Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LE CHRÉTIEN SE SANCTIFIANT POUR SES FRÈRES

Je me sanctifie pour eux.
(JEAN XVII, 19.)

Avouons-le, mes frères, la parole que je viens de lire nous étonne; nous avons de la peine à comprendre que Jésus-Christ puisse se sanctifier. Avec l'Eglise entière, nous croyons à la pureté parfaite de son caractère; nous croyons que le péché, dont nous portons tous les tristes marques, n'a pas même effleuré sa vie, et que Jésus a manifesté dans toute sa plénitude la sainteté de Dieu. C'est lui-même d'ailleurs qui nous le déclare : «Le malin, nous dit-il, n'a rien en moi. » - « Qui de vous, s'écrie-t-il ailleurs, qui de vous me convaincra de péché? » Parole extraordinaire, qui, si elle n'exprimait pas un fait réel, attesterait chez celui qui la prononce le plus monstrueux aveuglement. Jésus enfin a tellement conscience de la perfection de sa vie qu'il la présente comme une manifestation complète de Dieu. « Celui qui m'a vu, dit-il, a vu le Père. » Il n'y a pas dans la langue des hommes d'expression plus forte pour attester qu'on est saint. Comment donc Celui qui revendique d'une manière aussi souveraine la possession de la sainteté divine, comment peut-il parler de se sanctifier.

Pour comprendre cette parole, il faut nous rappeler tout d'abord le sens qu'a toujours dans l'Ecriture le mot sanctifier. Il y signifie l'action de mettre à part un être ou une chose pour les consacrer au service de Dieu. Quand ce mot s'applique à des hommes, c'est-à-dire à des êtres pécheurs, il entraîne nécessairement avec lui l'idée d'une lutte avec le mal, d'une victoire à remporter sur la chair et sur la volonté rebelle, d'une purification continue, d'un progrès douloureux vers le bien : or, je conçois que, dans ce sens, il nous répugne d'appliquer ce mot à Jésus; mais, hâtons-nous de le dire, ce n'est point dans ce sens que Jésus l'emploie; Jésus, mes frères, n'a jamais cessé d'appartenir à Dieu tout entier; tout en lui a été consacré a la gloire du Père, je ne dis pas seulement ses actes, je dis ses pensées et ses sentiments les plus intimes; la volonté du Père à toujours été la sienne ; mais si, pour se consacrer à Dieu, Jésus n'a jamais eu à combattre le péché en lui-même, ne croyons pas que sa lutte en ait été moins tragique et moins douloureuse ; Jésus, en effet, n'est pas seul, il s'est fait devant Dieu notre représentant, le nouvel Adam d'une humanité nouvelle, d'une humanité repentante et régénérée. Eh bien, pour accomplir cette mission, pour offrir à Dieu, au nom de l'humanité coupable, l'éclatante réparation que demandait sa loi sainte , Jésus doit souffrir, il doit, suivant la parole de l'épître aux Hébreux, être consacré à Dieu par la souffrance.

Et quelle souffrance, mes frères ! Il ne s'agit pas seulement d'un contact continuel avec l'égoïsme et l'ingratitude humaine, il ne s'agit pas seulement d'un ministère infructueux en apparence, de l'opposition cruelle qui l'accueille en Galilée comme à Jérusalem; il ne s'agit pas seulement du lâche abandon de ses apôtres, du reniement de Pierre et du baiser de Judas, pas seulement de la couronne d'épines, et de l'affreuse angoisse de la crucifixion; non, il s'agit pour le Fils unique et bien-aimé du Père, de connaître l'éloignement, la douleur, l'angoisse réservée seulement aux rebelles, il s'agit de se sentir séparé de Dieu. Voilà ce qui attend Jésus-Christ. Voilà ce qu'il lui faut supporter pour que sa mission soit achevée, voilà la consécration sanglante par laquelle seule il pourra devenir le Sauveur de l'humanité. Est-il nécessaire de dire qu'il n'en avait pas besoin pour lui-même et que, sans Gethsémané, sans Golgotha, sa sainteté aurait brillé d'une splendeur immaculée? Mais parce qu'il est amour, il accepte cette mission, il veut recevoir ce sanglant baptême, et c'est ainsi, mes frères, c'est ainsi qu'il se sanctifie, c'est ainsi qu'il se consacre à Dieu. Tel est le sens de ces paroles, et si, d'abord, elles vous ont paru mystérieuses, il n'y a pas ici d'autre mystère que celui de l'amour.

