Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE TRENTE-TROISIÈME.

FESTUS, AGRIPPA, BÉRÉNICE

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FESTUS, AGRIPPA, BÉRÉNICE. 


I. Festus. — On reprend l'accusation. — Paul devant lui. — Son discours. — Appel à l'empereur. — Néron n'était pas encore Néron. — Détails sur l'appel. 

II. Agrippa; Bérénice. — Détails. — Agrippa veut voir Paul. — Comparution. — Ce que représentaient les personnages de cette scène. 

III. Discours de Paul. — Dignité; habileté. — La résurrection, folie. — Festus interrompt. — Réponse. — Paul continue. — Nouveau sens proposé pour l'explication d'un mot de Festus. — Vœu de Paul. — Sauf ces chaînes! — Impression favorable, mais stérile.


***

I

Félix avait donc laissé Paul en prison. Festus, son successeur, était à peine arrivé dans le pays, que (Act. XXV, 1) «le souverain sacrificateur et les principaux des Juifs comparurent devant lui contre Paul.» Ananias n'est plus nommé. Nous savons qu'il périt assassiné par des brigands, restes de ceux que Félix avait mis en déroute; mais nous ne savons pas si ce fut avant ce moment, et s'il eut part ou non à cette nouvelle tentative. Deux ans donc les ennemis de l'apôtre avaient attendu l'occasion; deux ans ils avaient conservé leur projet d'embûches et de meurtre, car «ils demandaient comme une grâce que Festus le fît revenir à Jérusalem,» et ils avaient résolu de «le tuer en chemin.» Festus, qui n'était venu à Jérusalem que pour quelques jours, répondit qu'il allait retourner à Césarée, et que, là, il les entendrait. Les accusateurs le suivirent donc, et, dès le lendemain de son retour, «s'étant assis sur le tribunal, il ordonna qu'on amenât Paul.» Paul amené, les accusations commencèrent, répétition, sans doute, des anciennes; Paul ne pouvait non plus que répéter son ancienne défense, et se justifier «de tout méfait, soit contre la loi des Juifs, soit contre le temple, soit contre l'empereur.» Festus, comme Félix, ne voyait en lui nul crime; Festus, quoique bien plus juste et bien plus respectable que Félix, n'osa pas ou ne voulut pas faire aux Juifs le chagrin de l'absoudre. Seulement, pour se dispenser de prononcer, il lui demanda s'il voulait, aller à Jérusalem et être jugé par les Juifs, jugé, lui dit-il, «en ma présence,» sous mon autorité, ce qui voulait probablement dire qu'il n'entendait pourtant pas l'abandonner absolument aux colères du Sanhédrin. Malgré cette promesse indirecte de protection, Paul refusa. «Je suis, dit-il, devant le tribunal de l'empereur.» Il disait vrai: le tribunal d'un procurateur romain était réputé celui de l'empereur même. Paul montre ensuite que si Festus ne commence par le déclarer coupable, Festus, représentant officiel de l'empereur, ne peut pas le livrer à une juridiction inférieure. Mais il en est une autre, supérieure, souveraine, et c'est celle-là qu'il choisira. «J'en appelle à l'empereur,» dit-il.

Tout citoyen en avait le droit, et cet appel suspendait toute procédure. «Festus, après en avoir conféré avec son conseil, répondit: Tu en as appelé à César; tu iras à César.»

César, c'était Néron. Mais la vie de Paul est assez belle pour que nous n'ayons nul besoin de l'embellir, comme on l'a fait ici quelquefois, en supposant à l'apôtre la pensée d'aller au devant du martyre, pensée, d'ailleurs, comme nous l'avons montré, dont la valeur chrétienne est souvent assez contestable. Néron n'avait encore rien fait contre les chrétiens; ce n'était d'ailleurs pas comme chrétien, mais comme séditieux, que Paul avait comparu devant Félix, devant Festus, et qu'il comparaîtrait, à Rome, devant l'empereur. Festus, comme Félix, n'osait, en le relâchant, s'aliéner les Juifs. Paul voulait donc un juge qui fût au-dessus de cette crainte. Ce juge était à Rome; et non seulement Néron n'était pas encore Néron, le Néron sanglant de l'histoire, mais l'apôtre pouvait d'autant mieux croire à sa justice qu'il venait de destituer Félix, et de le remplacer par un gouverneur honnête homme.

