Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

L'ISOLEMENT DU CROYANT (1)

Vous me laisserez seul, mais je ne suis pas seul, parce que mon Père est avec moi.
(JEAN XVI, 32.)

Il y a deux espèces de solitude : la solitude visible et la solitude intérieure. Quand nous ne sommes vus, touchés ni entendus par personne, nous disons que nous sommes seuls; cependant ce n'est point là toujours un véritable isolement. Il ne se sent pas seul, le pêcheur qui doit passer ses nuits sur l'immense Océan; s'il n'entend pas d'autre bruit que le mugissement monotone des flots et du vent, si aucune voix humaine ne vient frapper son oreille, il pense à sa famille doucement abritée, à ses enfants paisiblement endormis; c'est pour eux qu'il travaille, leur amour remplit son coeur; il n'est point solitaire. - Il ne se sent pas seul, le soldat qui veille, l'arme au bras, au milieu du silence, dans un avant-poste écarté; car il sent que sur lui reposent l'honneur du drapeau et le salut de ses compagnons d'armes. - Elle n'est pas seule, l'ouvrière qui', dans sa mansarde, à la clarté de sa petite lampe, manie d'une main fiévreuse son aiguille diligente, car l'ouvrage qu'elle veut achever avant l'aube procurera à ceux qu'elle aime le pain du lendemain. - Non, celui qui aime et qui se sent aimé n'est jamais seul.

On peut au contraire être entouré de la foule la plus bruyante et la plus affairée, et s'y sentir plus isolé que dans un désert. Il y a des êtres dont le contact ne fait vibrer dans l'âme aucune corde sympathique; leur main serre la nôtre, mais cette étreinte indifférente n'ébranle rien dans notre coeur; nous rencontrons leur regard, mais ce regard qu'anime peut-être un sourire de politesse n'est point éclairé par une affection sincère et profonde. Cette solitude intérieure au milieu de la foule, nous l'avons tous sentie à certaines heures; il y a eu des jours dans lesquels, revenant du cimetière où vous aviez enfoui une partie de votre coeur et de votre vie, le bruit, le mouvement du monde vous semblait vide, glacial et dérisoire. Eh bien! n'en doutez pas, ces frissons du coeur qui se sent seul, tout homme les connaît; ils traversent quelquefois les âmes les plus mondaines, les plus dissipées, les plus abandonnées à la vanité, et si nous pouvions pénétrer chez un de ces êtres frivoles en apparence qui semblent tout absorbés par ce qui passe, nous y découvririons souvent une sécheresse de coeur, une solitude morale qui nous effrayeraient.

De ces deux solitudes, l'une visible, l'autre intérieure, je n'ai pas besoin de dire laquelle est la plus dure à supporter. L'isolement du coeur est le plus affreux des isolements. Se sentir perdu dans ce vaste univers en sachant qu'il n'est personne à qui l'on soit cher, personne qui s'intéresse à notre sort, y a-t-il une condition plus misérable? Toutefois, il faut bien le reconnaître, il est une classe d'hommes qui en prendraient volontiers leur parti. Etre seul n'est point un malheur pour certains égoïstes. Au contraire, une grandeur solitaire a quelque chose qui les tente. N'avoir rien de commun avec les autres, gravir une cime inaccessible aux hommes, s'y asseoir dans son orgueil, c'est pour eux une destinée qui les attire. Un tel homme fera, je l'avoue, plus rapidement son chemin dans le monde; aucune affection ne retardera sa marche. Il poursuivra résolument son but, que ce soit la gloire ou la fortune, foulant aux pieds ses rivaux ou ses amis, écartant tout ce qui le gène, la reconnaissance aussi bien que l'inimitié, tout ce qui menacerait de le ralentir un instant. Comme un opérateur qui taille sans frémir des chairs vives et palpitantes, il se fera coûte que coûte et par tous les moyens possibles sa place ici-bas, et, s'il réussit, on dira de lui : « C'est un grand homme! » Oui! voilà bien la grandeur de l'égoïsme, la grandeur de Satan!