Jésus se prépare donc à la consommation terrible de son ministère; il voit passer devant lui l'effrayante vision de la douleur sans nom qui l'attend. Et, comme il est Fils de l'homme, comme sa chair frémit devant la douleur et son coeur devant cet isolement sans pareil, il a besoin de force et d'encouragement; avant de descendre dans la vallée de l'angoisse, il. monte une dernière fois sur les hauteurs de la prière, et de là, comme le souverain pasteur de l'humanité, il jette un regard prophétique sur tous ceux pour lesquels il va mourir. Il voit d'abord ses disciples qu'il a tant aimés et qui jusqu'à présent n'ont pas même compris son oeuvre; il les voit convertis par sa croix, et faisant de cette croix l'instrument de leurs triomphes ; il voit son sang arroser la terre et changer la sécheresse du désert en une moisson magnifique de foi, de dévouement et d'amour; il voit d'âge en âge les âmes changées par sa Parole, et vivifiées par sa mort; dans les profondeurs mystérieuses de l'avenir, il distingue cette multitude de toute langue et de toute nation dont sa croix ne fera qu'une famille; et vous aussi, il vous voit, mes frères, il vous voit, rachetés du dix-neuvième siècle, venir à votre tour vous joindre aux croyants qui vous ont devancés; et quand ses regards ont embrassé ce magnifique spectacle, quand il a vu ceux pour lesquels il va se sacrifier unis à jamais par son amour rédempteur, Jésus est prêt, son âme est armée pour les luttes suprêmes, il peut descendre à Gethsémané et monter au Calvaire.

Nous comprenons maintenant tout ce que contient cette parole : « Je me sanctifie moi-même pour eux » et ce qu'elle a de solennel et d'unique dans la bouche de Jésus qui va s'immoler pour l'Eglise. Cependant je crois que chacun de nous peut et doit la répéter à son tour; je crois que chaque chrétien doit se sanctifier pour ses frères. C'est là ce que je vais essayer de démontrer, et comme il s'agit ici d'une vérité qui s'adresse avant tout à nos coeurs, que Dieu lui-même les élève à la hauteur de la mission qu'il attend de nous!

Ecartons, tout d'abord, les erreurs qui pourraient entraver notre marche :

Quand je dis que nous devons nous sanctifier pour nos frères, je ne veux point dire par là que nous puissions recommencer l'oeuvre de Jésus-Christ. Cette oeuvre est unique, elle lui appartient tout entière; la parole solennelle qu'il a prononcée sur la croix : « Tout est accompli, » demeure vraie à toutes les époques et jusqu'à la fin des siècles, et c'est bien ainsi que l'entend l'auteur de l'épître aux Hébreux, quand il écrit ces mots si remarquables: «Par un seul sacrifice, Jésus a amené pour toujours à la perfection ceux qui sont sanctifiés. » Toutes nos vertus, toutes nos douleurs, tous nos sacrifices ne pourront pas remplacer le sacrifice du Christ; seul, il est le Sauveur, l'Agneau de

Dieu qui ôte le péché du monde; à lui seul iront les louanges des rachetés de tous les siècles, et ceux-là même qui, à son exemple, sont morts pour leurs frères, bien loin d'attribuer à leur mort, à leurs douleurs, aucune vertu rédemptrice, ne feront remonter leur salut qu'à lui seul. Certes, la Bible nous raconte bien d'autres souffrances que celles du Christ; elle nous retrace bien des vies consacrées à Dieu; elle nous rappelle une foule de martyrs qui se sont immolés pour la justice, mais jamais elle n'insinue que leur dévouement, leur sacrifice aient une vertu expiatoire, jamais elle n'associe à leur mort aucune idée de rédemption. Qu'aurait dit un saint Etienne, qu'aurait dit un saint Paul, si l'on eût ajouté leurs souffrances et leur mort au sacrifice du Calvaire, si l'on eût attribué à leur sang une vertu rédemptrice? Ne les entendez-vous pas revendiquer la gloire du Rédempteur, et trembler qu'on associe leur oeuvre à la sienne? C'est qu'elle est achevée, cette oeuvre : on n'ajoutera rien à ce sacrifice, il suffit jusqu'à la fin des siècles.