Mais si rien ne nous autorise à supposer que l'apôtre ait par là volontairement cherché la mort, cela ne veut pas dire qu'une volonté supérieure n'eût inspiré la sienne, et préparé, par là, le dénouement. «Il faut, lui avait dit le Seigneur, que tu me rendes aussi témoignage à Rome;» et cette parole put déjà contribuer à sa résolution de s'y faire conduire. Il n'a pu y arriver libre; il y arrivera prisonnier. Dieu décidera si ce témoignage à rendre doit consister dans sa captivité même et dans sa mort, ou dans une hardie prédication de l'Évangile, ou, peut-être, dans les deux choses, — prédication d'abord, martyre ensuite.


II

Une belle occasion allait cependant encore lui être offerte à Césarée.

Festus reçut la visite du roi Agrippa II, accompagné de sa sœur Bérénice. Bérénice, qu'une tragédie célèbre a poétisée parmi nous, vivait dans le plus grand désordre; Agrippa, non moins méprisable par ses mœurs, l'était encore par les tristes moyens auxquels il avait dû sa couronne, et l'humble rôle qu'il jouait, comme roi, sous les Romains. Fils d'Hérode-Agrippa, petit-neveu d'Hérode-le-Grand, élevé à Rome, ses assiduités de courtisan lui avaient seules fait obtenir, après une longue attente, ce titre qui allait s'amoindrissant de règne en règne. Cette chétive royauté était d'ailleurs perpétuellement en lutte avec la sacrificature, et c'était à qui s'assurerait les bonnes grâces des Romains. De là cette visite pour «saluer» le nouveau gouverneur.

Le gouverneur lui parla de Paul. Ce qu'il avait vu, lui dit-il, de plus clair dans cette affaire, c'était que les Juifs avaient avec Paul «certaines disputes touchant leur religion, et touchant un certain Jésus, mort, que Paul affirmait être vivant.» Le mot que nous traduisons par religion signifie aussi superstition, et l'emploi d'un tel mot était peu respectueux, assurément, devant le successeur des David et des Salomon. Mais le roi n'en était pas à y regarder de si près. Il témoigna le désir «d'entendre aussi cet homme,» et Festus lui promit qu'il l'entendrait le lendemain. Il paraît que c'était déjà chose décidée, le gouverneur étant embarrassé pour le rapport à envoyer à Rome, et espérant qu'Agrippa, comme Juif, pourrait l'aider à éclaircir l'affaire.

Cette scène du lendemain, on l'a souvent décrite. Agrippa, Bérénice, venus «en grande pompe;» Festus, le gouverneur, avec la pompe plus sévère qui convenait à l'autorité réelle; dans la salle, «les tribuns et les principaux de la ville,» païens et juifs; puis, au centre, devant le roi, car il paraît que le roi occupait pourtant la place d'honneur, — celui qu'Agrippa avait appelé «cet homme.» Tous, d'ailleurs, sont plus que les personnages d'un tableau ou d'un drame, et personnifient, mauvaise ou bonne, une idée. Festus, c'est le Romain, un des moins mauvais de la décadence, mais aussi incrédule, évidemment, dans sa religion que dans toute autre, et prêt à traiter de folie toute affirmation sérieuse sur les choses de l'âme et de la mort. Agrippa, c'est l'homme qui veut bien accorder à la vérité un peu d'attention, un peu d'étude, et qui d'ailleurs en a reçu traditionnellement quelque partie, mais qui se soucie peu de la recevoir dans son cœur, et peu, surtout, de lui livrer sa vie à réformer. Bérénice, qu'en ferons-nous? L'histoire ne nous dit rien sur ses impressions de ce jour, et ne nous dit que trop sur tout le reste. Mais, pour Paul, nous ne sommes pas embarrassés; nous savons, dès longtemps, ce qu'il représente. Ce n'est pas seulement une foi nouvelle qui se lève; c'est la foi qui réclame sa place dans le monde, la vie qui demande à circuler librement. N'est-ce pas là ce qu'était l'Évangile? Et quand Juifs ou païens s'armaient contre lui, n'était-ce pas bien moins contre ses doctrines que contre son principe même, — la foi, le règne de la foi?


