue, tout est fatal : les mêmes accidents, les mêmes douleurs frappent tous les hommes; mais, à juger par la foi, il y a dans chaque existence un plan par lequel tout ce qui nous semble accidentel et fortuit atteint un but voulu de Dieu; en sorte que l'homme dont la vue serait assez pénétrante, reconnaîtrait que toutes les forces de la nature, si fatales qu'elles puissent paraître, servent en définitive, dans leur rapport avec l'humanité, à une fin supérieure à la nature elle-même, je veux dire à la réalisation d'un ordre moral, spirituel et divin.

On nous concédera peut-être qu'il y a dans la, nature une vaste et grandiose harmonie, car il faudrait être aveugle pour ne pas le reconnaître, mais on niera que l'homme en soit. l'objet. On cherchera à nous écraser sous le sentiment de notre petitesse et de notre insignifiance. On nous reprochera de céder à l'illusion de l'orgueil lorsque nous affirmons que l'homme est l'objet des soins attentifs de la Providence. Votre opinion, nous dira-t-on sans doute, était concevable quand on croyait avec la Bible que la terre était au centre de l'univers; mais aujourd'hui qu'on la sait perdue avec son soleil au sein de milliards de mondes, qui remplissent l'infini comme une menue poussière, comment penser encore que l'humanité joue le rôle que la Bible lui attribue, comment supposer que l'homme ait dans les desseins de Dieu une si vaste importance? Cette objection se traduit dans le langage ordinaire sous une autre forme. On veut bien, à la rigueur, d'un Dieu qui gouverne le monde par des lois générales, et dont le nom soit prononcé dans les grands événements de l'histoire; mais qu'un pauvre, qu'un petit de la terre emploie à son tour le nom de l'Eternel, qu'il le fasse intervenir non plus dans les grands événements du monde, mais dans les humbles accidents de sa chétive existence , qu'il se croie l'objet de son amour et de ses soins attentifs, vous pouvez être certains, mes frères, que cet homme excitera chez les autres l'étonnement et bientôt la moquerie. Les plus indulgents supporteront sa naïve confiance, parce qu'elle est pour lui une source de consolation; la plupart se railleront de ce qui leur semble une illusion pure. « Quoi ! diront-ils, n'est-il pas singulier de supposer que le Tout-Puissant intervienne dans des événements d'une si mince importance? N'est-ce pas rabaisser son nom que de le mêler aux détails familiers de la vie ? Montrez-nous son intervention dans les grandes lois de la nature ou de l'histoire, mêlez son nom aux grands actes de la vie ou aux solennités du, culte, mais ne le profanez pas en l'associant à vos plans, à vos préoccupations habituelles, à vos joies passagères ou à vos petites douleurs qui ne l'atteignent pas. »

Ainsi raisonne le monde, mes frères. Ce langage que je rapporte, ce n'est pas celui des athées, c'est celui d'une foule de gens fort honnêtes qui sont fiers de porter le nom de chrétiens. Je suis certain que, sous une forme ou sous une autre, vous l'avez tous entendu.

Qui n'a été troublé par de semblables pensées?

Qui ne s'est demandé si réellement l'attention de l'Etre souverain pouvait se diriger sur lui? Ah! que de fois j'ai répété, pour ma part, la parole du prophète: « Qu'est-ce que l'homme que tu te souviennes de lui? » Que de fois le spectacle du monde ne m'a-t-il pas inspiré un vague sentiment de terreur par le contraste écrasant de sa grandeur infinie avec mon propre néant*: « Est-il vrai, me disais-je, que dans cette immensité de la création où notre globe n'est qu'un grain de poussière, est-il vrai que dans cette fourmilière imperceptible qui s'appelle l'humanité, ces milliers d'êtres dont chaque minute voit naître et mourir quelques-uns, aient chacun leur mission, leur rôle à jouer, leur compte à rendre et leur jugement qui les attend? Est-il vrai que leur destinée ait l'importance qu'ils lui attribuent, et que Dieu puisse connaître les accidents sans nombre dont est issue leur chétive existence ?... Et moi-même, est-il vrai que le regard du Très-Haut me distingue? Ma prière est-elle entendue, et mon état est-il connu de Dieu? »

Eh bien! mes frères, ici encore, laissez-moi opposer aux doutes de nos coeurs la réponse de la Révélation. Certes, l'Ecriture nous parle de la grandeur de Dieu et de notre propre petitesse avec une énergie qu'on n'a jamais égalée; mais jamais elle n'en tire une conséquence favorable à la fatalité. Ecoutez, par exemple, le langage d'un homme inspiré il y a plus de vingt siècles. C'est un passage dont la beauté suprême devrait, nous semble-t-il , frapper d'admiration l'imagination la plus froide : « Qui est Celui, nous dit Esaïe, qui tient les eaux des mers dans le creux de sa main et qui a mesuré les cieux avec sa droite ? Qui a rassemblé toute la poussière de la terre dans un boisseau, qui a pesé les montagnes et les coteaux à la balance? Qui a dirigé l'esprit de l'Eternel, ou qui lui a conseillé quelque chose? Voici , les nations sont devant lui comme une goutte qui tombe d'un seau, comme la menue poussière qui s'attache au plateau d'une balance; il les a semées comme de la poudre. A qui donc ferez-vous ressembler le Dieu fort et à qui sera-t-il égalé? Elevez vos yeux et regardez! Qui a créé ces choses? C'est Celui qui fait sortir leur armée dans son ordre, qui les appelle toutes par leur nom, et pas un de ces mondes ne manque à son appel. »