Disons, en second lieu, que si nous devons nous sanctifier pour nos frères, cela ne veut point dire que nous puissions nous sanctifier à leur place. Le Christ, me direz-vous , a bien souffert à notre place. Je l'accorde; mais, si le Christ a souffert, ce n'est pas pour nous dispenser d'être saints, c'est au contraire pour que nous le devenions, car il est écrit que sans la sanctification, nul ne verra le Seigneur, et Jésus achève ainsi les paroles de mon texte : « Je me sanctifie moi-même pour eux, afin qu'eux aussi soient sanctifiés. .» - Se sanctifier à la place d'autrui! au premier abord, cette idée nous semble étrange, et cependant c'est une des erreurs les plus répandues que nous ayons à combattre. Elle repose avant tout sur l'idée que le catholicisme se fait de la sainteté. Qu'enseigne, sur ce point, le catholicisme ? Qu'il y a deux sortes de devoirs, les vertus obligatoires et les vertus de perfection. Celui-là seul qui pratique ces dernières arrive à la sainteté. Employer bien sa fortune, c'est une vertu obligatoire; livrer sa fortune aux pauvres, c'est une vertu de perfection; vivre purement dans le mariage, c'est une vertu obligatoire, renoncer au mariage, c'est une vertu de perfection; accomplir ses devoirs dans le monde, c'est une vertu obligatoire; renoncer au monde. pour se retirer dans un couvent, c'est une vertu de perfection. On divise ainsi toute la morale en deux classes de devoirs : les uns sont imposés à tous, les autres sont le privilège et la gloire des âmes supérieures. La masse des hommes, ne pouvant atteindre aux vertus de perfection, accomplit les devoirs ordinaires; mais il y a, nous dit-on, des âmes d'élite qui se sanctifient pour le reste de l'humanité. Dieu, ajoute-t-on, tient compte de leurs vertus exceptionnelles, de leurs oeuvres surérogatoires (tel est le nom que le catholicisme leur donne); elles ont fait plus qu'il ne leur était demandé; leurs vertus sont donc imputées à leurs frères; leur sainteté couvre le péché des autres.

On ne m'accusera pas, mes frères, d'avoir présenté sous un jour défavorable la doctrine que j'expose; or, vous savez que cette idée est une des plus répandues, une de celles que nous surprenons le plus souvent dans les conversations populaires. Eh bien ! cette idée est-elle vraie ? Est-ce dans ce sens-là que nous devons nous sanctifier pour nos frères ?

Je le nie avec énergie; je le nie au nom de l'Ecriture, d'abord, dont pas une ligne n'autorise un semblable enseignement. Mes frères, dans l'Ecriture, il n'y a pas deux morales : celle des parfaits, et celle de la masse des hommes; il n'y a pas deux poids dans la balance du Dieu saint. Quand une vie se rapporte à la gloire de Dieu, elle est sainte, fût-elle celle du dernier des manoeuvres, et quand elle ne se rapporte pas à ce but, elle est condamnable, fût-elle celle du plus brillant des prédicateurs ou du Plus glorieux des martyrs. La sainteté n'est pas dans les circonstances extérieures, elle est dans l'âme avant tout; c'est à tous, et non pas à quelques esprits d'élite que Jésus a dit : « Soyez parfaits, car votre Père céleste est parfait! »

Remarquez ensuite quelle idée grossière cette doctrine nous donne de la sainteté. On nous dit que les vertus exceptionnelles des uns compensent l'indifférence ou la légèreté des autres, c'est-à-dire qu'on introduit ici, dans ce domaine sacré de l'âme, les calculs de l'arithmétique. « Dieu, nous dit-on, demande à l'humanité une certaine somme de vertus; peu lui importe quels sont ceux qui payent, pourvu que la somme soit intégralement versée; s'il plaît à quelques débiteurs généreux de payer pour les autres, Dieu se tiendra pour satisfait. » Pour satisfait! dites-vous; mais, qu'est-ce qu'un semblable calcul, et qui vous autorise à prêter au Dieu de l'Evangile un raisonnement aussi misérable? Dieu est-il un mercenaire qu'on achète ? Est-ce une certaine somme de vertus qu'il demande? Non, mes frères, ce que Dieu demande, ce sont des coeurs qui l'aiment, des coeurs convertis et sanctifiés. Eh bien! lorsque, entouré de milliers d'âmes qui le serviraient fidèlement, seul, je demeurerais rebelle, pensez-vous que la fidélité des autres me dispense de me convertir et de me sanctifier ? Pensez-vous que je puisse entrer dans le ciel, impénitent et révolté? Ne sentez-vous pas votre conscience qui proteste, et ne comprenez-vous pas aussitôt que la sainteté n'est pas une monnaie qui se prête, et que, comme on l'a dit avec une justesse incisive, on ne se sauve pas par procuration?

