Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE TRENTE-CINQUIÈME.

ROME

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I. La voie des triomphateurs. — Paul et les Juifs de Rome. 

II. Brusque fin du livre des Actes. — Conjectures à ce sujet. — Les quelques lignes de Luc, vaste cadre. — Situation de Paul à Rome. 

III. Ses travaux. — «Dans tout le prétoire.» — «Ceux de la maison de César.» — Discussion. 

IV. Paul et Sénèque. — Conjectures. — On a trop affirmé; ne nions pas trop. — Indices divers dans les ouvrages et dans la vie de Sénèque. — Christianisme et stoïcisme.

V. Le christianisme n'a pas commencé, à Rome, aussi humblement qu'on le croit. — Objection tirée de quelques mots de Tacite. — Réponse à faire. 

VI. Deux années sans changement. — Causes cherchées. 


***

 I 

Ce fut donc avec ce cortège de frères qu'il s'achemina vers Rome par la voie Appienne, le chemin des triomphateurs. Et quel triomphateur avait jamais remporté des victoires dont l'influence sur le monde pût entrer en comparaison avec celle des travaux de Paul? Quel Romain devenu grand par des succès lointains, accueilli, aux portes de Rome, parle plus ardent enthousiasme, avait jamais rêvé de dominer Rome et l'Empire comme Paul allait le dominer? Mais la guerre entreprise, avant lui, par son divin maître, était celle où l'humilité fait la gloire. Jamais le soldat du Christ n'avait été si fort que depuis qu'il était captif; et ce qui allait mettre le sceau à son triomphe, lui ouvrir les siècles sur la terre en même temps que l'éternité dans le ciel, — c'était encore une défaite, la dernière et suprême défaite aux yeux des hommes, la mort.

Nous avons discuté, à l'occasion de l'épître aux Romains, une des difficultés que soulève ce dernier chapitre des Actes. Bornons-nous maintenant, sur ce point, aux faits.

Paul, arrivé à Rome, fait venir chez lui, dès le troisième jour, un certain nombre de Juifs, les principaux de la ville. Il désirait connaître leurs dispositions à son égard, et les assurer que, quant à lui, bien qu'il eût appelé à l'empereur, il n'avait point l'intention d'accuser les Juifs, mais uniquement de se défendre. Sa cause, d'ailleurs, ajouta-t-il, était celle de la nation juive, dépositaire des promesses de Dieu. «C'est à cause de l'espérance d'Israël que je suis lié de cette chaîne.» Les Juifs répondent qu'ils n'ont point reçu de lettres contre lui, mais qu'ils seraient bien aises de connaître ses sentiments, car, disent-ils, «quant à cette secte, il nous est connu qu'elle rencontre partout de l'opposition.» Paul s'empressa de leur fixer un jour. Ils revinrent en plus grand nombre, et, «du matin jusqu'au soir, il leur exposait le règne de Dieu.» Comme toujours, quelques-uns acceptent, beaucoup résistent. Voilà bien, leur dit l'apôtre, ce qu'a prédit Ésaïe. Ce peuple est condamné ou plutôt s'est condamné, par son endurcissement, à entendre sans entendre, à voir sans voir. «Ils ont ouï dur de leurs oreilles, ils ont fermé leurs yeux, de peur que leurs yeux ne voient, que leurs oreilles n'entendent, que leur cœur ne comprenne, qu'ils ne se convertissent et que je ne les guérisse.» Et c'est ainsi qu'en répétant solennellement à Rome ce que Jésus avait déjà répété (Matth. XIII, 14) à Capernaüm, l'apôtre prononce définitivement, en quelque sorte, la condamnation des Juifs comme peuple, et l'appel des païens comme nouveaux héritiers des promesses. «Sachez donc que le salut de Dieu est envoyé aux Gentils, et qu'ils l'écouteront, eux!» 