Mais l'Evangile nous offre en Jésus-Christ une grandeur d'une autre nature. Celle-là ne foule pas aux pieds la sympathie; au contraire, elle la réclame, elle en a besoin. Regardez la scène de Gethsémané. voyez le Fils de l'homme allant trois fois à ses disciples et leur demandant de veiller avec lui. Ah ! que l'orgueil solitaire de l'égoïste est petit auprès de cette grandeur-là! Eh bien! c'est précisément parce que Jésus était l'amour même que ses paroles que nous méditons aujourd'hui ont un sens plus profond, plus douloureux - « Vous me laisserez seul. » Cherchons, mes frères, quelles sont les causes de la solitude de Jésus; nous verrons ensuite quelles sont les consolations qu'il y trouve et qu'il résume toutes dans cette parole : « Je ne suis pas seul, le Père est avec moi!

Quand un homme veut ici-bas servir la vérité ou la justice, cet homme doit s'attendre à être tôt ou tard solitaire. Il pourra trouver de la sympathie à certains jours, mais ce ne sera pas au plus fort de la lutte, ce ne sera pas quand il en aura le plus besoin. Toute vérité a commencé par être méconnue; elle a été 'un sujet d'opprobre et de souffrance pour ses premiers apôtres. Ce fait, confirmé Par une expérience universelle, s'est surtout réalisé pour la vérité religieuse. La vérité religieuse, par cela même qu'elle est sainte, heurte tous nos instincts, dévoile toutes nos misères, met au jour tout ce qu'il y a de hideux et de coupable en notre coeur; elle humilie et froisse notre orgueil; par conséquent, elle est assurée de voir se liguer contre elle jusqu'à la fin du monde toutes les passions humaines. On croit par moments qu'elle triomphe, mais, comme le coeur de l'homme est toujours le même, au milieu des adorateurs apparents qui l'entourent, vous voyez reparaître bientôt les mêmes penchants hostiles, les mêmes répugnances, la même haine contre son autorité. Aussi, quand je parcours l'histoire de tous ceux qui ont été ici-bas les témoins de la justice éternelle, je les vois tous à certains jours solitaires, incompris, méconnus. Il était seul, Moïse pendant quarante années en Egypte lorsqu'il gémissait au milieu de son peuple asservi; il était seul lorsqu'il le conduisait malgré lui à travers le désert vers ses glorieuses destinées. Il était seul, Elie au temps d'Achab et de Jésabel, lorsqu'il s'écriait dans sa tristesse : « Tous les enfants d'Israël ont abandonné ton alliance; ils ont tué tous tes prophètes; je suis resté moi seul, et ils cherchent à m'ôter la vie. » Il était seul, Esaïe lorsqu'il disait dans son amertume : « Qui a cru à notre prédication? » Il était seul, Jean-Baptiste, dans son cachot de Machéronte, seul, quand dans une nuit sinistre, un bourreau vint lui trancher la tête pour égayer une royale orgie. Il était seul, saint Paul, lorsque dans sa prison de Rome, il traçait sur la dernière page qui nous reste de lui ces déchirantes paroles : « Tous m'ont abandonné ! ... » Oui, plus tard, sans doute, la foule est venue élever à ces grands prophètes de la vérité des sépulcres magnifiques; elle a entouré leurs noms d'une glorieuse auréole, elle s'est vantée d'accepter leur héritage, mais, au jour de l'épreuve, elle les avait laissés seuls.

Eh bien! représentez-vous maintenant non plus des hommes pécheurs tels que Moïse, Elie ou Paul; représentez-vous le Saint et le Juste, celui qui a pu s'appeler la Vérité, et vous pouvez deviner d'avance qu'il sera solitaire au milieu des hommes. Il est seul quand il cherche la gloire de Dieu au milieu de son peuple qui l'oublie, quand il prêche sa loi spirituelle au milieu d'une nation formaliste, quand il dénonce l'iniquité et l'hypocrisie au milieu d'une foule que les pharisiens subjuguent, il est seul au milieu de ses ennemis, - seul, hélas! au milieu de ses disciples eux-mêmes, car ses disciples ne savent pas comprendre quelle est sa mission sublime, ils ne pénètrent presque jamais ses enseignements, ils rêvent pour lui une gloire terrestre, et leur sympathie tout humaine veut le détourner de la voie douloureuse et du sanglant sacrifice pour lesquels il est venu. Il est seul, lui qui a besoin d'amour, il est réduit à demander en vain un peu de sympathie à ses apôtres; à l'heure Suprême, à l'heure où sa chair frémit, à l'heure de sa sueur sanglante, il n'entend pas une parole qui l'encourage, et ses derniers regards rencontrent ses disciples qui s'enfuient au milieu d'une foule qui fait monter jusqu'à sa croix un affreux cri d'ironie et de malédiction!