Voilà comment s'exprime le prophète. Voilà bien, mes frères, le même sentiment qui nous oppressait il y a un instant. Voilà la peinture la plus frappante de notre petitesse comparée à la grandeur de Dieu. Mais savez-vous quelle est la conséquence qu'en tire Esaïe? Ecoutez-le encore: « Pourquoi donc dirais-tu, ô Jacob, et pourquoi dirais-tu, ô Israël : Mon état est caché à l'Eternel, et mon droit est inconnu à mon Dieu? Ne sais-tu pas que ton Dieu est l'Eternel qui a créé la terre ? Il conduira son troupeau comme un berger, il portera les agneaux sur ses bras, il les placera sur son coeur. » Ainsi, mes frères, vous l'avez entendu, la Parole divine ne raisonne point à la façon des hommes. L'Eternel est grand; donc il nous oublie, telle est la logique des hommes. L'Eternel est grand, il garde les petits! telle est la logique de Dieu.

De ces deux logiques, laquelle est la plus raisonnable? Jugez-en vous-mêmes. Il s'agit de savoir si nous abaissons Dieu en affirmant qu'il prend soin des plus humbles de ses créatures. Or, depuis quand a-t-on découvert que la véritable grandeur soit incapable de s'occuper de ce qui nous semble petit? Appellerez-vous grand un poète qui, tout préoccupé du plan d'une épopée, jugerait que l'harmonie, le rythme et la propriété du langage sont des minuties indignes de lui? Appellerez-vous grand un homme d'Etat ou un général qui, dans ses plans d'administration ou de bataille, croirait pouvoir se passer des petites choses? Qui ne voit au contraire qu'un des signes les plus évidents de la véritable grandeur, c'est qu'elle préside à tout à la fois , c'est qu'elle embrasse , dans son regard vaste et précis, l'ensemble et les détails, c'est qu'elle aperçoit à la fois les deux extrémités de la chaîne, sans en oublier un anneau? Ce qui excite le plus notre admiration chez les hommes de génie, ce ne sont pas seulement les plans gigantesques, c'est surtout cette puissante étreinte par laquelle ils saisissent avec le plan lui-même tous les détails de l'exécution; c'est cette espèce d'omniprésence intellectuelle qui permet à Michel-Ange d'être à la fois l'artiste le plus sublime et le mathématicien le plus précis, qui permet à Napoléon, au moment même où il trace le plan d'une campagne lointaine, de calculer sans s'y tromper les rations de ses soldats et les moindres détails de leur campement, ou qui permet, dans un autre ordre, à un grand écrivain de trouver au milieu même de la flamme ardente de l'inspiration, les mots les plus exacts et les mieux choisis, Elevez maintenant ce don merveilleux du génie à sa plus haute puissance, prenez-le dans sa source, en Dieu même, et vous aurez au sein de la plus imposante grandeur, la providence la plus attentive, vous aurez l'Etre souverain que rien ne borne mais auquel aussi rien n'échappe, pas même le passereau qui est tombé cette nuit sur le sol glacé, pas même les larmes silencieuses que vous avez peut-être versées ce matin dans le secret Qu'on ne cherche donc pas à nous écraser sous le sentiment de la grandeur divine, car c'est dans cette grandeur même que nous trouvons notre refuge contre la fatalité !

Ainsi, par la foi au Dieu vivant, le chrétien triomphe du sentiment de la fatalité dans la nature.

Mais, si la foi a la Providence vacille et s'éteint dans tant d'âmes, cela tient le plus souvent, mes frères, à une autre cause que celle que je viens de rappeler. Ce qui cache, ce qui efface même aux yeux du plus grand nombre d'hommes l'intervention de Dieu, c'est le spectacle de la vie et du monde tels que le péché les a faits.

Qu'il est difficile, par exemple, de trouver dans l'histoire un plan providentiel! Comment tracer un chemin dans la confusion ténébreuse des événements ? Comment trouver la clef de tous les problèmes moraux qu'ils soulèvent? Quel est le sens de tant d'avortements douloureux, quel était le rôle de tant de civilisations disparues, quelle sera la raison d'être de tant de douleurs, de guerres, de déchirements et de larmes? On nous dit que le sang est une semence féconde. Hélas! que de fois n'a-t-il pas coulé par torrents sur notre terre pour n'y laisser que l'aridité du désert! On nous dit qu'il n'y a pas d'enfantement sans douleur. Hélas! que de douleurs qui n'enfantent rien! On nous dit que le crime est nécessairement stérile, mais combien je vois de crimes heureux qui laissent après eux une longue et sinistre postérité. Sans doute, il est aisé à l'homme qui jouit d'un tempérament optimiste d'expliquer superficiellement toutes ces choses, d'écrire en quelques chapitres une philosophie de l'histoire et de déclarer qu'il voit clair dans cette nuit qui m'effraye, mais tous ne se consolent Point si aisément; tous ne peuvent pas saluer comme une lumière les feux follets de l'imagination. Pour eux, l'histoire de l'humanité avec ses crimes gigantesques, avec ses souffrances qui ne s'arrêtent pas un instant, l'histoire embrassant les millions et les millions d'êtres qui, en dehors de nos idées et de nos croyances, poursuivent leurs mystérieuses destinées, l'histoire demeure un problème qui les trouble et qui leur fait souvent saigner le coeur.

Ce sont là, me dira-t-on encore, les tentations des esprits cultivés. Non, mes frères; sous une autre forme, elles viennent obséder les êtres les plus ignorants et les plus grossiers. Est-ce que dans chaque existence nous ne voyons pas se reproduire en raccourci les douloureux problèmes qui tourmentent les peuples? L'injustice qui triomphe, l'habileté perfide qui atteint son but, la souffrance sans raison, les coups inattendus de la mort, sont-ce là des questions qui ne nous ont pas tous oppressés à l'heure solennelle de la visitation ?