II

Malheureusement, c'est après avoir ouvert devant Paul ce vaste champ où s'exercera son zèle, et où son sang, ensuite, coulera, — que l'historien nous quitte. Il est donc évident que le livre n'est pas fini. A-t-il existé une fin? On ne peut guère le penser, car il n'y en a nulle part aucune trace, et les anciens auteurs qui ont le plus hardiment raconté, à partir d'ici, les travaux de Paul, ne se sont jamais autorisés du nom de l'auteur des Actes. Pourquoi donc s'est-il arrêté ici? Nous l'ignorons; mais il nous paraît hors de doute qu'en traçant les dernières lignes, il n'avait pas l'intention d'en rester là. On ne finit pas ainsi une histoire à laquelle on a mis, durant tant de pages, tout son cœur, et, de plus, comme le début l'annonce, un certain soin de rédaction. Voici donc ce qui nous paraît, nous n'osons pas dire probable, mais possible. Luc aura fait pour Rome ce que nous lui avons vu faire pour Antioche, pour Éphèse, pour Corinthe, pour Césarée, marquant la durée du séjour, et se taisant presque absolument sur le détail des travaux de l'apôtre. Cela admis, deux suppositions se présentent. Ou l'historien a écrit vers la fin des deux années dont il parle, et, par conséquent, n'avait rien de plus à dire, ou il a écrit plus tard, connaissant la fin de la vie de Paul. Dans les deux cas, on ne peut douter qu'il n'ait eu l'intention de poursuivre; dans les deux cas, ou cette intention ne s'est pas réalisée, et nous ignorons pourquoi, ou, ce qui est encore possible, mais peu probable, la fin du livre s'est immédiatement perdue.

Que nous reste-t-il donc pour achever l'histoire de Paul? — Quelques lignes de Luc sur les deux premières années, deux épîtres de Paul écrites plus tard, mais ne fournissant rien qui puisse combler l'intervalle, et, enfin, dans l'histoire de Néron, quelques dates, quelques faits qui peuvent servir de contrôle. Quant aux traditions, nous verrons combien elles sont peu sûres.

Les quelques lignes de Luc dessinent un vaste cadre dont l'ampleur fait regretter d'autant plus que nous ayons si peu pour le remplir. Quant il nous dit que Paul demeura «deux années entières» à Rome, enseignant «avec toute liberté et sans aucun empêchement,» — ces expressions, dont l'historien ne s'est encore servi nulle part, autorisent à penser que Paul se trouva en effet, à Rome, plus libre dans son ministère qu'il ne l'avait encore été en aucune ville; et ce témoignage est celui d'un compagnon de ses travaux, arrivé à Rome avec lui. On est pourtant allé trop loin, ce nous semble, lorsqu'on s'est figuré l'apôtre ayant le droit de mener où bon lui semblait le soldat chargé de le garder, et qui, selon l'usage, devait s'attacher au bras la chaîne rivée au bras du prisonnier. L'historien dit seulement (XXVIII, 16) qu' «on permit à Paul de demeurer seul avec le soldat qui le gardait,» et, plus loin (30), qu'il resta deux ans dans ce logement loué par lui, où «il recevait tous ceux qui venaient le voir.» Mais il est probable que nous serions aussi au delà du vrai si nous allions conclure qu'il ne pouvait sortir. Des règles que nous ne connaissons pas régissaient sans doute ce genre de captivité.


III

Quoi qu'il en soit, avec ce que nous savons de l'activité ordinaire de l'apôtre, et, en outre, de l'ardeur avec laquelle il avait désiré voir Rome, prêcher à Rome, nous ne pouvons que le voir usant avec le plus grand zèle de cette liberté de prédication qu'on lui laissait. Ce zèle resta-t-il enfermé dans un petit cercle, ou, du moins dans un cercle obscur? Il était plus difficile, sans doute, d'attirer les regards à Rome qu'à Éphèse ou à Corinthe; mais Rome, pourtant, comme centre intellectuel, comme ville de philosophes, d'écrivains, d'écoles, ne pouvait guère ignorer longtemps la présence d'un homme qui remuait tant d'idées, et si hardiment, et, à sa manière, si éloquemment. Paul, écrivant aux Philippiens, les saluera au nom des fidèles de Rome, et «principalement, dira-t-il (IV, 22), de ceux de la maison de l'empereur.» Au commencement de l'épître, il se félicitera de ce que sa captivité contribue aux progrès de l'Évangile, tellement, ajoutera-t-il (I, 13), que ses chaînes «sont devenues notoires en Christ (nous traduisons littéralement) dans tout le prétoire et chez tous les autres.» Ces mots «dans tout le prétoire» ont été quelquefois pris dans un sens qui nous paraît trop étroit. On a cru qu'il s'agissait seulement de la garde prétorienne, dont beaucoup de soldats durent avoir successivement, un à un, la charge de garder l'apôtre; et il est probable, en effet, que beaucoup ne purent le voir de si près sans être atteints, plus ou moins, par sa parole. Mais de même que la garde prétorienne était la garde impériale, c'est-à-dire de l'empereur considéré comme préteur suprême, chef militaire de l'Empire, — le prétoire, à ce point de vue, signifiait tantôt la résidence, le palais même de l'empereur, tantôt ce que nous appellerions samaison militaire, tout ce qui l'entourait comme chef suprême de l'armée; aussi le préfet du prétoire n'était-il pas seulement le chef des prétoriens, mais le ministre de la guerre, ou, plus exactement encore, dans ce gouvernement tout militaire, le premier ministre, le premier personnage de l'empire après l'empereur. Mais quand nous entendons parle prétoire le palais, nous n'excluons pas, pour cela, les prétoriens. Ils occupaient, hors de la ville, un vaste camp permanent; mais ils venaient chaque jour en certain nombre monter la garde, comme nous dirions, au palais, où ils avaient une caserne. À cette caserne était jointe, très probablement, une prison. Or, à l'époque où l'apôtre parle du prétoire, il n'était plus, comme pendant les deux premières années, presque libre; et quoique nous ne puissions savoir au juste quel changement s'était fait dans sa situation, il n'y a nulle invraisemblance à penser que la prison prétorienne était maintenant la demeure du prisonnier des prétoriens. Mais nous n'avons pas même besoin de cette dernière hypothèse pour saisir une liaison entre les deux affirmations de l'apôtre, — l'Évangile au prétoire, l'Évangile parmi les gens de la maison de César.