Telle est la solitude de Jésus; or ce qui arrive au chef, doit arriver à tous ses disciples. Il est la tête, nous sommes le corps. Si nous sommes vraiment à lui, si nous suivons ses traces, si nous vivons de sa vie, si comme lui nous cherchons la gloire de Dieu, attendons-nous à être traités comme lui. Chrétiens, attendez-vous à cette douloureuse épreuve. Attendez-vous à vous sentir souvent isolés sur la terre.

Ici toutefois, je dois montrer un danger, signaler une fausse route où trop d'âmes s'égarent.

Il y a, mes frères, un isolement qui ne nous vient que de nous-mêmes. On peut s'enfermer dans ses propres idées, dans un horizon intellectuel étroit, dans un caractère excentrique; on peut s'envelopper de roideur, d'indépendance ou d'égoïsme, mettre entre les autres et soi un mur de séparation, et gémir ensuite sur sa solitude. La tristesse poussée à l'extrême peut conduire à cette tentation-là. Sous le prétexte que l'on souffre des douleurs que nul ne peut comprendre, on peut se réfugier dans un deuil égoïste, ne vivre que pour sa douleur, et oublier qu'on a des frères. Est-ce là une solitude qui rappelle celle de Jésus-Christ, Dieu nous garde de cette pensée. La solitude de Jésus venait de ce qu'il cherchait la gloire de Dieu; la solitude que je condamne vient au contraire de ce qu'on. se cherche soi-même; entre elles il y a donc un abîme. Gardons-nous de les confondre; gardons-nous surtout de justifier au nom de l'Evangile un isolement qui n'est dû peut-être qu'aux défauts de notre caractère, à notre aspérité, à notre humeur bizarre, et, pour tout dire, à notre orgueil.

Mais , cette erreur écartée, il n'en reste pas moins vrai que le chrétien le plus aimant, le plus doux, le plus charitable, doit s'attendre, s'il veut ressembler à son Maître, à partager la solitude de Jésus. Le jour où il s'est décidé à suivre son Maître, il s'est fait, entre le monde et lui, une séparation de pensées et d'affections qui l'isole. Comment chercher la gloire de Dieu et ne pas se sentir isolé au milieu d'un monde où cette gloire est méconnue? Comment vivre pour l'éternité et ne pas se sentir isolé au milieu d'un monde dont toutes les préoccupations sont pour ce qui est visible, terrestre et charnel ? Comment aimer ce qui est saint, et ne pas se sentir isolé au milieu de tant de coeurs que le péché entraîne et satisfait? Comment travailler au règne de Dieu et ne pas se sentir isolé au milieu de tant d'hommes qui ne cherchent que leur gloire, leur avancement et leur fortune? Cette solitude intérieure nous est donc promise, et nous la rencontrons jusqu'au sein de l'Eglise, car là non plus la sympathie ne nous est pas toujours assurée; là encore on rencontre la mondanité, la sécheresse de coeur, l'étroitesse ou l'indifférence. Hélas! la scène de Gethsémané se renouvelle à toutes les époques; le chrétien fidèle, qui souffre jusqu'au bout pour son Maître se tourne souvent en vain vers ses frères endormis, et ne trouvant personne qui le comprenne il doit répéter cette parole de Jésus : « N'avez-vous pu veiller une heure avec moi? )