III

Quand Festus eut invité Paul à parler, il commença par dire qu'il se félicitait d'avoir à parler devant le roi, mieux en état, comme Juif, de le comprendre, mieux disposé aussi à l'écouter avec patience. Ce qu'il raconte ensuite, nous l'avons déjà souvent rencontré sous sa plume ou dans sa bouche. Peut-être insistera-t-il plus encore qu'ailleurs sur l'union que la prophétie établit entre les deux économies. Il n'a commis d'autre crime, dit-il, que de croire à l'accomplissement d'une promesse dont les Juifs eux-mêmes proclament l'infaillibilité, mais qu'ils regardent comme non encore accomplie. Mais en cet endroit, tout à coup, soit qu'il eût aperçu dans l'auditoire quelque mouvement d'improbation, soit qu'il ne voulût que se jeter au devant de l'objection tant de fois faite: «Quoi! s'écria-t-il; il vous semble incroyable que Dieu ressuscite des morts!» Et la suite nous montre que ce qu'il avait en vue, ce n'était pas la résurrection en général, mais celle de Jésus-Christ, considérée comme la grande preuve de l'accomplissement des prophéties dans la personne du Sauveur. Alors vient son grand argument, — le récit de sa conversion; et nous avons montré ailleurs comment ce troisième récit, identique de fond avec les autres, a pu cependant prendre, dans sa bouche, une couleur appropriée aux circonstances, à l'auditoire. Il n'a donc fait, ajoute-t-il (XXVI, 19 et suiv.), que ce que Jésus ressuscité lui a commandé de faire; et comme, encore une fois, Jésus ressuscité n'était que l'accomplissement visible, vivant, des prophéties, — il n'a prêché, lui, Paul, que ce que les prophètes et Moïse avaient prêché, en réalité, avant lui. Jésus devait souffrir; Jésus devait ressusciter.

Mais c'en était trop pour Festus. Le scepticisme ne se contente pas de ne pas croire; il n'aime pas que l'on croie, et, pour lui, toute croyance un peu vive, c'est folie. «Tu déraisonnes, Paul, dit-il; ton grand savoir te met hors de sens.» Qu'entendait-il par ce «grand savoir?» Était-ce pure ironie? Le mot grec signifie ta grande littérature, et paraît plutôt se rapporter aux nombreux passages prophétiques dont Paul avait sans doute accompagné ses assertions. Il y aurait, dans ce cas, moins d'ironie à l'adresse de Paul, mais plus de mépris pour le livre que Paul avait appelé en témoignage. Cette interprétation s'accorde mieux avec la réponse de l'apôtre. Il commence bien par répondre: «Je n'ai point perdu le sens;», mais ce qu'il ajoute est moins sa propre défense que celle des Saints Livres. Il en appelle au roi; il le somme de rendre témoignage, sinon à Jésus-Christ, du moins à l'autorité divine des prophéties invoquées pour montrer en Jésus-Christ le Messie. «Crois-tu, roi Agrippa, aux prophètes? Je sais que tu y crois!» Et cette interpellation, non moins que ce qui précède, nous autorise à penser que la contenance du roi était celle d'un homme qui résiste, mais qui n'a cependant pas pu ne pas devenir attentif et sérieux.

Ce qui donne quelque importance à l'opinion que nous nous ferons de ses impressions à ce moment, c'est que nous n'avons pas d'autre moyen de déterminer le sens de sa réponse, fort controversé de tout temps. La difficulté tient à une de ces locutions familières qui — nous l'avons déjà remarqué — sont souvent peu claires pour nous. On traduit ordinairement: «Peu s'en faut que tu ne me persuades de devenir chrétien;» et beaucoup de lecteurs tiennent à cette traduction par intérêt pour la gloire de Paul, dont l'éloquence aurait arraché au roi cet hommage. Mais il est bien peu vraisemblable qu'Agrippa, quoique saisi, jusqu'à un certain point, par la vive parole de l'apôtre, ait pu aller jusque-là, surtout devant Festus, qui vient presque d'accuser Paul de folie; il est d'ailleurs impossible de trouver ce sens dans les mots, pour peu qu'on les serre de près. Mais c'est en les serrant que nous trouverons peut-être ce qu'on a en vain cherché dans le vague. 