IV

Mais il y a plus. Ce préfet du prétoire à qui le centurion, en arrivant, avait remis (Act. XXVIII, 16) le prisonnier, et qui, dès le premier jour, lui accorda presque la liberté, c'était Burrhus, le sage Burrhus, — et nous touchons ici au problème le plus curieux peut-être de cette portion de notre histoire.

Si l'apôtre, ce qui est extrêmement probable, a été en quelque relation avec Burrhus, il ne peut guère ne pas l'avoir été plus ou moins avec l'ami de Burrhus, Sénèque, dont les écrits sont incontestablement les plus chrétiens de l'antiquité païenne. Mais pourquoi le sont-ils? Trois suppositions sont possibles. Ou le christianisme de Sénèque n'est autre chose que le stoïcisme, modifié, attendri par certains progrès de l'humanité et certaines tendances mélancoliques, poétiques, particulières à l'auteur; ou le christianisme, le vrai, s'était déjà assez infiltré partout pour qu'un écrivain païen le laissât pénétrer dans ses écrits; ou, enfin, Sénèque a connu saint Paul, et a, dans une certaine mesure, accueilli sa doctrine. Ces trois hypothèses, du reste, ne s'excluent pas l'une l'autre. Si Sénèque, de lui-même, a imprimé au stoïcisme une tendance qui le rapprochait de la philosophie chrétienne, ou si, avant de connaître Paul, il a subi, le sachant ou non, l'influence du christianisme, — dans les deux cas c'est une raison de plus pour qu'il ait voulu connaître Paul. Un historien, Dion Cassius, rapporte que Sénèque retravailla tous ses ouvrages dans les derniers temps de sa vie. Ainsi s'expliqueraient les traces chrétiennes qu'on croit voir dans ce qu'il avait écrit avant d'avoir pu connaître Paul; ainsi s'expliquerait, en même temps, pourquoi de si belles idées sont quelquefois, chez lui, comme perdues dans un milieu tout autre. C'est le païen qui a écrit; c'est un autre homme qui aura modifié ou ajouté.

La tradition s'est emparée de ces possibilités, et les a, selon son usage, amplifiées. Sénèque est devenu un chrétien. Si ses ouvrages, décidément païens encore en une foule d'endroits, s'étaient perdus, son nom, très probablement, serait celui d'un martyr et d'un saint.

Mais que ces amplifications ne nous rejettent pas trop en sens inverse. Il est plus difficile de supposer Sénèque n'ayant jamais vu Paul, que de le supposer le connaissant; il est plus facile d'expliquer par des relations avec Paul certaines idées, certains sentiments du philosophe, que d'attribuer au hasard seul de si singuliers rapprochements.

Une lettre de Sénèque, assez mystérieuse, pourrait bien aussi avoir là son explication la plus naturelle. Il raconte à Lucilius, son ami, un changement qui, dit-il, s'est fait en lui par certaines lectures, changement profond, et qui lui est un bonheur ineffable; puis: «Je t'enverrai donc les livres mêmes; et pour que tu n'aies pas la peine de les feuilleter, je mettrai des marques, afin que tu trouves aussitôt les endroits que j'estime et que j'admire.» On s'est demandé ce que pouvaient être ces écrits, si remarquables, selon lui, si puissants, et cependant inconnus de lui jusque-là, inconnus de Lucilius, bien que les deux amis fussent probablement fort au courant des publications philosophiques. Remarquez qu'il ne parle pas d'un écrit, mais de plusieurs, auxquels il attribue la même pensée, la même vertu. Remarquez encore qu'il ne nomme pas l'auteur, n'en fait aucune mention, — chose étrange s'il s'agissait d'un philosophe ordinaire, chose naturelle s'il s'agit d'un chrétien, d'un Juif, d'un homme, enfin, dont le nom et la religion étaient peu propres à bien disposer Lucilius en faveur de ses écrits.