On nous vante les fruits d'une semblable doctrine. On nous parle de l'enthousiasme qui doit saisir une âme lorsqu'elle se sanctifie pour expier les péchés des autres. Que le dévouement soit un des plus nobles, un des plus puissants mobiles, je l'avoue, et tout à l'heure je montrerai que nous y faisons appel autant que personne; car, nous aussi nous croyons, mais dans un autre sens, qu'on peut prier, lutter, souffrir et mourir pour le salut de ses frères. Mais, dans l'idée que je combats, combien ce dévouement est suspect à nos yeux! Comment, voici un homme qui croit qu'il a assez de sainteté pour dispenser son frère d'être saint! car enfin, tout en revient là. Voici un homme qui croit qu'il peut faire, non-seulement son devoir, mais plus que son devoir; accomplir, non-seulement la loi, mais plus que la loi! Quel aveuglement ne faut-il pas pour s'imaginer qu'on a fait tout ce que l'on était tenu de faire. Ah! mes frères, croyez-vous que les âmes vraiment saintes aient jamais pu se laisser prendre à ce piège grossier de l'orgueil ? Ne croyez-vous pas, au contraire, que plus elles ont été sanctifiées, plus leur oeil devenu clairvoyant a mesuré la distance qui les séparait du but ? N'est-ce pas des bouches les plus pures que j'entends sortir les aveux les plus touchants et les plus sentis de la misère et du péché? N'est-ce pas un saint Paul qui s'écrie : « Misérable que je suis! » Qu'aurait donc pensé saint Paul quand on lui eût parlé de l'excédant de sa sainteté et de ses vertus surérogatoires? Je crois l'entendre foudroyant de sa voix puissante ce nouveau pharisaïsme, renverser ce fantastique échafaudage, et, sur les ruines de notre orgueil, proclamer de nouveau la grandeur de la grâce de Dieu.

Admettons cependant, si vous le voulez, les vertus exceptionnelles dont on nous parle. Supposons que, sans orgueil, des âmes d'élite s'imposent pour sauver leurs frères, des dévouements, des sacrifices qui ne leur étaient point demandés, une sainteté extraordinaire enfin, si elle pouvait l'être jamais. C'est là une des faces de la médaille; mais cette médaille a son revers : voyez cette foule immense des âmes vulgaires, enchantées de rejeter sur quelques-unes le fardeau d'une sainteté impossible, heureuses de penser que leur salut se fait ainsi par l'action d'autrui, et ne marchandant point, pour un si grand résultat, les actes d'adhésion extérieure et de soumission passive qu'on leur demande. Ainsi, d'un côté, vous avez une minorité d'élite sur laquelle on rejette instinctivement tout ce qui touche à la vie religieuse et supérieure; pour elle, la consécration complète à Dieu, la vie de la foi, la recherche des réalités invisibles, la sanctification qui se traduit par l'ascétisme. De l'autre côté, vous avez notre peuple presque, tout entier qui s'acquitte envers la religion par quelques cérémonies, mais qui vit en dehors d'elle; à lui, l'existence laïque, les réalités visibles, la morale ordinaire. Or, il est certain que ces deux sociétés, ainsi juxtaposées se comprendront et se pénétreront de moins en moins. Le clergé, représentant de la vie supérieure, ira s'isolant toujours plus dans ses idées, dans ses prétentions impossibles, dans son ascétisme sans joie, maudissant instinctivement ou accueillant avec défiance tout le mouvement de la pensée et de l'activité modernes. Le peuple se déchargeant de toute préoccupation supérieure , s'absorbera de plus en plus dans le matérialisme; il se contentera d'une morale sans élévation qui ne plongera plus ses racines dans le sol de l'âme ; ses joies seront sans sainteté; la pensée religieuse lui sera de plus en plus étrangère; l'incrédulité la plus superficielle obtiendra auprès de lui la vogue la plus scandaleuse; juste châtiment de cette déplorable doctrine par laquelle la masse des hommes se croit dispensée d'avoir une foi, une responsabilité, une sainteté personnelle! Est-ce vrai? Cette scission dont je parle est-elle imaginaire? Ne la sentons-nous pas, en science, cri politique, en littérature, et jusque dans le foyer le plus intime de la famille, où le mari et la femme, le frère et la soeur ne s'entendent plus dès qu'il s'agit de Dieu, de la foi, de la prière et du principe même de la vie de l'âme ? Songez-y bien : là est la source de l'antagonisme sourd mais profond qui travaille de Plus en plus notre génération; et, si vous me demandiez au contraire pourquoi dans les nations protestantes, malgré les diversités apparentes, l'unité est bien plus réelle et bien plus intime, je vous répondrai : parce que la, il n'y a pas, en présence, la religion du clergé et celle du peuple, la morale des parfaits et celle des masses, l'ascétisme de quelques-uns et la vie ordinaire de tous, mais qu'à tous, grands et petits, peuple ou pasteurs, savants ou ignorants, le christianisme est présenté comme le principe unique qui peut tout pénétrer, tout sanctifier, tout élever jusqu'à Dieu.

