Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

LA VUE ET LA FOI

C'est par la foi que nous marchons et non par la vue.
(2 COR. V, 7-)

Mes frères,

Il y a deux mondes, le visible et l'invisible; mais, sans la chute, ces deux mondes n'en formeraient qu'un. Si nous étions restés purs, l'univers visible serait pour nous le miroir des réalités éternelles que l'oeil du corps ne saisit point; la présence et l'action de Dieu nous seraient partout sensibles, et nous verrions la nature refléter son image adorable plus distinctement que le flot limpide du lac Léman ne reproduit en un jour calme les majestueuses sommités des Alpes. Séparer Dieu de son oeuvre nous serait impossible; nous pourrions mieux séparer la fleur du parfum qu'elle exhale ou le soleil du rayon qu'il projette éternellement.

Voyez comment Jésus contemple la nature; pour lui, le monde invisible est partout. Il le retrouve dans la source qui jaillit à ses pieds, dans les sarments unis au cep, dans l'arbre qui le couvre de son ombre, dans les moissons qui jaunissent, dans le ciel qui rougit, et jusque dans les plus simples détails de la vie des péagers ou des pêcheurs qui l'entourent. Tout devient à ses yeux une transparente image de l'âme humaine et de ses divines destinées. A travers tout ce qui arrête nos regards, il aperçoit le monde invisible, il le voit tellement qu'il n'a pas besoin d'y croire et que nous serions justement étonnés qu'on nous parlât de, la foi de Jésus; Jésus voit le ciel, il y vit, il y respire, il le porte partout avec lui sur la terre.

Voilà ce qui devrait être. Hélas! vous savez ce qui est. Demandez à la masse des hommes ce qu'ils voient au delà du visible, ou plutôt cherchez ceux que le visible n'absorbe pas tout entiers; pour la plupart d'entre eux il n'y a de réalité que là; le reste est chimère et vain rêve. Connaître le visible, voilà leur sagesse; agir sur le visible, voilà leur oeuvre; jouir du visible, voilà leur bonheur. Au delà, tout s'évanouit à leurs yeux. La religion même qui devrait être avant tout la révélation du monde invisible, ils l'abaissent en la faisant servir uniquement à la vie présente. Les uns en font un instrument d'autorité politique; les autres la considèrent comme une institution civile et sociale; d'autres voudraient réduire l'Eglise au rôle d'une vaste association de philanthropie; d'autres ne voient dans le culte et dans la prière que la satisfaction de certains côtés de la nature humaine; sous toutes ces idées, vous retrouvez la négation plus ou moins avouée du monde invisible, et, tandis que pour l'homme resté pur, les choses qui se voient ne devraient être qu'une image de celles qui ne se voient point, pour l'homme pécheur, au contraire, les choses qui ne se voient point n'ont de valeur qu'autant qu'elles servent aux intérêts présents, à la sécurité de ce qui passe.

Mais, sans accuser les autres, demandons-nous à nous-mêmes la place que tient dans nos vies le monde invisible. Qu'il nous est difficile d'abord de le saisir! Pour ouvrir nos yeux à sa pure lumière, ne nous faut-il pas une opération plus douloureuse, une préparation plus difficile que celles que doit subir un aveugle, pour revoir le jour? Et, comme nous l'oublions vite, comme nous en sommes aisément distraits! Quel empire énorme exercent sur notre esprit les préoccupations présentes Comme elles font pâlir les réalités éternelles Qui le sait mieux que nous, prédicateurs de l'Evangile ? Nous montons dans cette chaire pour vous raconter les choses de l'éternité, nous vous parlons de l'approbation de Dieu qui doit vous tenir lieu du suffrage des hommes, de l'amour de Dieu dont l'ardeur doit consumer en vous les convoitises et les passions mondaines, de la communion de Dieu qui doit faire vos délices dans le monde à venir; nous peignons le bonheur ineffable des rachetés, leur paix, leurs inaltérables joies... Eh bien! faut-il le dire, que de fois ne sentons-nous pas que ce langage dépasse nos impressions présentes, et qu'il jaillit moins de notre âme que de notre imagination! 0 mes frères, qu'il est aisé de parler, et que la prédication même a des tentations redoutables! Quels efforts ne faut-il pas, quelle vigilance continuelle pour que notre âme soit toujours pénétrée des vérités que nous annonçons, pour que notre émotion ne ressemble pas à celle de l'artiste et du poète, pour que le désir mesquin du succès présent de notre parole n'absorbe pas nos pensées, pour que nous ne soyons pas tout entiers sur la terre au moment où nous prétendons vous transporter dans le ciel. Voilà l'humiliant aveu qui m'échappe, mais chacun de vous ne peut-il pas y joindre le sien? Héritiers du monde invisible, quel contraste entre votre vie et votre profession de chrétiens ! Ces coeurs si tièdes pour les intérêts de Jésus-Christ, si passionnés pour leurs intérêts propres ; ces esprits si absorbés par les affaires ou par les nouvelles du jour, si peu captivés par les progrès du règne de Dieu; ces existences entraînées, absorbées, dévorées par ce qui passe, ne les connaissez-vous pas, mes frères, et ne sentez-vous pas, en gémissant, à quel point le monde visible vous retient sous son esclavage ?