D'autres indices pourraient être tirés de la vie même de Sénèque. Ce changement intérieur dont il parle dans la lettre à Lucilius, nous le verrions se manifester au dehors, et, ici, c'est Tacite qui nous fournirait les détails. Peu après la mort de Burrhus, en 64, Sénèque demande à Néron de reprendre les richesses dont il l'avait comblé. Il ne veut plus que ses clients viennent, selon l'ancien usage, le saluer le matin, et l'accompagnent par la ville. Sa table, longtemps splendide, devient simple. Il ne se montre presque plus. Tout annonce un homme décidé à chercher sa paix et sa gloire ailleurs que dans.les joies et les distinctions de la terre. Sans les lettres à Lucilius, nous pourrions très bien ne voir là qu'un réveil de sévérité stoïcienne; mais il a parlé d'un changement, d'une transformation, et ces noms ne peuvent convenir à ce qui aurait été, au contraire, l'application de principes professés par lui depuis longtemps. Chronologiquement, enfin, bien que nous ne puissions songer à établir une concordance détaillée entre le séjour de Paul à Rome et les dernières phases de la vie du philosophe, il est certain que la concordance, en gros, existe pleinement.

Et cependant, redisons-le: il nous paraît impossible de faire de Sénèque un chrétien, même caché. Ni les ménagements que lui commandait sa position, ni la faiblesse de son caractère, n'expliquent comment il eût pu, étant chrétien, ne jamais le dire, ne jamais le laisser entendre. Si ses livres renferment beaucoup de choses qu'un chrétien, un saint Paul, aurait pu écrire, il y en a beaucoup aussi qu'un chrétien n'aurait pas écrites ou n'aurait pas pu ne pas effacer; beaucoup, d'autre part, sont omises, qu'un chrétien n'aurait pu omettre, et, pour n'en citer qu'une, la plus importante assurément, — l'idée de la rédemption n'apparaît point. Sénèque est donc resté fidèle au principe stoïcien, profondément opposé, nous l'avons vu, au principe chrétien. Il veut que la force de l'homme soit en l'homme, — et peut-être avons-nous là le vrai mot, la conciliation de tous les indices pour et contre. Sénèque, dirions-nous donc, a vu saint Paul, a connu le christianisme, mais n'en a pris que ce qui pouvait s'accommoder à son système; il ne l'a accepté que comme une philosophie augmentant les forces de l'homme, aidant l'homme à tirer toujours plus de son propre fond, mais uniquement de son propre fond. Si sa peinture du vrai sage (épître XII) renferme des traits auxquels il est presque impossible de ne pas reconnaître Jésus-Christ, — l'ensemble n'en est pas moins le portrait d'un stoïcien, et, encore une fois, malgré tout ce que le stoïcien et le chrétien peuvent avoir de commun, un abîme les sépare. C'est cet abîme que Sénèque n'aura jamais franchi, quoique tendant, par-dessus, la main à Paul.


V

Mais dussions-nous renoncer, quant à Sénèque, à rien conclure de tout ce qui précède, nous tirerions pourtant une conclusion générale: c'est qu'il y a lieu, ce nous semble, à modifier notablement ce qui se dit et s'écrit d'ordinaire sur l'obscurité des commencements du christianisme à Rome. Non que le christianisme, assurément, ait besoin que l'on sache qu'il a eu de bonne heure, dans cette capitale, des adhérents haut placés; mais il ne faut pas non plus que la vérité historique, si elle est là, s'efface devant l'antithèse qu'on se plaît généralement à établir entre les débuts du christianisme, si humbles, et le christianisme, ensuite, montant sur le trône des Césars. Quelques mots dans les Actes, quelques mots d'une épître, c'est peu, sans doute; mais ce peu dit cependant beaucoup plus qu'on ne lui a souvent fait dire, soit en vue de l'antithèse, soit, au contraire, de peur d'exagérer. Non: le rôle de notre apôtre n'a pu être, à Rome, aussi obscur que beaucoup le pensent; et si sa gloire, comme celle de la religion qu'il prêchait, comme celle du maître qu'il servait, n'est aucunement intéressée à ce que cette opinion se modifie, ce n'était pas une raison pour que cette question, dans son histoire, ne nous arrêtât pas quelques moments. — Un mot donc sur une dernière objection.