Je le dis donc avec une conviction profonde: nul ne peut se sanctifier à la place d'autrui et ce n'est point dans ce sens que nous entendons notre texte.

Reste encore une erreur qu'il me faut repousser. Quand je dis que nous devons nous sanctifier pour nos frères, je lie veux pas dire que nous devions nous sanctifier pour être vus d'eux. Nul n'y songe, me répondrez-vous. En êtes-vous bien sûrs ? ...

Oh! je sais bien que vous n'êtes pas des pharisiens. Vous ne voulez pas être saints en apparence seulement, vous ne voulez pas que votre vie ressemble à un sépulcre blanchi au dehors et plein de pourriture; l'hypocrisie vous fait horreur, mais ce n'est point d'hypocrisie que je vous accuse. Voici votre tentation : l'Evangile vous dit, et nous vous avons répété sans cesse que vous devez être des témoins de la vérité : le désir de rendre témoignage à sa foi, d'amener les autres à ses convictions, est un de ceux qu'on a le plus développés au sein de nos Eglises : involontairement donc, nous sommes préoccupés de la manière dont nous agissons sur autrui. Quel effet produit ma vie ? C'est la une question bien naturelle; mais il est à craindre que cette préoccupation de l'effet ne devienne absorbante, et que l'être ne cède la place au paraître. Interrogez ici votre conscience. N'avez-vous jamais fait le bien, non par amour du bien, mais pour être en exemple a vos frères? N'avez-vous jamais fui le péché, le crime, peut-être, non pas tarit parce que le crime vous était odieux qu'à cause du scandale qu'il aurait entraîné après lui ? En analysant vos bonnes oeuvres, retranchez les mobiles tels que la crainte d'être accusé de tiédeur, la nécessité de stimuler les autres, le désir de montrer que l'Evangile est efficace et de relever peut-être votre Eglise dans l'opinion publique..., et dites-nous ce que vous avez fait uniquement pour Dieu. Peut-être ce calcul vous épouvantera-t-il ? Oh! le pharisianisme, mes frères , il n'est pas seulement à Jérusalem, sous les longues robes et sous les phylactères; il est ici, dans nos coeurs; c'est là qu'il faut le poursuivre et l'immoler. Hélas! on peut se sanctifier, lion parce que Dieu est saint, mais parce qu'il y a des chrétiens ou des mondains qui nous regardent..., comme on visite un pauvre, non par amour pour lui , mais pour ne pas être accusé de manquer de coeur; or, il faut le dire avec toute notre force, ce n'est pas une sainteté véritable que celle qui se propose, avant tout, de paraître. Dieu la repousse, car il sait qu'elle ne lui est pas destinée; et les hommes eux-mêmes ne s'y laissent pas prendre, parce qu'ils sentent instinctivement qu'elle devrait se rapporter à Dieu.

Jusqu'à présent nous avons vu, mes frères, de quelle manière on pouvait détourner de son sens la parole que nous méditons; il est temps d'établir sa signification véritable et de montrer comment nous pouvons nous sanctifier pour nos frères. Nous le pouvons, en ce sens, que quiconque se sanctifie exerce, par cela même, sur les autres une action d'une incalculable portée.