Depuis le patriote qui, voyant succomber avec son drapeau la cause de la justice meurt en reniant Dieu, jusqu'à l'ouvrier qui nous a lancé plusieurs fois cette Parole amère : « S'il y a un Dieu, c'est le Dieu des riches, » quelle est la situation dans laquelle l'on ne soit tenté de mettre en doute l'action de Dieu sur le monde et sur notre vie ? Hélas! comme nous le disions en commençant, si la fatalité était le dieu suprême du monde ancien, elle est encore celui auquel croient le plus volontiers les hommes d'aujourd'hui. Les uns l'adorent stupidement, les autres se révoltent contre elle et la maudissent, mais sur tous elle exerce une sinistre influence; le chrétien même sous le coup des douleurs extrêmes ou sous l'oppression de l'iniquité, se laisse aller à fléchir le genou devant elle, et à répéter follement les paroles d'Asaph : « Comment le Dieu fort connaîtrait-il, et comment y aurait-il de l'intelligence dans le Très-Haut ? »

Mes frères, à toutes ces questions terribles, je ne veux pas répondre légèrement; je ne vous dirai donc pas que la foi illumine entièrement ces ténèbres et qu'il ne reste pas pour le chrétien, dans le spectacle du monde, plus d'un redoutable mystère. Oui, dans l'histoire, le rôle apparent de la fatalité est immense; il y a, par exemple, dans la transmission héréditaire du mal et de la souffrance, dans l'action de la matière sur l'esprit, dans les dispositions innées des races et des caractères, des problèmes qui déroutent toute notre sagesse; il y a, dans l'histoire des hommes, des milliers de pages dont le sens nous est encore caché; vraiment les voies de Dieu sont tout enveloppées d'ombre; et nos regards cherchent vainement à la pénétrer.

Et cependant, à travers ces ténèbres, je m'avance les yeux fixés sur cette parole à laquelle j'ai une foi profonde: « Dieu est amour.» Il est amour, voilà ma conviction la plus intime, et, cette conviction, je l'oppose sans faiblir à tout ce que je vois, à tout ce que j'entends, que dis-je ? à toutes les pensées de mon intelligence, à tous les troubles de mon coeur. Il est amour; ainsi, tout dans ses oeuvres concourt à une suprême harmonie; ainsi l'histoire de l'humanité n'est plus un conflit stérile de passions, d'instincts et de hasards qui s'entrecroisent; au-dessus, au milieu de toutes ces agitations, de toutes ces volontés, de tous ces accidents apparents, se poursuit un plan divin qui ne laisse rien à la fatalité. Il est vrai que ce plan m'est caché, mais je sais qu'il existe, et cette pensée est un ferme appui, un refuge assuré pour ma foi. D'ailleurs, si ce plan m'échappe, si, quand il s'agit de l'expliquer, je suis réduit à l'aveu de mon ignorance, cette ignorance au fond n'a rien que de naturel chez un être borné, faillible, et qui ne peut apercevoir dans son court passage sur la terre, qu'une part bien petite des desseins de l'Eternel. Comment puis-je comprendre, moi qui ne fais que passer, les plans du Dieu d'éternité? Notre vieux Duplessis-Mornay disait, au seizième siècle, à l'incrédule qui niait la Providence: « Jugeras-tu d'un drame parce que tu n'en as vu qu'une scène en passant? Et, parce que, dans cette scène, l'innocent succombe, accuseras-tu le poète d'avoir oublié la justice? Demeure un peu et écoute la note qui suit. Quand le criminel aura succombé à son tour, tu diras que la dissonance est tournée en bon accord... Or, vois-tu pas que nous sommes des enfants qui voulons contrôler le drame de tous les siècles par une note. » Mornay disait vrai; Dieu joue un drame dont les actes sont des siècles, lui aux yeux duquel mille ans sont comme un jour, lui qui est patient, puisqu'il est éternel! Ou, pour prendre une autre image, est-ce au soldat jeté dans le plus fort d'une bataille que vous demanderez de vous expliquer le plan de son général ? Comment le pourrait-il ? S'il a fait son devoir, s'il s'est élancé dans la mêlée, il n'a vu que le désordre de la charge, que le scintillement des armes, que les nuages de poudre et de poussière, il n'a entendu que des cris mêlés au bruit assourdissant de la fusillade et de l'artillerie. Pour lui, tout n'était que désordre et chaos, mais, sur les hauteurs voisines, un oeil suivait la marche du combat, une Main dirigeait les moindres mouvements. des troupes. Or, mes frères, il y a une bataille qui se poursuit à travers les siècles. C'est celle de la vérité, de l'amour et de la justice contre l'erreur, l'égoïsme et l'iniquité; ce n'est pas à nous, soldats obscurs jetés dans la mêlée, qu'il appartient d'en diriger la marche; il doit nous suffire que Dieu la conduise; à nous de rester au poste qu'il nous assigne et d'y lutter fermement Jusqu'au bout.