Or, mes frères, cette solitude inévitable entraîne avec elle des tentations auxquelles je voudrais vous rendre attentifs. Tentations de doute d'abord : Etre seul à croire à une vérité, seul à la proclamer, c'est là pour notre faiblesse une redoutable épreuve. Ai-je besoin de dire que cette épreuve est surtout la nôtre, dans notre pays, à notre époque, au sein de notre génération ? Il y a des temps et des pays où les vérités chrétiennes font partie en quelque sorte des croyances générales, où celui qui les accepte rencontre autour de lui un assentiment assuré; telle n'est pas notre condition. Dieu nous appelle à maintenir fermement des vérités ignorées, méconnues par la majorité des hommes qui nous entourent. Aussi, quand nous nous sentons perdus au milieu de cette foule dont les flots pressés nous environnent, il y a des moments où une voix secrète nous dit : « Es-tu certain d'avoir la vérité pour toi? » A cette tentation de doute pour l'intelligence, s'ajoute une tentation de sécheresse pour le coeur. Le coeur vit de sympathie. Rien ne lui est bon comme les affections que d'autres partagent. Sa puissance d'amour, sa vie en est multipliée. Mais être seul à aimer un Dieu absent , faire appel à une sympathie qui manque, quel sujet de tristesse, mes frères! Le coeur risque alors de se replier sur lui-même, et de s'user dans la mélancolie. Comment cette double épreuve de l'intelligence et du coeur n'exercerait-elle pas sur la vie une funeste influence! Pour agir, mes frères, il faut être compris. L'idée qu'on a des spectateurs ou des témoins double notre énergie naturelle. Les travaux les plus impossibles ont été accomplis par des hommes réunis. Cette merveilleuse puissance de la sympathie si visible dans notre race, la plus sociable peut-être des temps modernes, nous la sentons dans nos assemblées où elle décuple la parole du prédicateur, nous la retrouvons dans toutes nos oeuvres. C'est elle qui a souvent éveillé le génie, ou des facultés que la solitude eût laissées s'atrophier. Rien n'est donc plus propre à paralyser nos forces que de nous sentir isolé, que de poursuivre un but auquel nul autre ne tend avec nous.

Voilà, mes frères, quelques caractères de la solitude à laquelle doit s'attendre le chrétien, par cela seul qu'il suit son Maître et qu'il cherche avec lui la gloire et le règne de Dieu. Que sera-ce donc si à cette épreuve générale s'ajoutent encore des épreuves particulières, si la maladie et la mort viennent faire le vide autour de nous et rendent cette solitude plus complète ? Que sera-ce s'il s'y ajoute ces pénibles dissentiments de caractère, ces cruels déchirements d'affection dont on est souvent l'innocente victime? Hélas! peut-être quelques-uns de ceux qui m'écoutent retrouvent-ils ici leur histoire, et, quelque heureux que nous soyons, l'avenir est toujours tellement incertain que nous ne savons jamais si nous n'y retrouverons pas un jour la nôtre. Aussi, mes frères, c'est de consolation que nous avons besoin, et j'ai hâte d'en venir à la seconde partie de mon texte : « Je ne suis pas seul, mon Père est avec moi. » C'est la consolation de Jésus, ce doit être aussi la nôtre.

« Je lie suis pas seul , mon Père est avec moi. » Voilà ce qui fait la force de Jésus. Que sont tous les abandons de la terre auprès de la communion de Dieu ? , Son Père est avec lui; dès lors il peut être laissé seul par les hommes, il a la société de Dieu. Il peut être repoussé par les hommes, il a Dieu pour refuge; il peut être méconnu par les hommes, il a l'approbation d'en haut. Il peut être haï par les hommes, mais il entend toujours retentir à ses oreilles cette délicieuse parole: « Tu es mon fils bien-aimé. C'est en toi que j'ai mis toute mon affection. » Le Père est avec lui. Ah! mes frères, il aurait dû toujours sentir cette communion précieuse, car il n'a voulu, il n'a aimé, il n'a accompli que la volonté du Père; mais, pouvons-nous oublier qu'il y a eu un jour mystérieux et redoutable où le Père lui-même lui a manqué ? pouvons-nous oublier qu'à la croix le Fils repoussé et maudit par la terre a senti le ciel se fermer sur lui ? pouvons-nous oublier qu'abandonné par tous ceux qu'il aimait ici-bas, il a dû tourner vers le ciel un regard plein d'angoisse et prononcer cette déchirante, parole : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? » L'oublier, mais ce serait oublier à quel prix nous avons été rachetés, ce serait passer les yeux fermés auprès de cet abîme de miséricorde infinie au bord duquel l'Eglise avec les anges s'inclinent, cherchant à pénétrer jusqu'au fond !

