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 DE NEBUCADNETSAR A LA FIN DE L'EXIL

 

L'Ecriture sainte ne nous parle pas de la mort de Nébucadnetsar. Elle est généralement fixée par les historiens en l'année 559. Son fils, Evil-Mérodach, lui succéda, mais ne régna que peu de temps. Le livre des Rois nous parle de lui en nous signalant sa bonté à l'égard du roi captif Jéhojakin, de Juda: « Evil-Mérodach, roi de Babylone, dans la première année de son règne, releva la tête de Jéhojakin, roi de Juda, et le tira de prison. Il lui parla avec bonté et il mit son trône au-dessus du trône des rois qui étaient avec lui à Babylone. Il lui fit changer ses vêtements et Jéhojakin mangea toujours à sa table tout le temps de sa vie. » (II, Rois, XXV, 27-28).

Le successeur d'Evil-Mérodach fut Nériglissor, dont la Bible ne nous parle pas. Cependant il y a lieu de croire que ce Nériglissor et l'un des principaux chefs de l'armée babylonienne que Nébucadnetsar avait chargés de prendre part au siège de Jérusalem (Jérémie, XXIX, 3 et 13).

Le fils de Nériglissor, Labosorracus, ne régna que quelques jours ; on le déposa et on le fit mourir.

C'est alors que le trône fut pris par l'un des conjurés, Nabodinus, le père de Belschatsar, le dernier roi de Babylone.

On s'est beaucoup étonné de voir que le nom de Nabodinus n'était pas mentionné dans le livre de Daniel, tandis qu'était mentionné celui de son fils Belschatsar. Longtemps même on a nié l'existence de Belschatsar, sous le prétexte que les documents ne portaient pas son nom. Mais comme cela est arrivé bien souvent, le silence n'était pas un argument. D'autres documents ont été ensuite trouvés qui, eux, ont parlé. Nous possédons des inscriptions qui mentionnent de la manière la plus catégorique Belschatsar, et le présentent comme fils de Nabodinus. Dans les cylindres de Nabonidus, que l'on a trouvés à Mughéir, dans les ruines du temple de la Lune à Mughéir qui est l'ancienne Ur, on rencontre cette mention de Belschatsar : « Moi-même, Nabonidus, roi de Babylone, dans la crainte de ta grande divinité, conserve-moi. Ma vie, pendant de longs jours, prolonge abondamment, et celle de Bel-sar-ussur, mon fils premier-né, le rejeton de mon coeur mets dans son coeur la vénération de ta grande divinité que jamais il ne se laisse aller au péché et ne se plaise à l'infidélité (1). »

Une autre inscription nous apprend que là septième année du roi Nabonidus, son fils (qui n'est pas nommé, mais qui est évidemment Belschatsar) se trouvait avec les grands du royaume et avec l'armée à Accad, revêtu d'un commandement, peut-être du commandement suprême. Cette inscription nous montre quel cas Nabonidus faisait de son fils et de quelle autorité celui-ci jouissait auprès du peuple. D'autre part nous apprenons par une autre inscription tirée, elle aussi, des annales du roi Nabonidus, que, dans la dix-septième année de son règne, précisément l'année de la ruine de Babylone, il se trouvait absent de la capitale, commandant l'armée à Sépharvaïm, au nord du royaume, où il fut vaincu par Cyrus.

Rien ne nous empêche de croire qu'en son absence il avait donné à son fils pleins pouvoirs et qu'ainsi l'auteur sacré ne s'est pas trompé en présentant Belschatsar comme « roi de Babylone ». Nébucadnetsar avait été appelé roi de Babylone par l'écrivain du livre des Rois alors pourtant que son père Nabopolassar était encore en vie. En Egypte Ramsès fit longtemps fonction de roi, du vivant de son père Séti 1er. Au reste on a découvert récemment une inscription cunéiforme qui fait disparaître les dernières hésitations en donnant positivement le titre de « roi » au fils du roi, alors que son père est encore vivant.

Une autre particularité du récit sacré a aussi longtemps intrigué les commentateurs et a servi de prétexte à de nouvelles attaques des critiques. Le texte dit, en parlant de Belschatsar, que Nébucadnetsar est « son père ». Mais cette expression ne signifie nullement que Belschatsar fût le fils immédiat de Nébucadnetsar. Il était d'usage courant, dans l'antiquité, de donner le nom de père à un ancêtre plus ou moins éloigné, pourvu que cet ancêtre fût particulièrement célèbre ou considéré comme chef de la race ou comme chef de la dynastie. Nébucadnetsar est le père de Belschatsar en ce sens qu'il est vraiment le chef de la dynastie, la gloire de la dynastie, l'homme qui marque, qui a fait la gloire du royaume. Dans ce sens-là Nébucadnetsar mérite le nom de père bien plutôt que Nabopolassar dont le nom est à peine connu et le règne sans grande importance. Que le mot de « père », appliqué ici à plusieurs reprises à Nébucadnetsar, ne signifie pas que Belschatsar soit sorti de lui, c'est ce qui résulte du style du récit lui-même. La reine, en parlant de Daniel et de l'attitude de Nébucadnetsar à son égard, semble parler d'un fait assez lointain, dont Belschatsar n'a peut-être pas eu connaissance ou dont il ne se souvient pas. Cette expression : « Du temps de ton père » ne paraît pas faire allusion à une époque toute récente, mais à une époque assez éloignée. S'il s'était agi d'un événement survenu sous Nabonidus, et d'un événement aussi frappant que celui de l'explication du songe par Daniel, il ne semble pas qu'il ait fallu le rappeler au roi.