 Le grec persuader signifie aussi, plus souvent même, chercher à persuader, prétendre à persuader. Les mots en peu, qui précèdent, signifient presque toujours en peu de temps. Cela posé, si nous nous rappelons combien l'interpellation de Paul a été brusque, combien vivement il a paru dire: «Si tu crois aux prophètes, tu dois croire en Jésus-Christ, tu y crois,» — un sens tout naturel se présente, et ce serait quelque chose d'approchant de notre locution vulgaire: «Tu vas bien vite en besogne,» ou, plus vulgairement encore: «Comme tu y vas!» C'est donc comme si le roi disait, développant sa pensée: «Tu me demandes si je crois aux prophètes. Oui, j'y crois. Mais partir de là pour me sommer de devenir chrétien, mais conclure que je dois nécessairement le devenir, presque que je le suis déjà, — c'est un peu prompt, un peu fort!»

Voilà ce qui concilie le mieux, nous semble-t-il, l'impression sérieuse que le roi a reçue, le peu d'envie qu'il a, néanmoins, d'être chrétien, et l'embarras, enfin, où il se trouve, soit vis-à-vis de Paul qui l'a sommé de se déclarer au moins israélite convaincu, soit vis-à-vis de Festus qui a traité Paul d'insensé, et qui n'estime pas plus le judaïsme que le christianisme. Ce sens est aussi celui qui amènera le mieux la réponse de Paul, fort peu claire autrement et réduite presque à un jeu de mots. Le lien, maintenant, est dans l'idée. Le roi a dit: «Tu vas bien vite; tu fais bien du chemin en peu de temps.» Paul répond: «Plût à Dieu que, soit en peu de temps, soit en beaucoup,», car peu m'importe le temps, la peine, pourvu que la chose se fasse, «plût à Dieu que, non seulement toi, mais tous ceux qui en ce moment m'écoutent, devinssiez tels que je suis.» Ces derniers mots sont probablement une allusion aux paroles de Festus et à la folie de Paul; mais, qu'on admette ou non ce détail, le tout est maintenant clair, et, croyons-nous, satisfaisant.

Mais Paul ajoute un mot qui n'a jamais pu être obscur, et qui achève admirablement, soit son discours, soit le tableau. «Plût à Dieu, a-t-il dit, que vous devinssiez tous tels que je suis!» — sauf ces chaînes, ajoute-t-il. Et tout paraît indiquer que ce n'était pas une figure, que Paul était bien réellement, sinon chargé de chaînes, du moins lié d'une chaîne, l'usage étant que tout prisonnier portât cette marque visible de sa captivité. Nous ne pouvons donc pas ne pas le voir, à ces mots, ou abaissant son regard sur la chaîne, ou élevant la chaîne même, et la montrant au roi, à Bérénice, à Festus. Mais si l'apôtre ne peut pas faire que ce regard ou ce geste ne soit une protestation contre le déni de justice dont il souffre depuis deux ans, cette protestation sera du moins, dans sa forme, comme un nouvel échantillon de la foi pour laquelle il souffre. C'est un vœu, tout de charité, pour ses juges et pour ses ennemis. Aussi voyons-nous les trois principaux personnages se lever sous une impression favorable, «ainsi que ceux qui étaient assis avec eux.» — «Et s'étant retirés, poursuit l'auteur (Act. XXVI, 31), ils se disaient les uns aux autres: Cet homme n'a rien fait qui mérite la mort ou la prison. Et Agrippa dit à Festus: Cet homme aurait pu être relâché, s'il n'en avait appelé à César.» Mais Festus n'alla pas jusqu'à engager l'apôtre à retirer l'appel; il était probablement tout heureux que la stricte légalité l'obligeât de l'envoyer à Rome. 

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