Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE TRENTIÈME.

CÉSARÉE

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I. Félix. — Son origine et ses vices. — Paul accusé devant lui. — Tertullus et sa tactique. 

II. Paul répond. — Félix ajourne. — Paul devant lui et sa femme Drusille. — «Pour le moment, va-t-en!» — Paul retourne en prison. — Adoucissements. 


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À Césarée résidait donc le procurateur Félix, un des hommes les plus vils de cette triste époque. Ce n'est pourtant pas d'après les Actes que nous pourrions nous faire une si fâcheuse idée de son caractère et de ses mœurs; il y a même lieu de s'étonner que l'historien appuye si peu sur les vices d'un homme qui retint deux ans Paul en prison tout en reconnaissant son innocence. Mais Félix nous est connu d'ailleurs; le rude pinceau de Tacite a eu pour lui quelques-uns de ces traits que les siècles n'effacent pas. «Claude, dit-il (Hist. V, 9), abandonna la Judée, depuis le moment où ses rois furent morts ou ruinés, à des chevaliers ou à des affranchis. Un de ces derniers, Antonius Félix, y exerça, parmi toutes sortes de cruautés et de débauches, un pouvoir de roi absolu avec une âme d'esclave.» Il était frère de cet autre esclave, Pallas, à qui la faveur d'Agrippine livrait Rome et l'Empire. Malgré l'appui de son frère tout puissant, Félix avait voulu donner à sa position en Judée une certaine base nationale: il avait épousé Drusille, fille d'Hérode-Agrippa et femme du roi d'Émesse, qu'elle quitta pour Félix. Mais ses rigueurs, ses vices, que ne relevait rien de brillant, sa basse cupidité, sa lâcheté dès qu'il cessait d'être cruel et voulait se rendre agréable, tout, en lui, était odieux aux Juifs; et ce qui nous montre le mieux à quel point leur haine était fondée, c'est que Néron, deux ans après, fut obligé de leur faire justice. Félix fut rappelé, et, sans le crédit de son frère, il aurait payé de sa tête les turpitudes de son despotisme en Judée. Quoique l'auteur des Actes le traite, en apparence, beaucoup moins sévèrement que Tacite ou Josèphe, nous pourrons constater que c'est le même caractère, le même homme, qui ressort de son récit. 

 Le tribun avait écrit à Félix une lettre assez impartiale, où il déclarait (Act. XXIII, 26 et suiv.) n'avoir trouvé Paul coupable «d'aucun crime qui méritât la mort ni même la prison.» Il l'avait mené, disait-il, au Sanhédrin, et avait vu «qu'il était accusé sur des questions de leur Loi.» Ayant appris ensuite que sa vie était menacée, il l'envoyait à Césarée, et avait fait savoir aux Juifs qu'ils eussent à l'accuser, s'ils voulaient, devant le gouverneur.

Les Juifs n'y manquèrent pas. Cinq jours après que Paul fut arrivé à Césarée, où il avait pour demeure la prison de l'ancien palais d'Hérode le Grand, maintenant palais du gouverneur et portant le nom romain de Prétoire, — Ananias, le grand-prêtre, arriva, accompagné de membres du Conseil, accompagné aussi d'un avocat, Tertullus, chargé de formuler l'accusation. L'audience ouverte, Tertullus débuta par des flatteries qui contrastaient étrangement avec ce que tous savaient, et Félix le premier, des sentiments du peuple envers Félix; mais en le louant surtout d'avoir fait régner, par sa sagesse, une profonde paix dans le pays, l'orateur amenait le principal chef d'accusation, celui d'avoir troublé la paix publique. Quoique l'émeute eût été dirigée contre Paul, il en est représenté comme l'auteur. «Nous avons constaté que cet homme est une peste, qu'il provoque la sédition parmi tous les Juifs, par tout l'Empire, et qu'il est le chef de la secte des Nazaréens,» ou Nazaréens, disciples de Jésus de Nazareth; mais le changement de l'a en o formait un jeu de mots, et les Nazaréens devenaient des gens de rien. L'orateur des Juifs a donc eu soin de mettre en première ligne un crime que le gouverneur peut vouloir punir lui-même; mais il ne renonce pas à faire en sorte que Paul soit jugé par les Juifs, c'est-à-dire plus sûrement condamné. «Il a même, ajoute-t-il, tenté de profaner le temple, de sorte que nous l'avions saisi et que nous voulions le juger selon notre loi. Mais le tribun Lysias, étant survenu, nous l'a ôté des mains avec une grande violence, ordonnant, etc.» Le récit des faits, tel que nous l'avons présenté, nous dispense de relever les arrangements de l'avocat. Mais la conclusion, quoique sous-entendue, était claire: Paul devait être livré au Sanhédrin comme profanateur du temple.