Mais si Jésus a connu cet abandon terrible, c'était, mes frères, pour que nous ne le connussions jamais. Quand la foi nous unit à lui, quand nous acceptons son oeuvre rédemptrice, nous obtenons le droit de revenir à Dieu, et de l'appeler notre Père; alors nous pouvons à notre tour répéter cette parole : « Je ne suis plus seul, mon Père est avec moi. » C'est là ce qui fait la force et la consolation du chrétien. Alors, aussi, comme je vais le montrer, toutes les tentations qu'apporte la solitude disparaissent devant cette consolation-là.

Vous êtes seul, et vous doutez peut-être, car, nous l'avons dit, c'est une redoutable épreuve pour notre faiblesse que d'être le témoin solitaire d'une vérité méconnue. Qui êtes-vous pour opposer votre pensée aux pensées de la foule, pour croire ce que les autres nient? Eh bien, dans cette anxiété douloureuse, je ne sais qu'un refuge, c'est cette pensée : « Le Père est avec moi. », Oui, ayez pour vous la parole du Père et vous serez fermes, mes frères, et vous parlerez sans fléchir. Ah! je l'avoue, si c'était votre pensée seulement que vous étiez appelés à soutenir, les flots du doute l'emporteraient bientôt, mais quand vous avez Dieu pour vous, rien ne doit vous faire taire, rien. ne doit vous arrêter. Eh! ne voyez-vous pas que c'est là ce qui fit la force des prophètes, de Dieu dans tous les siècles? (car Dieu a eu de tout temps ses prophètes). Lorsqu'ils eurent à protester contre quelque iniquité dominante, qu'auraient-ils fait s'ils n'avaient eu d'autre refuge et d'autre appui que ce qu'il plaît à l'incrédulité d'appeler leur. génie naturel?

Croyez-vous qu'ils auraient trouvé en eux-mêmes la force de résister au monde entier et d'être seuls de leur avis?... Ils sentaient que Dieu était avec eux, et c'est pour cela qu'ils parlaient Ni Moïse, ni Elie , ni saint Paul n'ont puise dans leur propre caractère cette énergie surhumaine qui en a fait des géants dans l'ordre moral; il nous le disent eux-mêmes : c'est Dieu qui les appelle, Dieu qui les envoie, Dieu qui leur dit : « Je parlerai par ta bouche. » Aussi cette bouche ne se fermera plus, et aux railleries, aux malédictions des hommes, ils répondront : « Dieu est avec nous. » Et voyez en même temps combien cette pensée les a gardés de l'amertume, et comme ils ont su attendre avec patience que Dieu manifestât son droit. Nous entendons vanter aujourd'hui une vertu nouvelle, c'est ce qu'on appelle le dédain transcendantal, ce dédain qu'un de nos penseurs définit ainsi : « Une fine et délicieuse volupté qu'on savoure à soi seul et qui se suffit. » C'est dans ce dédain, nous dit-on, que le sage doit chercher son refuge quand la vérité qu'il défend est méconnue ici-bas Ah! mes frères, ceux qui connaissent le Dieu de l'Evangile ne voudront pas de ce refuge-là. Si le monde les repousse, ce n'est pas dans le dédain transcendantal, c'est dans l'amour infini du Père, qu'ils iront chercher un abri, et au lieu de servir la vérité avec les petites passions d'un critique, ils s'efforceront d'aimer et d'éclairer ceux qui les repoussent et qui les méconnaissent ... Bénissons Dieu de ce que Celui qui a été la Vérité même ne s'est pas renfermé à l'heure de son supplice dans le dédain de nos prétendus sages et de ce qu'il a prononcé sur la croix pour ceux-là mêmes qui le maudissaient cette prière sublime, «Père, pardonne-leur! » Comme lui , réfugions-nous dans la communion du Père, et si le monde nous repousse, nous y trouverons assez de force pour servir jusqu'au bout la vérité sans faiblesse et sans amertume.

Voilà pour les tentations de l'intelligence. Il y a aussi celles du coeur. Il y a cette sécheresse, cette langueur redoutable que produit l'isolement. Mais ici encore, mes frères, le croyant peut compter sur des compensations magnifiques. Si l'affection des hommes lui manque, croyez-vous que l'amour de Dieu ne soit pas assez infini pour remplir son coeur? Dieu n'est-il pas la source même de l'amour? Croyez-vous donc que Peau manque à la source? Croyez-vous que Dieu laissera vide, aride et desséché un coeur que le monde abandonne ? N'est-il pas écrit que celui qui aura tout quitté pour l'amour de lui, retrouvera dès ici-bas cent fois autant, en attendant la vie éternelle? Croyez-vous que les vies les plus dépouillées mais dans lesquelles Dieu fait sentir sa présence ne sont pas plus riches d'amour que celles que le monde pare de son éclat factice? Un poète de nos jours comparant à l'enivrement des passions mondaines l'amour profond et pur qui souvent s'abrita dans des monastères, a écrit ces vers tout pénétrés d'un regret douloureux :

Oui, c'est un vaste amour qu'au fond de vos calices

Vous buviez à plein coeur, moines mystérieux!