Il est probable que Belschatsar, comme aussi sans doute son père Nabonidus, tenait beaucoup à ce que, chaque fois que l'on parlait du grand roi Nébucadnetsar, on ajoutât « ton père ». C'était un titre de gloire d'autant plus précieux pour lui que, du point de vue de la parenté, il n'avait pas le droit de le porter, Nabonidus ayant été un usurpateur. En se donnant le titre de fils de Nébucadnetsar, Belschatsar faisait oublier son origine fâcheuse et se revêtait en quelque sorte de l'autorité du tout puissant monarque. C'était aussi sans doute pour plaire au peuple de Babylone qu'il se faisait donner ce titre qui l'honorait et le rattachait à un si glorieux passé. La répétition même de cette expression sur les lèvres de la reine est significative et n'a pas été suffisamment remarquée, croyons-nous : « Le roi Nébucadnetsar, ton père... ton père, ô roi... » (v, 12).

Le livre de Daniel ne nous dit rien de la prise de Babylone. On ne peut donc pas présenter le texte sacré comme contredisant les documents profanes qui nous racontent comment la capitale fut prise et par qui. Le texte sacré se contente de déclarer que Belschatsar « fut tué la nuit même du festin ». Il ajoute: « Et Darius le Mède reçut la royauté, étant âgé de soixante-deux ans environ. »

Plusieurs commentateurs ont voulu établir une opposition entre cette déclaration et le récit de Xénophon et d'Hérodote qui attribue la prise de Babylone à Cyrus. Il y aurait contradiction si le texte sacré attribuait la prise de Babylone à Darius le Mède ; mais il ne le fait pas. Il dit seulement que « Darius le Mède reçut la royauté ». OÙ est la contradiction ? D'autre part,. ni Xénophon, ni Hérodote ne présentent Cyrus comme « ayant reçu la royauté de Babylone ». Cyrus est le chef de l'armée qui a pris Babylone et Darius le Mède est le prince qui a été chargé d'organiser la victoire et de prendre en mains la direction, tout au moins momentanée, de cet immense royaume. Nous ne possédons aucun document qui nous permette de repousser cette donnée du livre sacré, donnée qui, dans sa brièveté, nous apporte deux précisions qu'aucun historien n'aurait pu imaginer: non seulement le nom du nouveau roi de Babylone, mais aussi sa nationalité et son âge.

Autre objection : On ne trouve nulle part le nom de Darius le Mède. Mais nous avons appris à nous défier de l'argument tiré du silence des textes. Il se peut fort bien qu'un jour un document jusqu'ici inconnu vienne nous apporter le nom de Darius le Mède. En attendant il est permis d'accepter la solution proposée par plusieurs historiens, en assimilant Darius le Mède à Gobryas dont parle une inscription babylonienne: « La nuit du 11 de Marcheswan, Gobryas descendit contre... et le fils du roi mourut. » Il est intéressant de remarquer les deux expressions employées par l'auteur sacré pour désigner l'avènement de Darius le Mède au trône de Babylone, deux expressions à peu près identiques et qui apparaissent à plusieurs chapitres d'intervalle. Au chapitre V (v, 3 1) : « Darius le Mède reçut la royauté » ; et au chapitre IX (v, 1) : « La première année de Darius, fils d'Assuérus, de la race des Mèdes, qui fut fait roi du royaume des Chaldéens. » Ces deux expressions méritent aussi d'être mises en lumière, car elles contiennent, croyons-nous, la solution du problème qui a tourmenté tant d'exégètes.

Dans ces deux passages, Darius le Mède est présenté comme ayant « reçu la royauté », comme ayant « été fait roi », et non point comme ayant pris lui-même le pouvoir, ce qu'il aurait pu faire et fait sans doute s'il avait été lui-même le conquérant de Babylone. Ces deux expressions indiquent qu'il y a une autorité supérieure à la sienne, une personnalité de premier ordre qui a donné le trône à Darius. Ceci s'accorde parfaitement avec l'histoire profane qui présente Cyrus comme ayant 'eu tout le mérite de la victoire. Il est très vraisemblable qu'il ait jugé sage de confier provisoirement l'administration à un homme d'âge et d'expérience, en qui il avait pleine confiance et qu'il ait été ainsi plus libre de compléter ou d'assurer son triomphe par d'autres expéditions militaires.

Un autre détail qui confirme la thèse d'une courte royauté confiée par Cyrus à Darius le Mède, c'est le fait frappant que la première année de son règne est seule mentionnée (IX, 1). On peut inférer de ce fait que son règne a été de courte durée.