Lorsque je songe à ce plan divin qui se poursuit au sein de la confusion de l'histoire, il est une scène de l'Ancien Testament qui me vient souvent à l'esprit. Quand Salomon construisit le temple de Dieu sur la colline de Sion, il nous est dit dans l'Ecriture que tous les matériaux qui servirent à cet édifice immense durent être préparés loin de Jérusalem , car on ne voulait pas que le bruit des instruments de travail retentît dans la cité sainte; ainsi pendant longtemps, dispersés dans les vallées de la Judée, ou sur les coteaux du Liban, les ouvriers abattaient les cèdres, ou taillaient les pierres; nul ne Savait le plan du grand architecte, mais chacun avait reçu l'ordre d'achever complètement sa tâche, et le jour vint ou le temple s'éleva enfin dans sa majestueuse beauté. J'ai souvent pensé, mes frères, qu'il y avait là une saisissante image des destinées de l'humanité. Dieu, qui est l'architecte souverain, construit à travers les siècles un édifice immense dont le plan nous échappe, mais qui sera le sanctuaire ou nous l'adorerons. C'est loin du ciel, loin été là Sion sainte, loin du séjour de la paix et de la gloire, c'est ici-bas, sur cette terre d'exil, que les matériaux s'en préparent, car le bruit de la souffrance et du travail ne doit pas pénétrer dans les cieux; chacun dé nous doit donc achever à son poste l'oeuvre qui lui est confiée, en renonçant à comprendre la place qu'elle occupera dans l'universelle harmonie; ouvriers d'un jour, comment pourrions-nous pénétrer les desseins du Dieu d'éternité ? Il nous suffit de savoir que notre oeuvre, si humble qu'elle soit, est connue du Maître universel qu'il l'a voulue et qu'il l'acceptera. Il nous suffit de croire qu'un jour viendra où tous ces matériaux, qui nous semblent dispersés par une confusion fatale, seront réunis dans un ordre qui ravira notre intelligence; alors les douleurs humaines, les sacrifices, les déchirements ne nous paraîtront plus inutiles; alors nous verrons sortir de l'oubli tous les actes héroïques et les vertus cachées dont Dieu seul avait été témoin; rien ne nous semblera plus fortuit ni fatal dans l'histoire de l'humanité ni dans notre propre existence; le hasard ne sera plus et l'édifice que la sagesse divine avait lentement préparé par un travail séculaire, s'élèvera dans sa beauté souveraine comme le sanctuaire éternel de l'amour infini.

Voilà ma foi, mes frères; j'ignore si c'est aussi la vôtre, mais vous avouerez au moins qu'avec une semblable croyance, on est fort contre les luttes de la vie, et contre la pire de toutes les tentations, je veux dire l'affreuse obsession de la fatalité.

Le dirai-je pourtant? Il me faut plus encore. Oui, sans doute, c'est une consolation incomparable de savoir que tout concourt au plan universel de Dieu, et que rien n'est inutile, que rien n'est perdu dans nos vies. Mais qui me dit après tout que ce ne soit pas là une magnifique théorie? Qui me dit que l'amour soit bien le centre et la fin de toutes les dispensations divines ? Trop de nuages me le cachent pour que je le puisse croire; ce qu'il me faudrait, c'est d'entendre un moment battre le coeur de Dieu dans son oeuvre; volontiers je lui dirais avec Jacob: « Dis-moi ton nom ? » volontiers je m'écrierais avec Job: « Oh! si je pouvais l'aller trouver! » et avec Esaïe « Oh! si les cieux s'ouvraient et le laissaient descendre! » Oui, entre le Dieu caché et moi la distance est trop grande; pour que je croie à son amour, il faut que je puisse le voir et le contempler.

Eh bien! à cette demande de notre âme, le Dieu de l'Evangile a répondu. L'Incarnation! voilà la meilleure preuve de la Providence. Sur notre terre je vois apparaître et briller un saint amour tel que l'humanité n'en a jamais contemplé de semblable; cet amour est le fond même de la nature de Jésus, le principe de tous ses actes et de toute sa vie, et Jésus, qui le manifeste au monde, déclare d'une manière souveraine qu'il est l'incarnation de Dieu, qu'en le voyant on voit le Père. Aussitôt les âmes vont à lui, entraînées par un irrésistible attrait! Si vous leur demandiez pourquoi la parole de Jésus a sur elles une telle autorité, pourquoi sa croix surtout qui est la manifestation suprême de son amour répand une telle lumière sur leur propre histoire et sur celle du monde, elles ne sauraient peut-être pas vous le dire, mais elles sentent au fond que c'est parce que, sur cette croix, Dieu a écrit son nom et a révélé au monde le secret de toutes ses voies .......

Ecoutez ce que Dieu nous dit par la croix: « Tu demandais mon nom ? Je m'appelle justice, je m'appelle sainteté, je m'appelle amour ! 0 conscience humaine, tu me pressentais sans me connaître tu me cherchais toutes les fois que tu aimais ce qui est vrai, juste et bon. Je suis et la sainteté et la justice, et j'aurais pu régner dans la terreur en écrasant tout ce qui me résiste, car à moi est la puissance, à moi est la domination souveraine aux siècles des siècles; mais, parce que je suis amour, je n'ai pas voulu d'un semblable règne, j'ai voulu attirer les coeurs à moi par un libre attachement, et leur demander une volontaire obéissance; et voilà pourquoi mon Fils est venu humble, abaissé, sur la terre; mais, par cette croix où le monde l'a cloué, j'attire et j'attirerai tous les hommes à moi. Ainsi viendra mon règne, non pas le règne de la terreur et de la force, car, comme je l'ai enseigné dans le désert d'Horeb à mon prophète Elie, je ne suis ni dans l'orage qui renverse, ni dans le feu qui dévore, ni dans le tremblement de terre qui détruit; non! ma voix retentit douce et persuasive. Je dis à tous : « Venez à moi ! » Je ne brise point le roseau froissé, je ne brise point le lumignon qui fume encore J'appelle donc à moi tous les hommes; c'est à quoi tendent tous les plans de ma Providence, c'est là le secret de l'histoire, c'est là l'explication de tous mes desseins. »

