Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VINGT-HUITIÈME.

LE DERNIER VOYAGE A JÉRUSALEM

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I. Pressentiments. — Embûches à Corinthe. — Départ. 

II. Troas. — Le dimanche. — Il a hérité de l'institution divine du sabbat. 

III. L'assemblée. — Le jeune homme tombé d'une fenêtre. — Les adieux. — Voyage à pied. 

IV. Milet. — Les Anciens d'Éphèse. — Le discours de Paul. — Ses larmes. — Fin du discours. — Exhortations aux anciens et à tous. — La prière à genoux. 

V. Paul ne doit pas avoir revu Éphèse. — Continuation du voyage. — Paul supplié, à Tyr, de ne pas poursuivre. — Césarée. — Agabus. — Nouvelles instances. — Paul persiste. 


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 Reprenons maintenant la vie de Paul.

Nous l'avons laissé à Corinthe, écrivant, probablement vers la fin de l'an 58, son épître aux Romains. On se rappelle qu'il avait résolu de porter à Jérusalem, avant de partir pour Rome, le produit de la collecte faite par ses soins en Grèce. Ce voyage à Jérusalem, rien ne le forçait de l'entreprendre; une courte navigation pouvait le porter de Grèce en Italie, où il lui tardait d'aller. Et cependant, s'il préfère obéir à cette impulsion intérieure qui lui désigne encore une fois la Judée, ce n'est pas qu'il n'ait le pressentiment de grands dangers. Il demande aux chrétiens de Rome de «combattre» avec lui par leurs prières, afin qu'il échappe aux «rebelles qui sont en Judée.» Mais sa pensée ne va pas au delà. Il se voit, une fois délivré de ces «rebelles,» naviguant en paix vers l'Italie; il ne se doute guère que la haine des Juifs lui fera faire ce voyage tout autrement qu'il n'a cru l'arranger, et le traînera, captif, dans cette Rome où il croyait arriver librement et joyeusement.

Elle éclata, cette haine, à Corinthe même, au moment où il allait s'embarquer pour la Syrie. «Les Juifs, nous disent les Actes (XX, 3), lui tendirent des embûches» qui le déterminèrent «à retourner par la Macédoine.» Nous ne savons ce qu'étaient ces embûches, ni, par conséquent, en quoi le voyage par terre était plus sûr que le voyage par mer. Mais le voyage par terre n'était pas sûr non plus, car nous voyons Paul ne partir qu'accompagné de plusieurs amis, Sopater, Aristarque, Secundus, outre Timothée, Gaïus, Tychique et Trophime. Luc, resté à Philippes nous ne savons depuis quel moment, car il n'est pas probable que ce fût depuis le premier voyage en Macédoine (Actes XVI), se joignit à eux dans cette ville, et s'embarqua avec eux pour Troas; c'était, nous dit-il, «après les jours des pains sans levain,» ce qui place ce voyage aux environs de la Pâque, c'est-à-dire au printemps de 59.


II

À Troas, ils s'arrêtèrent sept jours. «Et le premier jour de la semaine, nous dit l'historien (XX, 7), les disciples étant assemblés pour rompre le pain, Paul, devant partir le lendemain, discourait avec eux, et il prolongea le discours jusqu'à minuit.» Ce discours, qui allait reprendre après minuit pour se prolonger jusqu'au matin, c'était évidemment un entretien où l'apôtre avait le principal rôle, et non un discours prononcé par lui; c'est là, d'ail.leurs, le sens de la phrase grecque, dont la traduction plus exacte nous aurait épargné beaucoup de mauvaises plaisanteries sur la longueur du discours de Paul.

Mais la première ligne est d'une grande importance historique. Paul avait bien écrit aux Corinthiens de mettre à part, «chaque premier jour de la semaine,» ce qu'ils comptaient donner pour la collecte; mais ces mots, quoique supposant la célébration du dimanche, n'en sont pas une mention positive. Or, nous avons ici cette mention; c'est donc la première. On a souvent invoqué contre le dimanche, du moins contre l'idée d'une institution divine et apostolique du dimanche, les endroits où l'apôtre parle de la distinction des jours comme d'un reste fâcheux du judaïsme. Mais rien, dans ces endroits, n'indique qu'il eût en vue le principe même du Sabbat, le don d'un jour par semaine au Seigneur; abolir le principe eût été chose trop grave pour qu'il ne s'en expliquât pas ouvertement, et les judaïsants auraient trouvé là, contre lui, le plus sérieux de leurs griefs, ce dont nous n'avons aucune trace. Le Sabbat n'était point une de ces prescriptions qui devaient nécessairement tomber devant l'Évangile. Plusieurs de ces prescriptions, il est vrai, se rapportaient au Sabbat; mais le Sabbat était un des dix grands commandements.