II

 Si Paul n'eût été citoyen romain, il est possible que Félix eût accueilli la demande, heureux de se faire à bon marché une bonne note auprès d'eux. Mais il était tenu d'y regarder de plus près, et, de lui-même, il fit signe à l'accusé de parler. 

Paul commença par dire qu'il se félicitait d'avoir pour juge un homme qui résidait depuis si longtemps dans le pays. Ce n'était pas un compliment à Félix ni à sa justice, sur laquelle, sans doute, il comptait peu; il voulait dire seulement que Félix devait connaître les Juifs, surtout leurs chefs, et savoir de quoi ils étaient capables. Mais il s'en tient à cette insinuation; il n'exploitera pas la haine par laquelle Félix répond à la haine des Juifs, détestant, en particulier, Ananias, car ces deux hommes, qui se valaient, se rendaient mutuellement justice en se haïssant profondément. Paul, donc, se borne à se défendre. Il n'a passé à Jérusalem, dit-il, que quelques jours; il n'a été vu disputant ni dans le temple ni dans les synagogues. Il reconnaît que sa manière de servir le Dieu de ses pères n'est plus celle des Juifs, mais celle «de cette voie qu'ils appellent secte;», mais c'est par la Loi, par les prophètes, qu'il a été amené dans cette voie, laquelle, en somme, n'est autre chose que l'attente d'une résurrection. C'est cette attente qui est le mobile de sa vie et de tous ses travaux. Depuis bien des années, il n'avait pas revu Jérusalem. Il y est venu pour apporter à quelques frères pauvres les aumônes de frères d'autres pays, et il n'a fait, à côté de cela, que s'acquitter, dans le temple, des formalités de son vœu. C'est là que les Juifs d'Asie l'ont reconnu, l'ont saisi. Le Sanhédrin n'a pu le convaincre d'aucun crime, à moins qu'il n'en ait commis un en se disant accusé uniquement pour avoir prêché la résurrection des morts.

L'historien ne dit pas si les Juifs tentèrent de le réfuter; il dit seulement que le gouverneur «les remit à une autre fois.» Les mots qui suivent ont été souvent mal traduits. On les met dans la bouche de Félix, et on lui fait dire qu'il veut «s'informer mieux de ce qui concerne cette voie (le christianisme).» Le sens, au contraire, est: «Sachant bien ce qui concerne cette voie,» sachant bien ce qu'était le christianisme; et il n'y a rien d'invraisemblable à ce que le gouverneur, tant vicieux fût-il, eût voulu se rendre un peu compte de la religion d'une partie de ses administrés. C'est ce que paraît indiquer encore le fait de conversations nombreuses qu'il eut, nous est-il dit (XXIV, 26), avec l'apôtre.