Ceci peut sembler d'abord étrange. Nous comprendrions sans peine qu'un homme qui accomplit une oeuvre de dévouement, d'amour, agît sur ses frères, mais la sanctification nous semble être un fait tout intérieur, qui n'a pas d'échos en dehors de nous-mêmes. Or, c'est là une grave erreur. Rien n'est plus faux que de croire que nous n'agissons sur les autres que quand nous le voulons, par la parole ou par l'action visible. A côté de cette influence volontaire, il en est une autre bien autrement puissante, qui se dégage constamment de notre vie de chaque jour. Cette influence n'est pas bruyante, je l'avoue, mais cela n'ôte rien à sa force. On a remarqué que, dans la nature, les agents les plus puissants sont ceux qui agissent d'une manière insensible et douce. Un ouragan peut sembler d'abord une manifestation sans égale de la puissance des éléments. Quand les nuages courent emportés par une force infernale, quand la mer mugit avec furie, quand les éclairs déchirent la nuée et nous aveuglent, nous sommes étourdis et comme écrasés... Et, cependant, qu'est-ce que la puissance de l'ouragan à côté de celle de la lumière qui se lève paisible et pure chaque matin sur notre terre, Si douce est son approche qu'elle ne troublerait pas notre sommeil; et cependant, sous la silencieuse influence de ses rayons, tout se ranime, tout su colore, tout se réchauffe et se renouvelle; lu monde est comme créé Lie nouveau par elle; et, si le soleil oubliait de se lever demain, notre hémisphère ne serait plus qu'une immense et glaciale solitude, où la mort seule régnerait dans un hiver éternel. Eh bien, mes frères, dans notre vie morale, il en est de même; à côté de l'action voulue et souvent bruyante de nos paroles, il y a l'influence involontaire de notre vie. Je dis que c'est la plus puissante, parce qu'elle est naïve et sincère, Nos paroles, hélas! nous en sommes les maîtres, nous les arrangeons à notre gré; par nos paroles, nous pouvons exprimer la foi, la tendresse, la sollicitude, la charité... Mais, à côté de ce bruit de mots qui passent, notre vie, elle aussi, rend son témoignage silencieux, témoignage véridique, sincère, expression fidèle de notre être moral, que tout notre art ne parvient pas à détourner de son sens, et qui nous suit, quoi que nous disions. J'ajoute que cette action est d'autant plus puissante qu'elle est involontaire. En effet, quand les hommes sentent que nous voulons agir sur eux par nos livres, par nos discours, par nos raisonnements, instinctivement ils se mettent en garde contre notre influence, tandis qu'en présence de la prédication muette de notre vie, leurs préventions tombent, leur défiance cesse et leur coeur devient accessible.

Il est donc faux de croire qu'en nous sanctifiant, même dans le secret, même dans le silence, même seuls avec Dieu, nous n'agissions pas sur nos frères. Quoi que nous fassions, notre vie est un livre, et ce livre finit toujours par s'ouvrir et par donner au monde son enseignement. J'ai vu un jour courir un fou qui voulait à toute force se séparer de son ombre; celui-là est plus insensé encore qui prétend séparer sa vie de l'action qu'elle exerce. Ainsi fait le prodigue qui, en perdant son âme dans les folles joies, s'excuse en disant qu'il ne nuit qu'à lui-même, comme si l'exemple de sa légèreté, de sa vie dissipée et perdue, n'exerçait pas une redoutable propagande, comme si tout le bien qu'il pouvait faire et qu'il n'a pas fait ne devait pas peser dans la balance au jour du jugement. L'égoïste aussi s'excuse et se figure que, parce qu'il ne demande rien à personne, que parce qu'il s'est enveloppé d'indépendance, nul n'a le droit de rien exiger de lui, comme si l'égoïsme n'était pas une lâche désertion de la charité, comme s'il ne portait pas avec lui un flétrissant influence.

Quoi que nous fassions, nous agissons sur autrui. Comme ce martyr, auquel ses bourreaux avaient arraché d'abord sa langue, parce qu'elle annonçait le Sauveur, puis sa main, parce qu'elle montrait le ciel, puis ses yeux, parce qu'ils prêchaient encore, et qui, tout sanglant, mutilé, disait par une expression inimitable quelle était la ferme confiance dont son coeur était plein : ainsi, même sans parler et sans agir, nous finissons toujours par montrer aux autres ce qu'il y a au-dedans de nous, et notre silence même peut être éloquent. Nous ne savons jamais jusqu'où s'étend cette influence involontaire; les vies humaines sont tellement mêlées, elles s'entrelacent par tant de fibres imperceptibles, elles communiquent par tant de liens invisibles, que tout ce qui les touche peut avoir une action d'une étendue infinie. De même qu'une aiguille d'une finesse extrême, blessant un nerf presque invisible, produit dans tout le système une commotion puissante, de même une action cachée, insignifiante, peut avoir une portée extrême. Cela se voit assez dans l'histoire des hommes; un juge faiblit dans une cause importante, il fait moins encore, il se laisse aller à son apathie, au moment où toute son énergie morale était requise, et voici des innocents condamnés à de longues années de souffrance... Une assemblée hésite, il y a soixante ans, aux Etats-Unis d'Amérique, à trancher d'un coup énergique la question de l'esclavage; aujourd'hui des torrents de sang n'ont pas encore effacé les maux qu'un effort de sa part eût étouffés dans leur principe. Eh bien, cette influence qui nous paraît si énorme chez les hommes d'un rang élevé, chacun de nous en possède une partie; nous ne pouvons jamais dire quelles seront les conséquences d'une parole légère, d'un geste, d'un acte insignifiant. Que dis-je? quand nous aurions enseveli notre conduite dans le silence, quand nous aurions tout fait pour la cacher aux hommes, nous ne savons jamais quelle action elle exercera un jour. Comme l'écrivain qui, dans un but honteux a froidement consacré son génie à écrire un livre impie ou immoral, s'il se repent plus tard, aura cette douleur amère de ne plus pouvoir effacer sa pensée, puisqu'elle s'est inoculée au sang de sa génération pour l'empoisonner; de même nous ne pouvons plus retirer nos actions passées; elles agissent encore. - Oui, peut-être y, a-t-il en ce moment une créature humaine qui souffre et qui gémit, parce qu'autrefois vous avez négligé un devoir ou commis une lâcheté que le silence a couverte de son ombre. Loi mystérieuse, mais terrible de la solidarité humaine, par laquelle tout ce que nous faisons agit nécessairement sur les autres.