Voilà notre état. Or, Dieu qui le connaît, Dieu qui veut nous sauver, a tracé pour nous un plan d'éducation que saint Paul résume tout entier dans cette grande parole : « C'est par la foi que nous marchons, et non par la vue. » Eh bien! cette parole, je voudrais en faire votre devise, je voudrais que vous apprissiez à tout y rapporter dans votre existence, et c'est à quoi tendront, mes frères, toutes mes réflexions de ce jour.

« Par la foi et non par la vue! » Mais avant d'expliquer cette parole, il est impossible de ne pas remarquer combien elle heurte de front les idées, les tendances qui entraînent notre génération. Il y a aujourd'hui une école philosophique qui a cet avantage immense de savoir clairement ce qu'elle veut et qui est représentée par des hommes dont le talent et le caractère exercent une incontestable influence. Cette école a écrit sur son drapeau le mot de positivisme. Elle dit à l'homme : « Que sert-il d'égarer ta pensée dans le monde invisible, et de poursuivre ces vains nuages qu'on appelle les religions ? Renonce à toutes ces chimères qui ont fatigué sans résultat l'âme humaine pendant tant de siècles. Crois à ce que tu vois. Empare-toi du monde visible, étudie-le, soumets-toi la matière, refais les lois et les constitutions humaines; là seulement le progrès est possible, là seulement le bonheur t'est assuré. » Ainsi parle cette école, et ce qui fait sa force, c'est qu'elle exprime sans hésitation ce que pense la masse des hommes de notre génération. Sa doctrine est répétée par tous les échos du siècle; les uns l'expriment dans un grave langage, les autres avec un cynisme brutal. Le monde invisible, qu'est-il pour la plupart de nos hommes d'argent? Quelle place tient-il au milieu de leurs spéculations ardentes et fiévreuses ? Ils ne l'attaquent pas même, cela n'en vaudrait pas la peine. Ils s'en passent, avec quelle satisfaction dédaigneuse, vous le savez, mes frères, vous qui y croyez, et qui, dans votre ardeur à répandre votre foi, venez vous briser sans cesse contre l'indifférence glaciale de tant de gens auxquels la réalité suffit.

Et pourtant si nous avions à venger ici le monde invisible des dédains auxquels il est en butte, certes ce ne seraient pas les arguments qui nous manqueraient. C'est au nom même du progrès, au nom de cette civilisation que l'on nous oppose, que nous accepterions la lutte. Oui, nous montrerions aisément que ce qui s'est fait de plus grand, de plus salutaire à l'humanité, est l'oeuvre de ces hommes qui, dans une sphère ou dans l'autre, marchaient par la foi et non par la vue. Qui est-ce qui a remporté ces précieuses conquêtes morales auxquelles les nations chrétiennes doivent d'être à la tête de la civilisation ? L'histoire vous répond : C'étaient des hommes qui croyaient. C'étaient des hommes qui croyaient à la conscience, au devoir, à la justice. Or, mes frères, ni la conscience, ni le devoir, ni la justice ne se voient. Ce qui se voit, c'est le plaisir, c'est la fortune, c'est le succès immédiat. Oui, si l'humanité n'avait marché que par la vue, comme on voudrait l'y réduire aujourd'hui, il faudrait effacer la noble et dramatique histoire de dix-huit siècles de souffrances, de martyres et de glorieux progrès, mais on ne l'effacera pas, et il restera certain que c'est au sein des nations chrétiennes, et là seulement, que le progrès est une réalité. Il restera certain que ce sont les peuples les plus éclairés des lumières de l'éternité qui ont su marcher le plus loin sur la terre, et creuser dans la voie de l'avenir les sillons les plus profonds. Quand saint Paul prononça les paroles de mon texte, le monde antique était' précisément dans l'état auquel on voudrait ramener le monde moderne, il ne croyait plus qu'aux choses visibles et palpables, il traitait de chimère et de néant tout ce qui les dépassait. Il ne croyait ni à la Providence, ni à la prière, ni aux espérances dont l'éternité seule verra l'accomplissement. Et cependant, ce monde qui n'avait foi qu'en lui-même, à quoi donc avait-il abouti ? Sur quel rivage était-il venu échouer ? Croyait-il au progrès ? croyait-il à la justice ? croyait-il à la liberté ? espérait-il encore? Eh! qui ne sait que jamais on ne vit un affaissement plus honteux, une dégradation plus complète, un oubli plus universel de la noblesse et de la dignité de l'homme. Qui donc lui a rendu la vie ? Qui l'a empêché de s'abîmer dans le néant? Qui a rappelé à l'humanité ce qui fait sa grandeur? Ce furent ces hommes, ces croyants, qui opposèrent au monde présent le monde à venir, et qui refusèrent de borner ici-bas nos destinées.

Voilà un fait éclatant d'évidence, et qui seul suffirait à justifier l'Evangile des accusations que nous avons rappelées. Or, ce fait ne s'est pas accompli une fois seulement. Dans les dix-huit siècles qui composent l'histoire de notre religion, que de fois n'a-t-on pas vu le monde prêt à retourner à l'état où le christianisme l'avait trouvé, prêt à renoncer à ses meilleures conquêtes pour ne plus croire qu'à ce qui se touche et à ce qui se voit ? Toujours, alors, ce qui lui a rendu la vie, c'est un énergique appel au monde invisible, c'est le témoignage de ceux qui ont marché par la foi et non par la vue.