La première de ces conversations est la seule sur laquelle il nous soit donné des détails. La femme du gouverneur, juive de naissance, y assistait; on ne nous dit rien de ses impressions, qui durent être bientôt assez semblables à celles de son mari, car les deux époux ne se ressemblaient que trop. Félix avait fait chercher Paul. «Il l'entendit (on l'écouta) parler de la foi en Christ,» nous disent les Actes; et nous ne voyons pas que la question de doctrine ait été pour lui autre chose qu'un objet de curiosité. Mais Paul, comme toujours, voulut arriver aux conséquences; et c'est toujours aux conséquences que se heurtent les gens, même meilleurs, et de beaucoup, que Félix ou Drusille. «Il l'écouta parler de la foi en Christ; mais comme Paul se mettait à parler de la justice, de la continence et du jugement à venir,» de la justice au despote injuste et cruel, de la continence au débauché dont le mariage même n'avait été qu'un scandale de plus, du jugement dernier à l'homme qui avait cherché sans doute dans les négations épicuriennes un refuge contre les dieux, — alors «Félix, effrayé, lui dit: Pour le moment, va-t-en; quand j'en aurai le loisir, je te rappellerai.»

Il est probable que Paul, malgré cette promesse, s'attendait peu à être rappelé. Il le fut pourtant plusieurs fois. Nous ignorons, avons-nous dit, ce qui se passa dans ces entretiens; nous savons, malheureusement, que le gouverneur ne devint ni plus juste dans son administration, ni plus respectable dans ses mœurs, et ne songea pas plus qu'avant à ce jugement à venir qui avait un moment troublé son âme.

Même envers Paul, qu'il paraissait traiter avec une certaine bienveillance, il resta ce qu'on l'avait toujours vu, cruel, égoïste, avide. Quoique convaincu de son innocence, il le retint indéfiniment prisonnier. C'était pour plaire aux Juifs, et diminuer au moins d'un la somme de leurs griefs; et quand, au bout de deux ans, il dut partir pour aller répondre, à Rome, à leurs plaintes enfin accueillies par l'empereur, il eut soin de le laisser en prison pour adoucir quelque peu, si possible, l'ardeur de leurs dénonciations. Ces calculs de son égoïsme, l'argent seul aurait pu le porter à y renoncer. «Il espérait aussi, disent les Actes, que Paul lui donnerait de l'argent pour qu'il le mît en liberté.» De l'argent, Paul n'en avait pas; et quand les chrétiens, même à son insu, auraient réuni une somme pour l'offrir à l'avide gouverneur, il nous serait pénible qu'un apôtre eût dû à ce moyen sa liberté ou même sa vie. Cette remarque a bien son égoïsme. Nous voulons que rien ne manque aux héros de notre foi; nous refusons courageusement en leur nom tout ce qui allégerait, aux dépens de leur gloire, leurs souffrances. Mais, enfin, la remarque est bonne, et Paul, bien certainement, l'approuverait.

Félix, du reste, avait épargné à l'apôtre les rigueurs qu'il ne jugeait pas nécessaires; il avait ordonné «qu'on n'empêchât aucun des siens de le servir et de le visiter.» L'auteur des Actes, quoique étant un des siens, se tait absolument sur leurs relations avec lui pendant ces deux longues années; lui-même, dans ses épîtres, quand il parle de sa captivité, il ne distingue pas entre celle de Césarée et celle, plus tard, de Rome, de sorte que nous n'avons rien à placer avec certitude dans cette première période. Mais on a beau ne vouloir rien avancer que de certain, et surtout ne rien inventer; il est presque impossible de ne pas l'aller chercher dans cette prison de Césarée, et de ne pas se demander quelles étaient là ses occupations, ses pensées. Ses pensées, — nous avons assez vécu avec lui pour qu'il nous fût possible, sans trop de témérité, de les dire; ses occupations, — nous ne pouvons pas douter qu'il ne consacrât à son œuvre toutes les facilités qui lui étaient laissées. Il pouvait recevoir, par ses amis, des nouvelles de toutes les Églises; il pouvait, par eux, communiquer avec elles, et, d'ailleurs, rien n'indique qu'il n'ait pas eu la liberté d'écrire, puisqu'il l'eut à Rome, plus tard, jusqu'au dernier moment.

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