Loi terrible! ai-je dit. Mais, grâce à Dieu, je puis dire aussi loi bénie; car cette loi a sa face lumineuse, et c'est celle que nous rappelle Jésus-Christ. En nous sanctifiant, nous agissons sur nos frères.

Vous venez, par exemple, de faire à Dieu un sacrifice; nul ne sait, nul ne saura jamais quels efforts, quelles souffrances, quelles larmes il vous a coûtés. Dieu seul en a été témoin. Cependant, la lutte achevée, vous venez à moi; vous me direz peu de paroles peut-être, mais il y aura dans votre paix, dans la sérénité de votre conscience calmée, un ineffable rayonnement qui pénétrera jusqu'à mon âme. Une vertu sortira de vous. Est-ce que je fais un tableau imaginaire ? Peut-on nier cette force inimitable de la sainteté? Eh bien! sachons mieux en user à l'avenir. Pour convertir le monde, je pensais qu'il n'y avait qu'un moyen : organiser de vastes rouages, créer des sociétés puissantes, solliciter des ressources Hélas! j'oubliais que pour atteindre ce but plus sûrement et plus rapidement peut-être, la première chose était de me sanctifier, en réformant ma vie, en humiliant mon coeur, en combattant l'esprit de jugement, d'aigreur et d'injustice, en brisant sans pitié les liens du péché, en vivant de telle sorte que ma vie puisse être entièrement manifestée à la lumière.

Qu'importe que ces luttes soient cachées et que nul n'en soit le témoin! Croyez-vous qu'elles resteront sans effet? Croyez-vous que de cette vie renouvelée ne s'échappera pas une influence mille fois plus puissante et persuasive que de l'activité la plus fiévreuse d'un esprit non sanctifié ?

Si je ne me trompe, mes frères, il y a dans cette pensée une source profonde d'encouragement.

Il est certain, en effet, que l'oeuvre de la sanctification nous paraît bien autrement difficile que les oeuvres de la charité. Donnez-nous une carrière où le dévouement et le sacrifice soient nécessaires, montrez-nous une action directe à exercer sur nos frères, et cette mission nous attire aussitôt; mais, se sanctifier, lutter contre ses penchants naturels, crucifier la chair avec ses convoitises, dompter ses habitudes, réprimer son indépendance égoïste, que cela nous semble ingrat, et combien l'entrain nous manque pour atteindre ce but! Eh bien! si nous savons qu'en nous sanctifiant, nous agissons sur les autres indirectement, mais de la manière la plus puissante, pour les relever, les consoler, les édifier, quelle force ne trouverons-nous pas dans cette pensée!... Père ou mère, sanctifiez-vous pour vos enfants, songez que toutes vos paroles, que toutes vos leçons, que tous vos jugements n'auront jamais l'autorité paisible que mettra sur votre front une heure de communion véritable avec Dieu; songez que rien ne les touchera et ne les remplira de respect comme la pensée que vous-mêmes vous êtes enseignés de Dieu. Chrétiens, sanctifiez-vous pour l'Eglise. Songez que tous les plans que vous formez pour son extension et sa vie, que toute votre agitation, que toutes vos oeuvres, que toutes vos paroles, feront moins avancer le règne de Dieu que le spectacle du christianisme transformant votre coeur, et faisant jaillir de cette sécheresse ces fleuves d'eau vive dont parle Jésus. Christ.