Il en devait être ainsi, mes frères, et c'est se faire une étrange idée du christianisme que de croire qu'il nous enseigne à mépriser la terre et la vie présente. Je sais que bien des causes ont pu favoriser cette erreur. La vie contemplative opposée par le catholicisme à la vie active et sociale, et considérée par lui comme plus élevée et plus parfaite, les exagérations déplorables de certains chrétiens qui ont négligé les devoirs les plus pressants de l'existence sous prétexte que l'éternité réclamait toutes leurs pensées, ont fourni trop souvent des armes à l'incrédulité. Mais le christianisme lui-même est innocent de ces erreurs et de ces excès. Jamais, je le répète, il ne nous a appris à oublier, ni même à négliger la terre et ce qui s'y rattache; ce qu'il nous commande, au contraire, c'est d'y agir, mais d'y agir sans nous y renfermer. La terre n'est pas, elle ne peut pas être le but du chrétien, mais elle est le théâtre de son activité, le lieu même où se prépare son avenir éternel. Sans doute, nous l'avouons, la pensée de l'éternité fera taire beaucoup des préoccupations qui nous absorbent, elle réduira à leur juste valeur tous les plaisirs, toutes les joies égoïstes, tout ce qui ne sert qu'à l'heure présente; mais quel stimulant puissant ne donnera-t-elle pas à tout ce qui est généreux, noble, utile, à tout ce qui contribue au bien des autres et à la gloire de Dieu ? On prétend que l'éternité rapetisse la vie présente, et moi je dis, au contraire, qu'elle lui donne une incomparable grandeur. Qu'est-ce que l'homme, que sont tous ses désirs, que sont ses espérances, ses travaux, ses affections, si l'heure qui passe doit tout emporter avec elle ? Que vaut-il donc la peine de commencer ici-bas? Pour quelle cause vaut-il la peine de faire des sacrifices ? Pourquoi renoncer à ce qui se voit, au bonheur immédiat, à la jouissance hâtive, à la joie des sens, la plus prochaine et la plus facile ? Bornons notre horizon, prenons à l'heure présente tout ce qu'elle peut nous donner, jouissons, car demain nous mourrons. C'est en vain que l'on me parlera ici d'élans supérieurs, d'aspirations élevées de la nature humaine. Ces élans supérieurs, ces aspirations mourront bientôt si l'éternité leur manque, comme la plante meurt si elle n'a pas l'air et la clarté du ciel. N'entendez-vous pas, cri effet, ce refrain éternel: « Vanité des vanités, -» qui vient tinter à vos oreilles et laisse tomber dans votre âme une impression ineffaçable de découragement? Ne voyez-vous pas à chaque heure vos efforts stériles, vos meilleures intentions méconnues, votre amour méprisé? Non, si ce monde doit me suffire, si au lieu de le traverser, je dois y rester, si cette terre est ma seule patrie et mon seul héritage, la vie n'a pour moi plus de sens, elle reste une énigme aussi cruelle qu'indéchiffrable, il faut écrire sur son seuil cette lugubre, mais véritable parole de l'Apôtre: « Sans Dieu, sans espérance.»

Ouvrez-moi au contraire l'éternité. Dites-moi que la vie est un voyage, une marche en avant; dites-moi que la patrie m'attend. Alors je puis tout commencer, et tout entreprendre, et l'amer sentiment de la vanité disparaît. Je puis agir, agir s'il le faut sans résultat, semer sur un sol ingrat, poursuivre dans la condition la plus chétive le travail le plus insignifiant et le plus mesquin; je sais que mes sacrifices, mes travaux et mes larmes sont au - tant de semences qui germeront au jour où se lèvera le soleil du monde invisible. Je puis aimer, aimer en présence de la mort; je sais qu'elle éteindra ces regards qui me répondaient, qu'elle rendra immobile ce coeur qui battait dans les émotions communes, qu'elle glacera cette main dont la loyale étreinte m'encourageait et me soutenait. Mais j'ai dans le coeur une immortelle espérance que j'oppose à toutes ces navrantes réalités. Cette espérance peut s'amortir un moment et sembler s'éteindre, mais il suffit d'un souffle du ciel pour disperser les cendres qui la recouvrent et pour qu'elle jette de nouveau une lueur ardente et joyeuse. Oui, c'est parce que je n'appartiens pas tout entier à la vie présente que je puis agir sur la terre; c'est là ce qui donne à ma vie si courte et si chétive une si solennelle importance. Qu'on ne vienne donc pas chercher à m'ôter le monde invisible au nom des intérêts présents de l'humanité; tout en moi proteste contre une semblable tentative, et l'histoire, d'accord ici avec mon expérience la plus intime, me prouve que la vie présente ne se comprend et ne s'explique qu'à la lumière de l'éternité.

Voilà, mes frères, ce que j'aurais à répondre à ceux qui traitent avec dédain cette grande parole de saint Paul: « C'est parla foi que nous marchons et non par la vue. » Mais oublions ces attaques; vous êtes chrétiens, cette parole de l'Apôtre est votre devise, vous reconnaissez avec moi qu'elle résume admirablement le plan divin de votre destinée. Eh bien! il me reste à montrer qu'en acceptant cette devise en théorie, nous la renions ouvertement en réalité ; quelques exemples me suffiront pour prouver que nous cherchons presque toujours à substituer la vue à la foi dans la direction de notre vie, et qu'ainsi nous tendons sans cesse à renverser le plan de Dieu.