N'est-ce pas là, mes frères, ce que nous dit la croix, n'est-ce pas là ce qu'elle enseigne au monde', Ah! je sais bien que le monde ne comprend pas cet enseignement sublime, je sais que souvent il le repousse. Mais, malgré lui, quelque chose de cette lumière divine pénètre à travers ses ténèbres et vient l'éclairer. Ceci est visible cri un point. On ne croit au progrès qu'à partir du christianisme et qu'au sein des nations chrétiennes! Or, qu'est-ce que le progrès pris dans son sens élevé (car je n'entends point par la ces raffinements de mollesse, de jouissance et de bien-être qui attestent la décadence d'un peuple tout autant que sa civilisation), qu'est-ce que le progrès si ce n'est la réalisation dans l'histoire d'un plan providentiel ? Chose frappante ! on ne croit au progrès qu'à partir de la croix. On ne croit à un plan divin que depuis que Dieu nous a dit son nom en l'écrivant cri lettres de sang sur le Calvaire. La foi générale au progrès qui fait que, tandis que toutes les nations païennes ou mahométanes sont stationnaires ou reculent, les nations chrétiennes seules ont pour elles l'avenir et prétendent amener le reste de l'univers à leurs croyances, cette foi est un fruit de l'Evangile. L'humanité n'a cru à la Providence qu'à partir du jour de l'Incarnation. Jusque-là sa religion n'était, nous l'avons vu, que le fatalisme et, chez les Juifs eux-mêmes , ce n'était qu'à force de miracles que le peuple croyait à l'intervention de Dieu. Mais, depuis le jour où l'humanité a senti le coeur de Dieu battre en son Fils, où elle a contemplé Celui qui est la révélation du Père, elle a pu croire que Dieu l'aimait et ne l'abandonnait plus à ses destinées. Voyez, en effet, comme tout change à nos regards dès que ce grand fait de l'Incarnation vient illuminer notre nuit profonde :

Je me disais en contemplant notre terre perdue dans ce vaste univers : « Se peut-il que l'oeil de Dieu la distingue ? » Et maintenant, je sais qu'entre tant de milliers de mondes, elle a été l'objet de la direction du Très-Haut, je sais qu'elle est devenue la demeure de son Fils, le théâtre de la manifestation de son amour. Dès lors, des milliers de mondes valent-ils à ses yeux cette terre sur laquelle sont tombés les larmes et le sang de son Fils? Volontiers je dirais comme le prophète s'adressant à Bethléhem : « 0 terre, astre petit entre tous, planète perdue dans l'immensité de l'univers, tu es cependant le plus glorieux des mondes, car c'est de toi qu'est sorti le Sauveur, le Fils du Très-Haut. Oui, dans leur course à travers les espaces infinis, les anges te saluent, car ils ne voient pas dans le reste de l'univers un point plus lumineux que toi. Qu'ils errent à travers ces milliers d'étoiles dont les splendeurs annoncent la gloire de Dieu, qu'ils aillent jusqu'aux bornes de son domaine, qu'ils contemplent toutes les magnificences des oeuvres de ses mains, ils ne découvriront rien de plus grand que l'amour divin qui s'immole, et la clarté de tous ces soleils pâlira auprès du rayon qui jaillit de la croix. 0 terre, sois bénie, car c'est de toi qu'est sorti le Sauveur! »

Je me disais aussi : « Quel est le secret de la volonté divine, quel est le sens de ces dispensations extraordinaires qui m'aveuglent et me confondent? » Et maintenant, Dieu m'a répondu. J'ai vu la croix triomphante. Je sais qu'à travers tout ce qui m'étonne et me trouble, le règne de Dieu s'avance, et qu'il se soumettra la terre.

Mais ce ne sont pas seulement les destinées de l'humanité que la croix illumine. C'est encore, c'est surtout votre propre histoire, l'histoire de chacun de vous. La croix m'apprend ce que vaut une âme aux yeux de Dieu, en me montrant à quel prix Dieu l'a rachetée. Et, quand j'ai cru à cet amour-là, quand j'ai compris ce que valait mon âme, comment douterais-je encore de la Providence ? N'est-ce pas ici que le raisonnement de saint Paul s'applique avec toute son énergie : « Dieu qui nous a donné son Fils, ne nous donnera-t-il pas toutes choses avec lui ? » Après cette preuve si grande et si éclatante de son amour, pourquoi ne m'attendrais-je pas aux soins les plus dévoués de la tendresse d'un Père? Pourquoi douterais-je de l'intention miséricordieuse qui préside à tous les actes divins, même à ceux qui confondent mon intelligence et qui brisent mon coeur? Quelle est l'affliction dont la croix ne puisse éclairer les ténèbres et adoucir l'amertume?

Ainsi raisonne le chrétien, et veuillez remarquer que ce que j'ai dit des peuples s'applique aussi fortement, quoique d'une manière moins visible, aux individus; on ne croit fermement à la Providence que lorsqu'on accepte la croix. En dehors de la foi en Jésus-Christ, vous rencontrerez des élans de piété sincère, une soumission touchante à la volonté de Dieu, une confiance plus ou moins vague en son amour; mais, quand vous verrez un homme qui croit fermement à l'intervention continuelle de Dieu dans son existence, un homme qui affirme que toutes ses douleurs ont un but d'éducation divine, un homme qui peut rendre grâces au sein des afflictions, vous ne vous tromperez jamais en affirmant que cet homme est chrétien.