Oh! que la sainteté est élevée quand on la considère ainsi. Ne voyez-vous pas l'abîme qui sépare une semblable pensée de la crainte servile de l'esclave qui se sanctifie en tremblant pour faire son salut, ou du calcul du mercenaire qui s'impose oeuvre sur oeuvre, sacrifice sur sacrifice, et qui veut payer Dieu avec ses douleurs? Que la sainteté me paraît grande et belle au contraire, quand elle a l'amour pour mobile et pour messager? C'est parce que j'aime mes frères que je veux me sanctifier pour eux. Je sais qu'en le faisant, je travaille à leur bien, je sais que je les édifie, et que je les évangélise tout aussi réellement que si je leur parlais, que si je venais leur témoigner mon amour.

Ainsi, mes frères, vos luttes intérieures, vos sacrifices de détail , vos souffrances acceptées, vos humiliations, patiemment subies, ne vont pas se perdre dans le néant... Portées sur les ailes de l'amour, toutes ces vertus cachées vont se répandre dans le, monde comme des semences précieuses que le vent dissémine.

Ainsi, vous voyez disparaître cet amer sentiment de vanité qui s'empare souvent de nous, surtout quand l'activité extérieure et visible nous est comme interdite. - A quoi bon mes souffrances ? se dit un malade retenu depuis des années peut-être dans sa chambre solitaire. - A quoi servent mes larmes ? A quoi sert ma vie ? se dit une pauvre infirme qui se sent inutile, à charge peut-être aux autres. - Eh bien, je leur réponds à tous qu'ils n'ont pas le droit de dire que leur vie est inutile tant que Dieu les laisse à leur poste, qu'il y a là pour eux une éducation divine, et que jamais peut-être ils n'auront été plus utiles à l'Eglise que depuis que la douleur les aura sanctifiés. Comment, me demanderez-vous, peuvent-ils servir Dieu et préparer son règne? Je pourrais vous dire qu'ils ont une mission spéciale, celle de glorifier Dieu dans la souffrance, et que cette mission est une des plus nécessaires, parce que rien n'atteste mieux la puissance du Dieu de l'Evangile, la vie la plus dépouillée; - je pourrais dire aussi, que dans leur inaction forcée, ils peuvent, mieux que personne, s'entretenir avec Dieu, et que l'intercession pour leurs frères, pour l'Eglise entière, est la tâche que Dieu leur assigne ... ; mais je crois qu'il y a plus encore, je crois que, par une loi mystérieuse, mais réelle, s'ils se sont sanctifiés par la douleur, ils agiront puissamment sur l'Eglise, et que tous leurs frères subiront leur influence. Ne me demandez pas comment se produira cette influence. Je l'ignore, mais je sais qu'elle se produira. Je sais que la sainteté, fût-elle silencieuse, ignorée, cachée à tous les regards, a une saveur tellement pénétrante qu'on finit toujours par la sentir. Qu'y a-t-il de plus mystérieux et de plus certain que la solidarité? Qui pourrait dire où elle commence et où elle finit? Qui pourrait donc jamais fixer une limite à l'influence d'une âme qui se sanctifie? L'Ecriture appelle l'Eglise le corps de Jésus-Christ.

Qui oserait dire qu'il n'y a là qu'une image? Or, n'est-il pas évident que l'état de la moindre partie d'un corps agit nécessairement sur l'ensemble?

Chrétiens, membres du corps de Christ, en vous sanctifiant, vous agissez sur l'Eglise, et vous travaillez ainsi au salut de vos frères, au relèvement de l'humanité.

Que j'aime à vous rappeler, en terminant, cette harmonie divine par laquelle rien ne se perd dans la création! Si le savant constate que pas un atome ne se détruit dans la nature physique, et que les mêmes éléments vont se transformant à travers les siècles, combien il est doux de penser que dans le monde des âmes rien ne se perd non plus, et que le sacrifice le plus caché sert toujours à l'édification de l'ensemble. Quand Job gémissait à la porte de sa demeure en ruines, abandonné, en proie à un mal affreux, objet pour tous de répulsion et d'effroi, savait-il que ses plaintes et ses prières, transmises à travers les siècles, iraient consoler des milliers d'âmes sur tous les coins de la terre? Quand Madeleine vint apporter son coeur brisé aux pieds du Christ, et laisser là avec ses larmes les hontes de sa vie passée, savait-elle combien d'âmes perdues comme la sienne suivraient partout son exemple?

Fortifions-nous donc, mes frères, pour les luttes obscures de la sainteté, pour les humiliations mesquines, pour les blessures cruelles, pour les souffrances du corps et de l'âme. Comme notre Sauveur dans mon texte, élevons-nous souvent sur les hauteurs de la prière, contemplons de là tous ceux pour lesquels nous sommes appelés à souffrir, et nous pourrons redescendre dans le monde, mieux décidés à y porter notre croix.


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