Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE TRENTE-DEUXIÈME.

À PHILÉMON

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I. Onésime. — Ses relations avec Paul. — Libre en Jésus, esclave selon la loi humaine. — L'esclavage. — Le nom de frère. 

II. Comment Paul amène ce nom. — Touchants détails. — Il revient à la prière. — Il paiera, s'il le faut. — Comment cette idée s'ennoblit. — Conclusion. 

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 L'épître à Philémon, que nous n'avons jusqu'ici envisagée qu'au point de vue chronologique, nous offrirait, malgré sa brièveté, les éléments d'une nouvelle et intéressante étude sur le caractère de Paul, soit comme apôtre, soit comme homme.

Philémon habitait Colosses. Converti par saint Paul, il est appelé par lui «notre compagnon d'œuvre,» ce qui paraît ne devoir être entendu ni d'un apostolat au dehors, ni d'un ministère à Colosses, mais seulement du zèle de Philémon comme membre de l'Église de cette ville. Un de ses esclaves, Onésime, après quelque infidélité dont on ne peut pas bien, d'après l'épître, déterminer la nature, s'était enfui. Dieu lui fit rencontrer Paul; de quelle manière, nous l'ignorons. Il pouvait l'avoir vu dans la maison de son maître, et ce fut peut-être lui qui, se trouvant à Césarée, apprenant que Paul était en prison, eut l'idée de l'aller voir. Devenu chrétien, soit que l'esclave eût été déjà auparavant au-dessus de sa condition, soit que le christianisme eût amené rapidement chez lui un grand développement d'esprit et de cœur, il fut bientôt, pour l'apôtre, non-seulement un frère en Christ, comme tout autre chrétien, esclave ou libre, mais un ami, un frère tout particulièrement cher. Cette amitié, pourtant, l'apôtre n'hésita pas à se priver des douceurs intimes et des soulagements matériels qu'elle lui procurait dans sa prison. Onésime, selon lui, devait retourner chez son maître; Onésime, cédant à ses injonctions, partit. Mais il partit chargé de la lettre dont nous venons de tirer ces détails.

Il s'agit donc de recommander Onésime à la clémence de Philémon. Mais l'Onésime qui retourne n'est pas celui qui s'était enfui; esclave encore aux yeux de la loi humaine, il a reçu de Dieu, par l'Évangile, cet affranchissement spirituel qui lui est désormais commun avec Philémon, son maître. Philémon sera-t-il tenu, pour cela, de l'affranchir? Paul ne le lui demande pas. Si Philémon tire cette conséquence, tant mieux; s'il ne la tire pas, Onésime, sans murmurer, prendra pour lui ce que l'apôtre a dit dans cette épître aux Colossiens dont il est aussi le porteur: «Esclaves, obéissez à vos maîtres selon la chair... et quoi que vous fassiez, faites-le de bon cœur, comme pour le Seigneur, non pour les hommes.» Le christianisme, dans cette grande question de l'esclavage, a procédé comme fait ici l'apôtre; il a posé les principes, laissant aux hommes et au temps le soin de tirer la conclusion. Hélas! les hommes ne se sont pas pressés! L'apôtre, donc, posera le principe. Onésime est chrétien; Onésime doit être accueilli par Philémon, «non plus comme un esclave, mais comme un frère bien-aimé.»