Que dire d'abord de ceux qui n'acceptent la religion que si elle se présente à eux sous une forme glorieuse, avec le suffrage des hommes, avec tout ce qui parle aux sens et à l'imagination? Que de fois n'avons-nous pas entendu le catholicisme placer la démonstration la plus évidente du christianisme dans la force, l'antiquité, la splendeur extérieure de l'Eglise visible! Chercher la vérité à de pareils signes, n'est-ce pas vouloir marcher par la vue? Jésus disait aux disciples admirant la beauté du temple: « Est-ce là ce que vous regardez? » Que dirait-il donc à ceux qui ne conçoivent pas la vérité en dehors d'un culte pompeux Ou d'une imposante hiérarchie? Que dirait-il en présence de ces croyants qui, lorsque le pouvoir temporel de l'Eglise et ses possessions terrestres sont menacés, sont plus émus que lorsque l'impiété s'attaque non pas aux murailles du temple, mais à l'autel, non pas à l'édifice extérieur, mais à la croix, non pas à un souverain terrestre, mais au Christ lui-même ? Est-ce là ce que vous regardez ? -

Et nous, mes frères, sommes-nous bien certains de n'être jamais accessibles à cette tentation ? Ne nous est-il jamais arrivé d'être troublés dans notre foi, parce que nous voyions l'Eglise faible, obscure et méprisée ? N'avons-nous jamais désiré pour elle les hommages du monde, l'appui des esprits distingués, l'autorité du nombre ou de l'opinion ?

Sommes-nous aussi fidèles à la vérité là où elle est méconnue que dans les milieux où elle jouit du respect et de la considération des hommes ?

Eh bien! demander ces signes extérieurs, cela s'appelle vouloir marcher par la vue et non pas par la foi. Vous qui avez besoin de ces signes, qu'auriez-vous fait au temps de Jésus-Christ ?- Pour croire, il vous faut le prestige de l'apparence; où était-il à Nazareth, à Gethsémané, au prétoire et sur le Calvaire? Il vous faut l'antiquité des traditions, l'autorité des hommes. Où étaient-elles quand le sacerdoce juif tout entier criait au blasphème, et en appelait à la loi ? ? Il vous faut l'appui du nombre et de l'opinion publique ? L'auriez-vous trouvé au sein de ce peuple unanime à maudire Jésus et à demander la croix ? Il vous faut enfin le suffrage des esprits d'élite. Qu'auriez-vous fait en voyant les sadducéens hocher la tête et sourire devant ce spectacle bizarre d'un prétendu roi, d'un faiseur de miracles, qui, sur la croix, n'a pas même la force de dominer son angoisse? Pour croire, il vous faut voir. Qu'auriez-vous vu dans le jardin des Olives, qu'auriez-vous vu sur le Calvaire ? Que vous auraient dit cette solitude extraordinaire, cette humiliation sans égale, cette affreuse agonie? Non, non, ce n'est pas à la vue, c'est à la foi que la vérité se révèle, c'est aux yeux de l'âme qu'en tous temps elle s'est manifestée.

Vous l'avouerez aisément, mes frères, car depuis que la vérité est apparue ici-bas crucifiée et couronnée d'épines, l'homme a compris que la gloire extérieure n'est plus le signe auquel on la reconnaît. Mais on peut, d'une autre manière, désirer marcher par la vue et non par la foi.

Il y a des chrétiens qui sont troublés dans leur âme, parce que Dieu ne donne plus à l'Eglise de nos jours des signes éclatants, irrécusables de son intervention. Il leur semble inexplicable que Dieu abandonne la vérité au cours ordinaire des affaires humaines, que son progrès ne soit pas marqué par des prodiges continuels. Il lui en coûterait si peu, pensent-ils, d'accomplir des miracles. Comment ne déploie-t-il pas toute sa puissance pour venir en aide à la vérité ? Mes frères, à ce désir des miracles, à ce besoin d'extraordinaire qui fermente au fond de tant d'âmes, que n'y aurait-il pas à répondre? Nous pourrions montrer d'abord que les miracles seuls n'ont jamais converti les coeurs, ce dont nous avons une preuve assez manifeste dans l'exemple des Galiléens restant incrédules en présence des plus éclatants prodiges, tandis que les auditeurs de saint Paul sont, sans un miracle, convertis par milliers. Nous pourrions répondre ensuite que si la vue des miracles est absolument nécessaire à la foi, il faudrait que chaque homme en fût le témoin, ce qui supposerait une telle multiplication de prodiges que le miracle cesserait par cela même d'être un fait surnaturel. Mais, laissant là ces raisons, j'aime mieux considérer l'Ecriture, l'Ecriture où je vois que plus la révélation s'avance , moins Dieu se montre à la vue et plus il se révèle à la foi.