Si le christianisme a pénétré, dès cette époque, jusqu'à des gens.aussi haut placés qu'un Sénèque, comment se fait-il que Tacite, écrivant bien des années plus tard, ait parlé des chrétiens comme d'une secte misérable, et de leurs croyances comme n'en ayant évidemment, lui, aucune idée? L'histoire des religions est pleine de ces singularités. Toute religion dominante tient en mépris ceux qui se détachent d'elle; et les organes de cette religion, même fort peu dévots personnellement à ses croyances, deviennent, sur ce terrain, les échos de sa pensée, de ses antipathies. Que penserait-on, dans quelques siècles, des protestants et du protestantisme, si l'on jugeait sur ce qu'en écrivent, nous ne dirons pas certains auteurs catholiques, nécessairement hostiles, mais beaucoup d'autres? Quelle ignorance et de l'origine et des doctrines! Quelle légèreté, même chez des hommes d'ailleurs graves, historiens, philosophes! On s'étonne que Tacite, dans ses Annales, que les empereurs, dans leurs décrets, parlent des chrétiens comme d'une poignée de misérables. Voyez seulement comme parlent des protestants français les édits des rois du XVIe siècle. Henri II, par exemple, — qui se douterait que les gens qu'il proscrit dans de pareils termes comptassent dans leurs rangs une partie de la première noblesse du royaume? Et quand un illustre orateur du XVIIe siècle nous peint le protestantisme proscrit «portant sa rage et ses faux dieux parmi les nations étrangères,» est-il beaucoup plus près de la vérité que Tacite, lorsque le grave historien ne sait appeler le christianisme que «superstition pernicieuse?» Tacite, du reste, s'est réfuté lui-même. S'il parle des chrétiens comme d'une secte obscure, — ailleurs, à l'occasion de Pomponia Graecina (Annales XIII, 32), il se plaindra que cette «superstition» envahisse les premiers rangs du patriciat romain. L'envahissement pouvait donc avoir commencé sous notre apôtre.


VI

 Une autre question, moins intéressante pour nous, est celle-ci: Pourquoi l'apôtre fut-il deux ans à Rome sans qu'aucun changement, mauvais ou bon, se produisit dans sa situation? — Nous n'avons, en effet, aucun indice que son procès eût marché. La phrase des Actes paraît même indiquer positivement le contraire. 

Nous ne pouvons guère répondre à cette question que par des questions. Attendait-on de Judée des gens chargés de soutenir devant l'empereur l'accusation portée devant Félix et devant Festus? On a cru pouvoir, d'après la jurisprudence romaine, l'affirmer; mais il a été objecté que le procès avait maintenant changé de nature, que nous n'avons eu, à Césarée, lors de l'appel interjeté, aucune mention de Juifs partant pour Rome, que ni les Actes ici, ni Paul plus tard, quand il parle de son procès, ne mentionnent l'absence ou la présence d'accusateurs venus de Judée; bref, que cet élément paraît, depuis Césarée, totalement en dehors de l'affaire. Il est donc possible ou que l'enquête se poursuivît par lettres, ce qui ne pouvait aller vite, ou qu'elle fût suspendue par une de ces négligences familières aux gouvernements absolus, ou que des influences bienveillantes eussent cherché, dans l'intérêt de Paul, à traîner les choses en longueur. Ces influences, nous en avons peut-être la trace dans le fait même de cette demi-liberté maintenue pendant deux ans. On s'est aussi demandé quelle put être la part de l'impératrice Poppée dans ce qui fut fait pour ou contre Paul. Païenne de naissance, mais prosélyte juive, nous savons par Josèphe que les Juifs eurent à se louer d'elle dans certains démêlés entre eux et le roi Agrippa. Chercha-t-elle aussi à leur plaire en agissant contre Paul? La fin des deux années paraît coïncider avec l'époque de sa plus grande faveur, alors que son mari l'éleva presque au rang de déesse. Si Paul, à cette époque, fut mis en liberté, le fut-il malgré elle ou grâce à elle? Si Paul, au contraire, passa d'une demi-captivité à une captivité complète, ne doit-on pas penser que Poppée y fut pour quelque chose?

On pourrait multiplier ces questions; mais toutes aboutissent nécessairement au grand problème qui va se poser devant nous. — Paul fut-il libéré? Est-ce dans une seconde captivité à Rome qu'il reçut son arrêt de mort, ou dans la continuation de celle-ci?

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