Mais c'est ici précisément que le doute que nous combattons prend contre nous des armes nouvelles. On nous dit que c'est une illusion insensée que de croire que l'Eglise soit le centre de tous les plans divins', et que l'humanité ait été l'objet d'un miracle d'amour tel que l'Incarnation. On accuse d'un étrange orgueil les chrétiens qui s'imaginent que les cieux se sont ébranlés pour leur salut, et que toutes choses concourent à la réalisation de leurs espérances, c'est-à-dire à la gloire de leur Dieu.

Vous les accusez d'orgueil, et pourquoi ? Quel orgueil y a-t-il à croire que Dieu, en nous plaçant sur la terre avait évidemment un but, et que ce but Mit son service ? Quel orgueil à penser que la libre obéissance d'un coeur qui l'aime est plus agréable à Dieu que la soumission forcée de toutes les créatures qui le servent fatalement? Quel orgueil à croire que, pour l'obtenir, son amour n'a reculé devant rien, pas même devant un abaissement inouï, pas même devant le sacrifice de la croix? Ainsi, l'on est orgueilleux, quand on veut rapporter sa vie à Celui dont on a tout reçu, quand on prend au sérieux la voix de la conscience, et la sainteté divine! On est orgueilleux quand on croit que rien n'est indifférent à Dieu dans notre vie, et que notre orgueil, notre égoïsme, nos péchés l'atteignent et l'offensent ! On est orgueilleux quand on croit que sa miséricorde dépasse encore sa justice, et qu'on la suppose assez grande pour aller jusqu'au don de soi-même ! Orgueilleux , quand on croit que sa tendresse de père est assez vaste pour embrasser toutes ses créatures, et pour connaître et compter toutes leurs douleurs et leurs misères; orgueilleux, enfin, quand on a la naïve confiance que dans ses voies envers nous, rien n'est hasard, mais tout est charité !

Orgueilleux! mais vous qui nous reprochez de l'être, avez-vous cherché à vous rendre compte de tout ce qui s'abrite sous votre humilité prétendue?

Vous êtes trop petits, dites-vous, pour occuper l'attention de Dieu!... Mais allez jusqu'au fond de votre coeur, et vous saurez pourquoi vous vous faites si petits. Ne serait-ce pas que vous voulez échapper à ce Dieu qui vous importune, et que, pour mieux l'oublier, vous avez besoin qu'il vous oublie? Ne serait-ce pas que vous voulez vous dérober à son regard afin de pouvoir d'autant mieux vivre pour vous-même et faire ce qui vous plaît ?

Oh ! l'humilité commode, et qu'il est facile de comprendre que ce soit une vertu si goûtée ! Mais le vrai nom de cette humilité, voulez-vous le savoir, c'est l'orgueil. Se dérober à Dieu sous prétexte de son insignifiance, et puis retrouver son indépendance, vivre pour le monde et pour soi-même, qu'est-ce au fond, si ce n'est la vieille révolte de l'orgueil avec la grandeur de moins et l'hypocrisie de plus? Mes frères, je sais bien une chose, c'est qu'au jour suprême où seront déchirés tous les voiles dont s'enveloppent nos intentions secrètes, ce sera dans les rangs des ingrats et des rebelles qu'il faudra les chercher, ces prétendus humbles qui échappèrent à Dieu sous prétexte qu'ils étaient trop petits pour lui.

Ah! soyez humbles, vous dirai-je, mais ne le soyez pas à demi. Dites que vous êtes non pas trop petits, mais trop pécheurs pour que le Dieu saint vous contemple, mesurez d'un regard d'effroi l'abîme que vos péchés ont creusé entre lui et vous répétez en tremblant la question du prophète : « Qu'est-ce que l'homme, que tu te souviennes de lui ? » Alors vous saurez ce qu'est l'humilité; mais, bien loin d'être conduits par elle à échapper à Dieu et à retrouver votre orgueilleuse indépendance, vous irez vous jeter entre ses bras miséricordieux, et, pour effacer l'iniquité dont vous aurez mesuré la grandeur, il ne vous faudra pas moins que le sang de la croix!

J'ai essayé de combattre les pensées qui nous portent le plus souvent à douter de la Providence et à croire à la fatalité. Cependant ma tâche n'est pas achevée; il me reste à parler de la tentation suprême qui donne à tous ces doutes que j'ai rappelés, la force la plus intense et la plus terrible.

Cette tentation, c'est la souffrance. Hélas ! en parlant de souffrance, je suis sûr d'être toujours compris, je suis sûr de raconter à chacun de vous son histoire d'hier ou de demain, peut-être celle d'aujourd'hui.

Vous étiez plein de foi, mon frère, et votre vie. chrétienne s'écoulait jusqu'ici heureuse et facile sous le regard de Dieu. Mais voici le jour assigné à toute âme humaine qui se lève enfin à votre horizon , le jour morne de l'épreuve.

Vous étiez fort, et voici votre santé qui vous échappe, et votre énergie qui s'en va; voici sur votre route d'insurmontables obstacles que vous cherchez en vain à renverser. Vous étiez riche ou du moins assuré de votre nécessaire, mais voici ce nécessaire qui diminue, et la pauvreté qui s'avance avec tout son cortège d'humiliations et de froissements douloureux; voici que les amis disparaissent ou que leur coeur s'attiédit. Hélas! voici la mort qui vient frapper à vos côtés et vous prendre ceux mêmes que Dieu vous avait donnés dans un jour de fête, et sans lesquels l'existence vous paraissait impossible..., ou voici une douleur pire que la mort, une de ces douleurs secrètes qu'il faut cacher au monde parce que la honte y est attachée.