Au commencement, je le vois converser avec les hommes par le moyen des anges, je vois des signes et des prodiges continuels; une colonne de nuée ou de feu marque sa présence; le tonnerre gronde sur le Sinaï. Tout en un mot parle à la vue; mais avec Jésus-Christ comme tout change! Jésus nous enseigne qu'il y a un signe qui atteste mieux la présence de Dieu que tous les miracles extérieurs, c'est l'amour. Lorsque Jean le Précurseur, l'homme de l'ancienne alliance, demande au Christ: «Es-tu celui qui devait venir ou devons-nous en attendre un autre? » le Christ lui répond sans doute en énumérant les prodiges qu'il a accomplis : « Les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, les morts ressuscitent; » mais il termine par ces mots sublimes : « L'Evangile est annoncé aux pauvres; » oui, voilà la preuve des preuves, voilà l'argument décisif de la présence du Désiré des nations.

O Jean-Baptiste, homme de l'ancienne alliance, tu attendais un Messie glorieux, et tu n'as pas su reconnaître que ses oeuvres d'amour l'annonçaient mieux que les miracles ou que la majesté visible. S'il en est ainsi, mes frères, pourquoi demander des miracles? C'est par la foi qu'il faut marcher, non par la vue. Non, Dieu n'entr'ouvrira pas les cieux, non, il ne sera pas donné de signe à cette génération incrédule, pas d'autre signe que la croix, car celui que la croix laisse insensible, celui qui passe devant elle sans se laisser fléchir, celui qui n'y lit pas la présence de Dieu et sa miséricorde infinie, celui-là ne serait pas touché quand un mort sortant du sépulcre se dresserait devant lui... Et vous qui croyez déjà, ne demandez pas à Dieu ces signes visibles de son intervention, car ce serait dire en quelque sorte qu'un prodige atteste mieux la présence de Dieu que ne le fait la preuve la plus éclatante qu'il ait jamais donnée de sa charité; ce serait dire que, pour vous, il y a quelque chose de plus convaincant, de plus décisif que ce sacrifice étonnant du Calvaire, que cet abîme d'amour sur le bord duquel les anges s'inclinent, parce que jamais, dans les splendeurs des cieux et dans le séjour de la gloire infinie, ils n'ont rien vu de plus grand ni de plus magnifique.

Il est encore une manière de vouloir marcher par la vue et non par la foi, c'est d'attendre pour croire que le christianisme se justifie de tous points aux yeux de la raison. Avouez, mes frères, qu'alors la foi n'aurait plus de raison d'être, parce qu'elle ferait place à l'évidence. Or Dieu, qui ne veut pas accabler les hommes par l'évidence des miracles, ne veut pas non plus les accabler par l'évidence des preuves logiques; toutes ces preuves s'adressent à la vue, et Dieu veut être saisi par la foi. Vous ne trouverez jamais une démonstration du christianisme qui dispense l'homme de cet élan du coeur et de l'être tout entier qu'on appelle la foi. Les miracles parlent aux sens, les raisonnements parlent à l'intelligence, mais Dieu veut s'emparer de notre être moral, c'est-à-dire de ce qu'il y a en nous de plus grand, il veut que nous nous donnions librement à lui par la foi. C'est là ce qui fait que je me console aisément de ce que tous les systèmes théologiques, même les meilleurs, ont d'inachevé, d'incomplet; ce qui déborde tous les systèmes, c'est le côté du divin, de l'infini, du mystère que jamais formule humaine ne pourra renfermer; mais avec quelle joie la foi s'y élance, comme elle sent qu'elle a besoin de ce qui la domine et de ce qui la dépasse, comme elle respire dans cet air venu du ciel! Que penserons-nous donc de ceux qui voudraient tailler la religion au niveau de l'intelligence humaine, et lui enlever tout ce qui nous dépasse? Autant vaudrait une aurore sans mystères, un ciel sans profondeurs infinies; mais une religion ainsi mesurée restera ce qu'elle est, une. oeuvre d'hommes, elle n'enlèvera jamais l'âme, elle ne lui inspirera rien qui aille au delà des horizons bornés de l'honnêteté mondaine; ce n'est pas elle qui produira des croyants, ni des apôtres, car ceux-là, mes frères, ceux-là marchent par la foi et non par la vue.

On met encore la vue à la place de la foi, quand on demande à Dieu de marquer son intervention dans notre vie par des délivrances continuelles, par des réponses immédiates à nos Prières. Une des choses qui troublent le plus souvent le chrétien, c'est de voir ses prières rester sans réponse. Si Dieu le permet, c'est qu'il a des raisons qui nous échappent, et l'une de ces raisons est sans doute que nous devons marcher par la foi et non par la vue. Imaginez une vie où la prière immédiatement exaucée amènerait toujours la délivrance. Que serait-elle, mes frères, et qui ne voudrait être chrétien à ce prix,, Tous le seraient par intérêt d'abord, comme les Juifs qui suivaient en foule Jésus-Christ tant qu'il leur distribuait du pain. Combien le seraient par amour ? - Eh bien, cet instinct de mercenaire, Dieu veut le faire mourir dans nos âmes, car il a pour ces âmes une ambition infinie , il veut les rendre capables d'un amour désintéressé. Voilà pourquoi, tout en nous assurant que chaque prière est entendue , il ne nous montre pas le plus souvent comment il l'exauce. Rappelez-vous l'admirable exemple de la Cananéenne. Qu'eût-elle obtenu si elle n'eût marché que par la vue ? Sa vue lui révélait en Jésus-Christ une froideur étrange, un silence glacial, disons tout, une méprisante indifférence, et, cependant, elle triomphe des apparences, elle va à travers l'expression de Jésus, et, ce qui est plus frappant encore, à travers la parole de Jésus jusqu'au coeur même de Jésus.