Enfin, il est certain qu'il y eut entente, communauté de pensée, de politique, d'organisation entre Darius le Mède et Cyrus. Cette harmonie ressort, nous semble-t-il, du verset 28 du chapitre VI : « Et Daniel prospéra sous le règne de Darius et sous le règne de Cyrus le Perse. » Cette harmonie s'explique parfaitement si, comme nous le pensons, Darius le Mède a reçu sa puissance royale de Cyrus le conquérant.

Il va sans dire qu'il ne faut pas confondre Darius le Mède avec Darius le Grand qui a régné de 521 à 485, tandis que Cyrus a régné de 538 à 529. Si, comme il y a lieu de le croire, Darius le Mède a régné deux ans, nous pouvons indiquer comme date, pour son pouvoir, les années 540 et 539.

Si le texte sacré ne nous donne point de détails sur la prise de Babylone, il donne à entendre que la ville. fut prise en effet et affirme que la royauté passa tout à coup des mains d'une famille babylonienne aux mains d'un Mède. Il sera intéressant de donner ici quelques faits saillants se rapportant à la victoire surprenante, inattendue, quasi miraculeuse de Cyrus, en faisant remarquer que Xénophon parle aussi d'un festin des Babyloniens la nuit où la ville fut prise. Il raconte que, surpris au milieu des ténèbres, rendus incapables de résister par leur état d'ivresse, ils tombèrent, non comme des soldats, mais comme des femmes, sous les coups des vainqueurs (2).

Nous ne pouvons mieux faire que de donner ici une belle page de Maspéro, qui résume admirablement tout ce que nous savons de cet événement mémorable qui, moins d'un siècle après la chute de Ninive (3) vint détruire à toujours la puissance assyro-chaldéenne et débarrasser les peuples de l'Orient, les Israélites en particulier, de leurs plus redoutables oppresseurs.

« Laissant un corps d'observation sous les murs de Babylone, Cyrus s'alla porter à quelques lieues plus haut et exécuta sur les bords de l'Euphrate les travaux de dérivation qui lui avaient si bien réussi sur les bords du Gyngès. Il établit des barrages, remit en état et agrandit le réseau des canaux qui faisaient communiquer la rivière avec les réservoirs à moitié vides, dont la légende populaire plaçait la construction au compte de la reine Nitocris, et se ménagea la faculté de mettre à nu, en quelques heures, la partie du fleuve qui traverse la ville. Les travaux terminés, il attendit pour faire écouler l'eau le moment où les Babyloniens célébraient une de leurs grandes fêtes, engagea son armée dans le lit à moitié vide, et se glissa le long des quais à la tombée de la nuit. Si les assiégés avaient veillé tant soit peu, ils pouvaient prendre l'armée perse d'un coup de filet et la détruire sans qu'il échappât un seul homme ; Cyrus avait compté sur leur négligence et l'événement donna raison à sa témérité. Il trouva les murs déserts, les portes ouvertes et sans gardes ; les sentinelles avaient abandonné leur poste pour se joindre à la fête. Le cri de guerre des Perses éclata soudain au milieu des chants de fête : la foule affolée se laissa massacrer sans se défendre. Bel-sar-oussour (Belschatsar) périt dans la bagarre ; le palais royal prit feu. Au point du jour, Cyrus était maître de la ville (4). »

Peut-être reprochera-t-on au récit sacré de n'avoir pas donné ces précisions, pourtant intéressantes et instructives. Mais nous répondrons à cette critique par la remarque déjà faite au sujet de l'auteur du Pentateuque. Les écrivains sacrés se placent toujours au point de vue strictement israélite ; ils ne cherchent pas à raconter l'histoire profane, mais à faire connaître l'histoire du Peuple de Dieu. Ils ne parlent des peuples païens et de leurs rois que dans la mesure où il y a contact entre eux et les enfants de la Promesse. Il semble même qu'ils donnent aussi peu de détails que possible sur les nations idolâtres et rebelles au milieu desquelles les Israélites ont à passer. De là de très nombreuses lacunes dans le récit des événements et dans l'énumération des souverains. Cette règle, qui est générale à travers tout l'Ancien Testament, explique pourquoi, par exemple, le livre de Daniel passe directement de Nébucadnetsar à Belschatsar, sans mentionner les rois intermédiaires. Il faut bien comprendre que le silence des auteurs bibliques sur bien des faits et bien des noms pourtant célèbres provient, non point de leur ignorance, mais de leur tactique, de leur fidélité au but essentiel qu'ils se proposent et qui est, non point d'exalter les hommes, non point de satisfaire une vaine curiosité, mais uniquement de glorifier le Dieu d'Israël, Jéhovah, le Seigneur éternel et souverain, en faisant connaître ses dispensations à l'égard du Peuple qu'Il a établi et gardé pour la venue du Rédempteur de la race humaine tout entière.


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1) Western Asiatic suscription, tome 1, P. 68. - Fox TALBOT, Records of the Past, tome V, p. 145-148.
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2) XÉNOPHON, Cyropédie, VII, 26-31
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3) Ninive, 606 ; Babylone. 538.
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4) MASPERO, Histoire ancienne des Peuples de l'Orient. 2e édition.