Vous luttez d'abord, les yeux fixés sur Celui qui est invisible, Les grandes journées de visitation ont quelque chose de divin; dans le premier coup qui nous frappe, nous reconnaissons mieux la main du Seigneur, mais, quand le lendemain se lève gris et monotone, quand il faut se remettre en marche à travers le désert, quand le jour succède au jour et qu'à l'épreuve du déchirement s'ajoute l'épreuve plus redoutable de la patience, quand la délivrance ou la consolation un moment entrevue s'éteint comme une lueur passagère qui laisse la nuit plus sombre encore; hélas ! vous voyez disparaître la face austère et douce du céleste Consolateur... ; vous gémissez amèrement, vous qui peut-être aviez autrefois une piété ferme et sereine et qui saviez si bien prodiguer aux autres ces consolations que vous ne retrouvez plus maintenant.

Et savez-vous ce qui ajoute encore à votre amertume ? C'est la vue de ceux que Dieu épargne et qu'il laisse prospérer, tandis que vous il vous accable. Oui , ces biens de la fortune dont vous auriez fait un si généreux emploi, c'est un autre qui les possédera et qui en fera l'usage le plus frivole ou le plus coupable; ces forces que vous auriez consacrées à Dieu, c'est un autre qui en jouira pour les épuiser dans ce qui n'est que néant ; ces affections qui vous eussent été si nécessaires et dont votre coeur avait soif, il les aura, cet être qui ne sait pas les apprécier. Son foyer sera peuplé, tandis que le vôtre sera solitaire... Oui, cet homme qui ne vit que pour lui-même, il aura tout, santé, joie, amour et force, et vous qui vouliez servir ici-bas la plus noble des causes, vous serez réduit à demander votre existence au travail le plus aride, le plus ingrat, le plus rebutant, vous serez peut-être attaché à un lit de souffrance, incapable d'agir, et l'incrédule viendra en passant entr'ouvrir votre porte pour vous lancer d'une manière indirecte cette pensée dérisoire : « Que fait ton Dieu ? »

Je n'ai pas tout dit. Il se pourra qu'alors, par une dispensation étrange, vous traversiez des angoisses intérieures qui sembleront se liguer avec les afflictions du dehors. Votre âme sera sèche, sans être altérée, la Parole de Dieu ne sera plus pour vous la source d'eau jaillissante, ses promesses vacilleront devant vos yeux troublés. Des doutes inconnus jusqu'alors traverseront votre intelligence la prière vous deviendra pénible, et montera jusqu'à Dieu sans rien obtenir. 0 mon frère, en faut-il tant pour vous faire croire à la fatalité ?

Ah ! je l'avoue, ce mot qui vous épouvante, vous ne le prononcerez pas. Qu'importe, si vous croyez à la chose. La fatalité! On peut y croire et s'appeler chrétien. On peut, après, vingt ou trente ans d'une vie où Dieu a multiplié les signes les plus évidents de la bonté la plus prévenante et la plus attentive, on peut se laisser aveugler par l'ingratitude au point de jeter à Dieu cette parole qu'il reprochait à son ancien peuple : « Mon état est inconnu à l'Eternel, mon droit est caché à mon Dieu! »

Caché à votre Dieu! vous répondrai-je, et pourquoi ? Vous souffrez, dites-vous, mais y a-t-il là rien qui vous étonne? N'est-ce pas là ce que votre Sauveur vous a prédit? En vous appelant à son service, vous a-t-il promis la jouissance ou une croix à porter, le succès ou la lutte, la joie facile ou les larmes? Lisez la Parole de Dieu. Qu'ont éprouvé ceux qui vous ont précédé dans la voie étroite ? Que disent tous les cris de douleur et d'angoisse qui s'élèvent de chacune des pages qu'ont tracées les David, les Esaïe et les saint Paul? Vous souffrez, mais n'est-ce pas là peut-être le signe de votre élection ? N'est-il pas écrit que c'est par beaucoup de douleurs que nous entrerons dans le royaume des cieux? En faut-il moins pour nous apprendre le peu que nous. sommes, pour briser en nous l'orgueil de la vie, pour nous révéler tout ce que notre sécurité avait de charnel, tout ce que notre coeur naturel renferme de tiédeur, de faiblesse et de lâcheté?

Vous souffrez, ajoutez-vous, et les ennemis de Dieu triomphent. Les ennemis de Dieu. Ah! mes frères, qui vous dit ce qui les attend ? La voie large où ils se pressent a-t-elle donc un terme si enviable ? La perdition a-t-elle donc tant d'attraits? Est-ce donc un sort que l'on puisse envisager sans épouvante, que celui d'un coeur tout plein d'aveuglement, tout étourdi de bien-être et qui s'en va, fier et rebelle, au-devant des jugements de Dieu ?

Vous souffrez, dites-vous encore, et le ciel se ferme, et vos prières restent sans réponse!... Mais qui sait si ces épreuves intérieures n'ont pas pour but de séparer dans votre foi l'or pur de la fange qui s'y mêle encore, le bon grain de la paille destinée au feu? Qui sait si ce silence de Dieu ne doit pas servir à rendre votre foi plus ferme et plus triomphante?... Avez-vous d'ailleurs le droit d'assigner au Seigneur le temps de la délivrance, et de mesurer selon votre faible sagesse les voies de Dieu qui ne sont pas vos voies ?