II

Mais Paul sait bien que de pareilles distances ne se comblent pas d'un coup; il n'est pas de ces moralistes qui s'imaginent faire preuve de haute vertu ou de génie en posant l'idéal sans s'inquiéter de le rendre acceptable. Avant donc d'adresser cette demande à Philémon, avant de lui parler d'Onésime comme d'un frère, il en parlera comme de son fils, à lui, Paul «Mon fils Onésime, dira-t-il, que j'ai engendré dans mes chaînes.» Mais, cette paternité sainte, Paul ne veut pas encore s'en prévaloir pour imposer à Philémon d'accueillir fraternellement Onésime. Il ne se prévaudra pas davantage ni de ses droits d'apôtre, ni de cet autre droit sacré que lui donnent son âge et ses souffrances. «Bien que j'aie en Jésus-Christ le droit de te commander ce que tu dois faire, moi, Paul, tel que je suis, avancé en âge, et même, en ce moment, prisonnier pour Jésus-Christ, — j'aime mieux te prier au nom de la charité.» Il est vrai qu'on pourrait traduire autrement. «J'aime mieux te prier au nom de la charité, étant ce que je suis, avancé en âge, prisonnier...» — et ces dernières circonstances seraient alors mentionnées, non pas comme augmentant l'autorité de l'apôtre, mais comme appuyant sa prière. N'importe. Il pourrait commander, — et il ne veut que prier, plaider. Onésime a été un bien mauvais serviteur; il sera un serviteur fidèle. Il l'a été pour l'apôtre, qui, bien volontiers, l'aurait gardé; mais c'eût été, dit-il, imposer à son maître une bonne œuvre, et toute bonne œuvre doit être volontaire. C'est Dieu qui veut qu'Onésime retourne chez Philémon; c'est Dieu qui a permis que l'esclave quittât son maître. «Peut-être n'a-t-il été séparé de toi pour quelque temps, qu'afin que tu le recouvrasses pour toujours,» que tu le recouvrasses perpétuel, éternel, dit le texte; — et ce n'est qu'après avoir établi, entre le maître et l'esclave, cette glorieuse fraternité du salut, de la vie éternelle et bienheureuse, que l'apôtre prononce enfin, sûr maintenant de ne plus choquer, ce nom nouveau, ce nom étrange, ce nom béni de frère. «Reçois-le comme un frère.»

Et cependant, même alors, il n'appuie pas; il veut que l'adoption fraternelle se consomme, libre et silencieuse, dans le cœur de Philémon. Voici donc encore la prière. «Si donc tu me regardes comme étroitement uni à toi, reçois-le comme tu me recevrais moi-même.» Il va jusqu'à offrir de rembourser à Philémon la somme dont Onésime peut lui avoir fait tort. On a quelquefois cru devoir ennoblir ce détail en l'interprétant au figuré; Paul aurait déclaré prendre sur lui, non pas la dette, mais l'offense. Comme si le sentiment qui a dicté son offre ne suffisait pas à l'ennoblir! Les mots, d'ailleurs, se refusent absolument à cette interprétation. On a aussi objecté que Paul, si pauvre, aurait pu, par une telle offre, offenser Philémon, qui paraît avoir été riche. Philémon s'offensant aurait montré, répondrons-nous, peu de cœur, peu d'esprit; il n'aurait eu, d'ailleurs, pour revenir de cette impression, qu'à poursuivre. Voyez comme l'apôtre replace aussitôt la question à sa véritable hauteur. Je paierai, dit-il, oui, je paierai «pour ne pas dire que tu es aussi mon débiteur, et de ta propre personne.» Ce que tu me dois, ô Philémon, c'est toi-même, ta vie spirituelle, ton salut, fruits de ma prédication; viens, après cela, viens réclamer le peu que te doit Onésime! Mais il sait bien que Philémon n'en aura jamais la pensée. Il revient à sa première prière; il n'admet plus que Philémon puisse refuser. «Oui, mon frère, que je reçoive de toi ce profit en Notre Seigneur... Si je t'ai écrit, c'est que j'étais persuadé de ton empressement à m'écouter, sûr même que tu feras au delà de ce que je dis.» Il le salue alors au nom de ses compagnons de travail et d'épreuves, Epaphras, fondateur de l'Église de Colosses, Marc, Aristarque, Démas, Luc; il le bénit, lui, sa famille, les chrétiens qui se réunissent dans sa maison, et cette bénédiction fera d'eux tous autant de frères et d'avocats, s'il le faut, du pauvre esclave Onésime.

Que de choses seraient à remarquer dans cette lettre! Quelle transformation, non seulement religieuse, mais morale et sociale, que celle dont nous avons là un monument! Quel contraste avec les avilissements, les corruptions, les cruautés de la civilisation païenne! Quels tendres mouvements sous la main de fer de la vieille Rome! Quand cette courte épître ne serait pas d'un immense intérêt comme monument chrétien, elle le serait encore comme page importante de l'histoire de l'humanité.

Mais nous n'avions à l'étudier ici que comme appartenant à l'histoire de notre apôtre. Voilà, dirons-nous donc, comme il savait être puissant par la charité seule; voilà comme il savait délicatement manier ces grandes idées qui allaient changer la face du monde. Ce n'est pas un sage qui enseigne; ce n'est plus un prédicateur qui prêche; c'est un homme se donnant à ceux qu'il veut conquérir, et, s'il peut se donner de cette manière à ses frères, c'est qu'il a commencé par se donner à leur Sauveur. Pour aimer ainsi les âmes, il faut avoir combattu et souffert avec celui qui les a rachetées.

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