La tête du Seigneur errait sur vos cilices

Lorsque le doux sommeil avait fermé vos yeux;

Et quand l'orgue chantait aux rayons de l'aurore,

Dans vos vitraux dorés, vous la cherchiez encore;

Vous aimiez ardemment! oh! vous étiez heureux!...

Eh bien ! pour nous qui savons que le dépouillement est ailleurs qu'au monastère et que le vrai cilice c'est l'obéissance intérieure, ne sont-elles pas vraies ces paroles? Est-ce que les affections du monde, si prodigues en effusions bruyantes et souvent si vides, valent l'amour infini dont Dieu remplit le coeur qui se donne à lui tout entier ? Est-ce être seul que d'avoir Dieu dans l'âme, et que de sentir cette âme, jusque-là possédée par des passions coupables ou par d'indignes frivolités, devenir le sanctuaire de Celui qui est l'amour même ? J'ai vu, mes frères, j'ai vu de ces vies toujours plus dépouillées du côté de la terre et toujours plus enrichies du côté du ciel; plus le monde les abandonnait, plus l'amour jaillissait dans leur solitude. Elles semblaient_ dire à toutes les illusions de la vie, à toutes ses joies, à toutes ses promesses qui disparaissaient au loin : « Vous me laisserez seul; mais je ne suis pas seul, car le Père est avec moi. »

Enfin, vis-à-vis du découragement, cette suprême tentation de la solitude, rien n'est plus puissant que la pensée que le Père est avec nous. Ce sentiment affreux du néant qui paralyse nos efforts quand nous agissons solitaires, le chrétien ne le connaît plus, car il a toujours un témoin invisible de sa vie et il peut dire avec le prophète : « Mon droit est auprès de l'Eternel et mon oeuvre est auprès de mon Dieu; » oui, son oeuvre, si petite, si cachée, si obscure qu'elle soit, quand cette oeuvre ne serait qu'une prière, qu'un soupir, qu'une larme qui semble perdue. - Quel immense encouragement qu'une semblable pensée! Sentir que tout dans la vie a sa destination et sa valeur, sentir que, soit que l'on réussisse, soit que l'on échoue auprès des hommes, on n'en a pas moins servi le vrai Maître, n'est-ce pas là ce qui nous explique l'indomptable persévérance de tous ceux qui sont entrés dans cette voie? - « Le Père est avec moi; » ainsi donc ce que je fais avec lui n'est pas une de ces oeuvres d'un jour qui dépendent des mille chances auxquelles s'attache le succès des choses humaines, Si je suis seul, cette oeuvre ne périra pas avec moi, j'ai apporté ma pierre à un édifice éternel qui se poursuit à travers les siècles; rien de ce que j'ai fait n'a été inutile, rien n'est perdu, «car c'est l'oeuvre de Dieu. - Ainsi, quand je serais appelé comme le Précurseur à terminer ma carrière dans un cachot où mes dernières pensées, mes dernières paroles sembleraient devoir s'ensevelir à jamais, quand la mort viendrait m'y atteindre sans que j'aie pu laisser aux hommes un adieu suprême, je me dirais encore : « Je ne suis pas seul, le Père est avec moi! » - ou quand je devrais languir pendant de longues années sur un lit de souffrances, n'ayant de vivant que mon coeur, et ne pouvant agir que par la prière, quand l'amitié oublieuse et lasse ne viendrait plus ouvrir ma porte et que nul ne serait le témoin de mon agonie, je pourrais me dire encore : « Non, ni mes prières, ni mes souffrances n'ont été perdues, je ne suis pas seul, le Père est avec moi. » Voilà, mes frères, la consolation du chrétien. Je ne fais pas ici des hypothèses, des tableaux imaginaires; je raconte ce qui s'est vu, ce qui se voit partout où la foi chrétienne a vraiment possédé des coeurs.