L'histoire de l'Eglise nous montre ainsi le plus souvent les victoires les plus glorieuses de la foi remportées contre toute apparence, et si nous rencontrons un Siméon auquel il est donné de voir à la dernière heure s'accomplir ce qui avait été le voeu le plus ardent de sa vie, combien d'autres qui n'ont pas eu le privilège de Siméon et qui sont morts sans voir leurs prières exaucées? Jésus-Christ lui-même a-t-il vu avant d'expirer les fruits de l'amer travail de son âme? Ses yeux mourants se sont arrêtés sur une multitude qui le maudissait et ce n'est pas la vue qui a pu lui révéler le monde vaincu, l'Eglise fondée, et le ciel ouvert pour ses rachetés. Que de chrétiens morts dont on dit longtemps après qu'ils ont quitté la terre : « Oh! s'ils avaient pu voir ce jour qu'ils avaient tant désiré. » Ils sont morts, sans le voir; sans le voir! et ils n'ont pas douté. Ne voyez-vous pas ce qu'il y a là de grand, de sublime, et ne comprenez-vous pas que Dieu s'y glorifie? Prie donc, ô mère chrétienne, prie encore pour la conversion de ton fils, prie, ô qui que tu sois, pour l'âme que Dieu présente en ce moment à ton amour, prie sans relâche, prie sans douter, et quand tes yeux ne rencontreraient que sujets de découragement, rappelle-toi que c'est par la foi que nous marchons et non par la vue.

Ce que j'applique à la prière, je l'applique aussi à l'activité chrétienne. S'il est une chose singulière, mais évidente, c'est que les plus grands progrès du royaume de Dieu ont été accomplis par des hommes qui avaient renoncé à voir. Je viens de rappeler Jésus-Christ. Encore une fois, qu'a-t-il vu dans son ministère, Qu'aurait-il fait s'il avait marché par la vue ? Et nous, mes frères, que ferons-nous si nous voulons voir, si nous ressemblons à ces enfants qui, après avoir enfoui un grain dans la terre, reviennent à chaque instant voir s'il germe bientôt! Que deviennent les oeuvres entreprises dans cet esprit-là , les oeuvres poursuivies avant tout en vue du succès ? Ne le savons-nous pas par trop d'humiliantes expériences ! Non, non, Dieu ne bénit que ceux qui ont assez de confiance en sa fidélité pour lui remettre le soin des résultats, et pour lui dire avec Luther : « C'est ton oeuvre, ce n'est pas la mienne. » On dit que l'astronome immortel dont le pénétrant génie découvrit les lois du mouvement des planètes, vit ses grands travaux méconnus par ses contemporains; réduit à une misère extrême, il était sur son lit de mort, lorsqu'un ami lui demanda s'il ne souffrait pas cruellement de mourir sans avoir vu apprécier ses découvertes : « Mon ami , lui répondit Képler, Dieu a bien attendu cinq mille ans qu'une de ses créatures découvrît les lois admirables qu'il a données aux astres, et moi ne pourrai-je pas attendre aussi qu'on me rende justice? » Emparez-vous de cette parole, vous qui faites l'oeuvre de Dieu, Agissez s'il le faut sans résultat, parlez sans être entendu, aimez sans qu'on vous comprenne, jetez votre pain sur la surface des eaux, et, pour conquérir le monde à la vérité, marchez par la foi et non par la vue.

Il est un dernier enseignement que je voudrais tirer de cette parole, c'est qu'on a tort de vouloir décrire à l'avance, ainsi qu'on l'a si souvent tenté, la voie que doit suivre le chrétien. La vie chrétienne est comme une immense région que des milliers de voyageurs ont déjà parcourue : chacun a suivi sa route que Dieu lui avait tracée; les uns l'ont trouvée douce et facile, ils ont marché sous un ciel pur, et c'est un joyeux cantique qui s'est le plus souvent échappé de leurs lèvres; les autres ont traversé des ténèbres éclairées des sinistres lueurs de tentations terribles; d'autres ont gémi dans une course monotone à travers un désert aride et morne. Toutes ces routes pourtant conduisaient à la patrie, et nul n'a le droit de dire que celle qu'il a suivie est celle par où devront passer les autres, car si cette route était connue, si elle pouvait être décrite, on y marcherait par la vue et non plus par la foi. Acceptons donc l'imprévu, mes frères; attendons-nous à ce que Dieu renverse nos projets et nos idées, et soit qu'il nous envoie la joie ou l'épreuve, marchons avec foi, nous laissant conduire. Si c'est le bonheur qu'il vous envoie, acceptez-le sans scrupule, car le bonheur est une force immense; si c'est l'épreuve, acceptez-la encore, mais, dans le bonheur ou dans l'épreuve, marchez par la foi. Hélas! ai-je besoin de dire que ce sera l'épreuve bien plus sûrement que la joie? Si le bonheur pouvait nous sanctifier, ce n'est pas Dieu qui nous le refuserait, mais nous sanctifie-t-il assez, nous prépare-t-il pour le monde invisible? Sans doute, quand par une lumineuse échappée, la prospérité descend comme un rayon divin sur un foyer paisible, sur une famille unie, sur des enfants bien-aimés, l'âme chrétienne, l'âme reconnaissante monte aisément de la terre que le sourire de Dieu éclaire jusqu'à Dieu lui-même. Mais que de fois aussi ne finit-elle pas par s'arrêter en bas! Que de fois ne lui suffit-il pas de chercher Dieu sur la terre où Dieu lui sourit! Que de fois ne se laisse-t-elle pas aller à ne plus marcher que par la vue! Alors le vent de l'épreuve s'élève, il balaye, il disperse ce foyer joyeux et ces êtres aimés. L'âme les cherche sur la terre, elle veut les y voir encore. Hélas! elle ne les trouve plus, et, la terre lui manquant, il faut bien qu'elle s'envole du côté du ciel. Ainsi la foi remplace la vue, le monde invisible va s'enrichissant de tout ce que perd la terre; plus celle-ci se dépeuple, plus le ciel a d'attraits.