Tout cela, mes frères, je pourrais vous le dire, et à l'appui de chacune de ces pensées, la Parole divine me prêterait des déclarations multipliées ; car c'est pour vous, pour des âmes faibles comme les vôtres qu'elle a été écrite parle Dieu qui sait de, quoi nous sommes faits. Mais le temps me presse et j'aime mieux vous convoquer à un spectacle qui vous en dira plus que tous mes discours.

Venez, vous dirai-je; venez, vous qui avez répété dans votre amertume : « Mon état est caché à mon Dieu, » venez et contemplez au jardin des Olives, cet innocent qui se prosterne dans la poudre, accablé par une inexprimable angoisse. Vous souffrez, vous, mais vous avez été coupable... ; il souffre, lui, et il est innocent, et le mal n'a jamais effleuré son âme. Il souffre pourtant, et quelle doit être sa douleur, pour que lui, qui avait dit à toutes les tristesses humaines : « Venez à moi et je vous soulagerai, » il succombe sans force, anéanti!

Vous souffrez, avez-vous dit, et les ennemis de Dieu prospèrent. Lui, il va être conduit comme un agneau devant un Hérode, et les êtres les plus vils l'insulteront en triomphant.

Vous souffrez, et nul ne vous comprend, et l'affection vous manque. Lui, qui a besoin d'être aimé, étant l'amour même, il se tourne vers ses disciples endormis et il doit laisser échapper cette parole de douloureux reproche : « N'avez-vous pu veiller une heure avec moi ? »

Vous souffrez enfin et le ciel se ferme... Lui, doit diriger vers un ciel d'airain un regard suprême, un regard d'agonie... Lui, il crie à la terre : « J'ai soif, » et la terre lui répond par ses malédictions et ses railleries; il se tourne vers le Père qui lui cache sa face et il doit prononcer ce cri d'effrayante angoisse : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? »

Vous croyez tout cela.... dans cet homme de douleurs vous reconnaissez votre frère et vous adorez votre Dieu..., puis vous pensez qu'il ignore votre état et que vos douleurs lui sont inconnues ? Pourquoi donc est-il venu souffrir, pourquoi vous a-t-il aimés jusqu'à la mort, et même jusqu'à la mort de la croix? Pourquoi vous a-t-il révélé une charité si étonnante et si magnifique? Pourquoi est-il écrit que le Christ après avoir achevé son oeuvre intercède pour nous auprès du Père ? ou plutôt, pourquoi douterais-tu encore, ô mon frère, de cette sympathie immense et profonde dont son coeur est rempli?

Non, rien ne lui est inconnu de tes anxiétés, de tes luttes, ni de tes prières. Non, les dévouements obscurs, les sacrifices silencieux ne vont pas s'engloutir dans l'abîme sans fond de l'oubli... Pleurs de la pécheresse, angoisses du pauvre, gémissements des coeurs froissés., douleurs ignorées, le monde vous méconnaît ou vous étouffe; mais les anges vous entendent, et, au-dessus du bruit de ce que les hommes appellent leurs grands événements , vous montez jusqu'au trône ou plutôt jusqu'au coeur même de Dieu! Emporte avec toi cette pensée, et quand la douleur vient oppresser ton âme, va vers ton Dieu, va sans comprendre, va pleurer dans son sein, et retiens cette parole que Jésus adressait à Pierre : « Tu ne sais pas maintenant ce que je fais, mais tu le sauras dans la suite ! ! ! »

Un mot encore, et j'ai fini. Vous, auquel Dieu a révélé le secret de votre histoire et de sa providence, efforcez-vous de le faire comprendre à vos compagnons de route. Hélas! que de malheureux qui souffrent, et qui ne croient qu'à la finalité! Combien d'hommes qui, en voyant l'iniquité réussir et triompher, se disent que, s'il y avait un Dieu, tout cela ne se passerait pas! Eh bien! vivez avec eux de telle sorte, qu'ils soient obligés de dire que, s'il n'y avait pas un Dieu, votre vie et votre amour ne s'expliqueraient pas. Pour conjurer la douleur et la tentation de révolte qui les, obsède, que faut-il ? Peu de chose peut-être, un sourire, un serrement de main, un regard d'amour, quelque chose enfin qui les oblige à dire que tout ne conspire pas contre eux, puisqu'il y a encore des coeurs qui les aiment.

Surtout, ah! surtout, gardez-vous des consolations sentencieuses qui passent de la Bible sur nos lèvres sans avoir traversé notre coeur : N'allez pas, du sein de votre bien-être, n'allez pas dire légèrement au malheureux qui gémit, que toutes choses concourent à son plus grand bien; n'allez pas lui jeter imprudemment une semblable parole, qui brûlera son coeur aigri comme le vitriol brûle une plaie saignante. Rappelez-vous que, pour nous prouver son amour, le Fils de Dieu ne s'est pas borné à parler du sein de sa joie infinie, mais qu'il nous a donné sa vie, et que c'est là ce qui fait que seul il peut consoler. Quand cet amour, qui va jusqu'au sacrifice, aura pénétré vos âmes, vous serez forts aussi pour rencontrer la souffrance, et pour dire au monde que Dieu est amour.

Redoublons d'énergie, mes frères, pour cette mission sublime. En présence de toutes les voix qui montent de la terre pour nous prêcher le fatalisme, redisons sans nous lasser que les destinées du monde sont dans la main d'un Père. Hâtons par nos travaux, par nos sacrifices, par nos prières, la venue de ce jour adorable où s'évanouiront les ténèbres lugubres qui ont si longtemps pesé sur notre pauvre terre, de ce jour où le hasard ne sera plus, où la fatalité disparaîtra comme un vain rêve, et où se lèvera enfin la resplendissante aurore de l'amour éternel!


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