Que s'il y avait ici quelqu'un qui ne connût pas cette consolation du chrétien et qui ne voulût pas la connaître, c'est à lui que je m'adresse en terminant : Vous redoutez d'être chrétien, lui dirai-je, parce qu'en le devenant, vous sentez que vous serez isolé, solitaire, au milieu de ce monde auquel, vous êtes attaché par tant de liens. - Et croyez-vous que pour avoir refusé de sortir de ce monde au jour où Dieu vous appelait, vous en serez moins solitaire? Qu'est-ce donc que la vie, si ce n'est un dépouillement qui va croissant tous les jours? Que de deuils dans le passé, et dans l'avenir que de séparations encore! Où sont ceux sur lesquels votre coeur s'appuyait hier, où seront demain ceux sur lesquels votre coeur s'appuie aujourd'hui? La mort vient, fauchant, fauchant sans cesse; et ceux-là seulement qui n'ont jamais aimé ne sentent pas leur solitude grandir avec les années!... D'ailleurs, sans que la mort s'en mêle, ne rencontrez-vous pas quelquefois, même au milieu de l'étourdissement du monde, une effrayante solitude que l'égoïsme et l'indifférence font autour d'eux, et qui est bien plus affreuse encore que celle que produit la mort ?

Vous serez donc tôt ou tard seul, mon frère, seul à vivre, seul à traîner cette existence qui vous sera à charge parce que ceux qui vous entoureront n'auront plus besoin de vous. Ne voyez-vous pas, comme dit Bossuet, ces successeurs qui naissent, qui s'avancent et qui semblent nous pousser de l'épaule et nous dire : « Retirez-vous, c'est maintenant notre tour? » Un jour viendra donc, il est déjà venu peut-être, où vous serez seul à vivre. Ce n'est pas tout : vous serez seul à mourir. A quoi vous serviront, à cette heure suprême, les louanges, les approbations, et même les attachements les plus sincères des hommes? Arrivé à cet étroit passage, vous devrez le franchir seul. Y avez-vous réfléchi, vous y êtes-vous préparé? Et, s'il ne s'agissait que de mourir!... Mais la mort est un chemin qui mène au juste juge. Votre conscience vous en avertit, et la parole divine vous en assure. Vous serez seul à comparaître au tribunal de Dieu. Seul ! et toutes les illusions des hommes, toutes leurs flatteries , tous leurs faux conseils, s'évanouiront comme une vaine fumée. Seul! sans un avocat, sans un défenseur. Seul avec votre passé, vos révoltes, vos ingratitudes, vos misères secrètes et vos crimes cachés qui apparaîtront à la formidable lueur du jour éternel. Seul! et pourquoi? Dieu vous avait offert son pardon, son amour, et vous l'avez méprisé, et vous n'en avez fait aucun cas. Ah! si votre âme vous est précieuse, au nom de votre avenir éternel, au nom de votre salut, au nom de l'Evangile que je vous annonce, au nom du sang de Jésus-Christ répandu pour vous, acceptez aujourd'hui l'amour que Dieu vous offre, car c'est une chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant.

Comprenez-vous maintenant ce que c'est que d'avoir Dieu pour soi, que de posséder cet amour dont rien, pas même la mort, ne nous pourra séparer ? Cette part du chrétien, c'est la nôtre; c'est la vôtre si vous le voulez. Sur le seuil de l'éternité mystérieuse, nous pouvons dire : « Je ne suis pas seul, le Père est avec moi. » Nous pouvons le dire dans l'abandon, dans la douleur, dans la position la plus misérable; nous pouvons le dire au Roi des épouvantements. Qu'est-ce qui s'oppose à ce que vous le disiez vous-mêmes? Alors, ma faible parole n'aura point retenti vainement, et après être entré ici, le coeur vide et solitaire, vous emporterez cette magnifique promesse : x Je vous serai pour Père et vous me serez pour fils et pour filles, dit le Seigneur Dieu tout-puissant. »

1 Dans les éditions précédentes, ce discours avait pour titre la Solitude. On m'a fait observer avec raison que ce titre, beaucoup trop vague, n'indiquait point suffisamment le sujet que j'y traitais.

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