Et voilà ce qui nous explique pourquoi l'épreuve vient se déchaîner souvent avec une incroyable énergie sur ceux qui nous semblaient les plus sanctifiés. Autrefois peut-être Dieu les conduisait par la vue; il leur manifestait sa présence par des preuves évidentes de sa paternelle bonté. Ainsi grandissait leur piété protégée contre de trop rudes épreuves; mais ce temps a fini. Tous ces signes visibles de l'intervention divine ont disparu; tout ce qui satisfaisait. la vue leur est refusé. Plus leur vie chrétienne grandit, plus elle paraît sévère et dépouillée.

Quand on veut gravir les Alpes, on rencontre d'abord à leurs pieds des vallées abritées par la montagne contre l'âpre souffle du nord; l'air y est pur et chargé d'arômes, les eaux ont une transparence sans égale, et les arbres s'y couvrent de fruits pleins de douceur; il y a là de paisibles et charmantes retraites où l'on se rêve une existence ignorée et sans trouble. En montant, le paysage change; il devient plus grand et plus sévère à la fois ; voici les sombres forêts de sapins où le vent fait entendre ses rafales souvent dominées par le bruit lointain des avalanches; voici les gorges escarpées et déjà les profonds abîmes; le ciel a perdu ses teintes diaprées, l'air est plus âpre, mais l'horizon grandit. Plus on monte et plus la nature est austère; bientôt on ne rencontre ni fleurs, ni verdure, ni parfums; rien qu'un morne linceul A neige et de glace ; et, sur les cimes les plus élevées, tout parlerait de mort s'il n'y avait pas dans ce silence extraordinaire, dans ce ciel immense et sans limites quelque chose qui parle de l'infini et de l'éternité. J'ai souvent pensé qu'ainsi allait notre vie, du midi vers le nord, du printemps vers I'hiver; en bas, les bénédictions, visibles, la confiance du coeur qui s'épanouit à la clarté joyeuse des affections partagées; en bas, les rêves de la forte jeunesse ; plus haut, les luttes sérieuses de l'âge mûr; plus haut encore, hélas ! il ne resterait que les glaces du coeur et de la vie, que les promesses déçues et les affections brisées, si la foi n'ouvrait à notre âme lassée les horizons sans fin du ciel.

Il n'en sera pas toujours ainsi; Dieu ne nous élève pas tous de la même manière; il ne demande pas à tous le même dépouillement visible; il accorde même à quelques-uns de ses enfants de voir jusque dans leur blanche vieillesse leur existence enrichie d'affections et de trésors nouveaux; mais ceux-là même, il les soumet d'une autre manière à son austère discipline; il leur apprend aussi à marcher par la foi et non par la vue.

Acceptons donc cette éducation, courbons-nous en adorant sous cette discipline paternelle qui nous prépare à l'éternité. Songez que tous les croyants l'ont connue, et qu'elle a été surtout réservée à ceux dont Dieu a fait les instruments de ses plus grands desseins. Pour moi, je ne connais pas de plus beau spectacle que celui d'une vie opposant toujours et sans faiblir aux réalités qui se voient celles que l'on ne voit point. Voici un homme qui, appuyé sur sa foi, a commencé une oeuvre; il s'est fait le champion d'une vérité oubliée) il a entrepris d'attaquer en face une iniquité dominante, et comme nous tous, mes frères, il espérait le succès; mais le succès n'est pas venu; au contraire, plus il avance, plus sa cause semble désespérée; des obstacles, des difficultés sans nombre surgissent; des humiliations douloureuses s'y joignent; le vide se fait autour de lui, nul ne veut rester solidaire de son aberration; les railleries s'élèvent contre lui légères d'abord, puis cruelles et déchirantes; ici et là, une voix qui veut paraître amicale lui conseille de mettre un terme à une lutte impossible; rien n'y fait; cet homme, qui s'est appelé tour à tour Esaïe, Jérémie ou saint Paul, cet homme marche par la foi; il marche jusqu'au bout; il meurt, traité d'insensé par la sagesse humaine jusqu'au jour où chacun voit ce que lui seul avait cru, et où la folie de la veille devient la vérité de l'avenir.

Je ne veux pas terminer, mes frères, sans faire ressortir le contraste que renferme mon texte. Il nous place en présence de deux classes d'hommes, les uns qui marchent par la vue, les autres qui marchent par la foi. Au jugement des mondains, les premiers seuls sont raisonnables, les premiers seuls ont choisi la bonne part. La bonne part ? Est-ce vrai ? Ah ! mes frères, est-ce donc un monde si heureux que celui que la vue nous révèle? Pour l'estimer tel, il faut vouloir ne pas voir. Mais demandez à ceux dont la vue est exercée ce qu'ils découvrent chaque jour dans ce monde qui les éblouissait d'abord. Demandez-leur ce qu'ils donneraient souvent pour pouvoir ne pas voir. Hélas! il faut bien qu'ils voient, et plus leur vue est exercée, plus ils font chaque jour de tristes découvertes. Ils voient les motifs qui font agir les hommes, ils voient les moyens qui conduisent le plus sûrement aux succès. Sous les dehors imposants devant lesquels s'arrête la foule, ils reconnaissent l'habileté qui calcule, l'égoïsme qui marche froidement vers son but. Sous lé langage abondant, empressé des mondains, ils découvrent une sécheresse de coeur qui les effraye; sous une conversation brillante et légère, ils aperçoivent la médisance qui poursuit son oeuvre ; leur vue pénètre à travers tous les sépulcres blanchis pour aller jusqu'à la corruption qu'ils renferment. Ils n'ont voulu vivre que par la vue, et dans tout ce qu'ils rencontrent, ils en voient trop pour que le bonheur leur soit possible; plus leur âme est élevée, plus leur coeur a besoin d'aimer, plus ils souffrent; et là même où aucune déception cruelle ne les froisse, ils voient enfin venir la mort; la mort et rien de plus; car la vue ne peut rien découvrir au delà la mort avec son froid mystère, la mort avec son silence éternel Est-ce donc là la bonne part, et vaut-il la peine qu'on la poursuive, en lui sacrifiant son âme ?

Mais le chrétien, me direz-vous, voit aussi toutes ces choses. Oui, sans doute, il les voit, mieux encore peut-être, car son oeil purifié sait mieux discerner le mal, et son coeur fait pour aimer souffre plus encore de l'égoïsme. Toutes ces choses, il les voit, mais, par delà le monde de la vue, il a le monde de la foi. Là, mes frères, il trouve et saisit toujours davantage ce qu'il cherchait en vain dans le monde visible La vérité, il l'y trouve, dégagée de tout ce qui s'y mêlait ici-bas d'étroitesse et d'esprit de parti, de tout ce qui la rabaissait en l'exploitant; la sainteté, il l'y trouve, non plus apparente, mais réelle, sans orgueil et sans pharisaïsme; la justice, il l'y trouve, pleine, entière, sans acception de personnes, et il sait qu'elle aura son jour; l'amour surtout, l'amour dont son coeur avait soif et que la terre ne lui révélait souvent que mêlé à tant de misères, l'amour, il le trouve en Dieu, pur, infini, sans mélange, il le trouve dans tous ceux auxquels il s'unit en Dieu, il s'abreuve à cette source profonde intarissable; plus il avance, plus ces réalités lui deviennent sensibles, évidentes, seules dignes d'être aimées et poursuivies, seules dignes que l'on vive pour elles.

Direz-vous qu'il se trompe, direz-vous qu'il poursuit un vain rêve où son imagination s'égare ? Qu'il se trompe ? J'en appelle à tous ceux qui sont morts après avoir marché par la foi. J'en appelle à leurs regards mourants éclairés déjà des lueurs éternelles; j'en appelle aux paroles de ferme assurance et de triomphe qu'ils ont prononcées au moment du départ. Mes frères, avez-vous jamais entendu dire qu'un homme à son lit de mort ait regretté d'avoir marché par la foi ? Avez-vous jamais entendu dire qu'il ait déclaré alors que son espérance était trompée? Interrogez tous ceux qui ont cru à Dieu depuis les justes de l'ancienne alliance jusqu'à saint Paul, depuis saint Paul jusqu'à ceux qui nous ont quittés hier encore et dont vous venez de recueillir les dernières paroles; encore une fois, quel est celui d'entre eux qui ait regretté d'avoir poursuivi les réalités invisibles, d'avoir vécu en vue de l'éternité? On a vu mille fois des hommes qui n'avaient vécu que par la vue, regretter amèrement à leur heure dernière de n'avoir poursuivi que de vains fantômes qui leur échappaient... On a vu des hommes auxquels le monde avait tout donné, dire que tout cela n'était que vanité On a vu un grand ministre, comblé d'honneurs, informé sur son lit de mort que Louis XIV allait lui rendre visite, répondre par ces effrayantes paroles: « Allez dire à cet homme qu'il me laisse tranquille, car si j'avais fait pour Dieu ce que j'ai fait pour lui, j'oserais maintenant regarder du côté de l'éternité. » Oui, à cette heure suprême où l'illusion est impossible, il est arrivé mille fois que tout ce que le monde appelait des réalités, s'est trouvé n'être que des fantômes; il est arrivé que la gloire humaine, le plaisir, la fortune, se sont évanouis comme un vain nuage derrière lequel l'éternité s'est dévoilée dans son effrayante solennité; mais, ce qui ne s'est jamais vu, ce qui ne se verra jamais, c'est un chrétien déclarant à son lit de mort que son Dieu l'a trompé!

Courage donc, ô mes frères! L'avenir, pour vous, c'est la certitude, c'est le repos, c'est la joie, c'est l'amour... Le présent passe avec ses vanités, ses déchirements et ses larmes. Courage ! et marchons vers l'avenir par la foi et non par la vue. Amen.


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