Qu'avait fait, à cet égard, Jésus-Christ? Plusieurs de ces dix commandements, il les rappelle en les rendant plus sévères. La défense de tuer devient la défense de haïr; la défense de commettre adultère devient celle de regarder une femme avec des yeux de convoitise. D'autres, auxquels il n'y avait rien à changer, il n'en parle pas. Le troisième, celui du Sabbat, il en parle, mais uniquement pour le dégager de ces prescriptions accessoires dont la Loi d'abord et la tradition ensuite l'avaient environné. «Le Sabbat a été fait pour l'homme, dit-il, non l'homme pour le Sabbat.» Paul ne dit pas autre chose. Les prescriptions légales ou traditionnelles, l'esclavage du Sabbat, il veut que le chrétien s'en affranchisse; l'observation libre et joyeuse d'un commandement «fait pour l'homme,» pour son âme, pour son corps aussi, qui a besoin d'un jour de repos, — il ne l'a jamais attaquée, et nous le voyons, à Troas, prendre part à une réunion clairement indiquée comme célébration du «premier jour de la semaine.» Ce changement de jour, le premier au lieu du dernier, n'était-ce pas, à la fois, l'affirmation de la liberté chrétienne et l'acceptation du principe? Et si tout cela s'est fait sous les yeux des apôtres, sous l'autorité des apôtres, — nous ne comprenons pas comment des hommes croyant à l'autorité apostolique ont pu douter que le dimanche ne fût, comme le Sabbat, une loi de Dieu.


III

Mais un grave incident allait marquer la réunion de Troas.

Elle avait lieu, selon l'usage, dans une «chambre haute;» on sait que ce nom désignait, dans chaque maison, l'étage supérieur, inhabité à l'ordinaire, et qui, n'étant pas divisé en chambres, offrait un local aux réunions, aux repas. L'assemblée était nombreuse, et il y avait dans la salle, nous dit l'historien, beaucoup de lampes. Ces lampes nombreuses avaient-elles déjà pour but d'écarter toute accusation de désordres? C'est possible; mais il est probable qu'elles ne figurent, dans le récit, qu'en vue de l'accident dont elles purent être une des causes, soit par la chaleur, soit par la fumée. Un jeune homme nommé Eutyche, qui était assis sur une fenêtre, s'endormit, «tomba du troisième étage, et fut relevé mort.» La suite du récit permet de se demander si ce mot mort doit être pris à la lettre. «Paul, étant descendu, se pencha sur lui, et, l'ayant pris dans ses bras, leur dit: «Ne vous troublez point, car son âme est en lui.» L'apôtre a donc plutôt l'air d'affirmer qu'il n'est point mort, que d'annoncer une résurrection proprement dite; et quand «on ramena le jeune homme vivant,» ils furent «grandement consolés,» ce qui ne paraît pas non plus indiquer l'immense sensation qu'eût produite un vrai rappel à la vie. Est-ce à dire que les chrétiens de Troas aient vu là un fait tout ordinaire, et que nous ne devions attribuer à l'apôtre aucune part dans la guérison du jeune homme? Non. Les pouvoirs miraculeux que Dieu lui avait accordés contribuèrent, sans doute, à retenir cette âme qui n'avait pas tout à fait quitté le corps. Les chrétiens de Troas purent bénir Dieu de tout autre chose que d'un simple hasard ayant sauvé de la mort un homme tombé de trois étages; et quand Paul, remonté dans la chambre haute, rompit le pain avec eux, puis reprit et continua jusqu'à l'aube ce pieux entretien qui avait déjà tant duré, ce fut sans doute avec un redoublement d'attention, de respect, de tristesse en même temps que de joie, qu'ils recueillirent ses paroles, et, enfin, ses adieux.

Ses adieux, que l'historien ne mentionne pas, nous pouvons savoir ce qu'ils durent être, puisque nous avons, peu après, l'émouvante scène de Milet avec les Anciens d'Éphèse. Mais nous trouvons auparavant un détail qui se rapporte aussi, probablement, à l'état d'âme dans lequel nous avons vu et verrons encore l'apôtre. «Nous étant embarqués, dit Luc (Act. XX, 13), nous fîmes voile vers Assos, où nous devions reprendre Paul, car il l'avait ainsi ordonné, voulant faire la route à pied.» Assos était un port de mer de la Troade. Pourquoi ce voyage à pied, pas très long, il est vrai, mais solitaire? Nous nous trompons peut-être; mais si Paul a voulu faire seul ces quelques lieues, si son historien nous le dit sans indiquer aucune visite à faire, aucune raison quelconque, c'est que Paul avait besoin d'être seul un jour ou deux, de vivre un jour ou deux dans une société meilleure encore que celle de ses compagnons si dévoués. Il voulait se recueillir devant Dieu, s'entretenir avec Dieu des grandes choses que Dieu attendait de lui, et, mieux encore, de cette autre patrie dans laquelle il irait se reposer.


IV

Ses compagnons l'attendirent donc à Assos, puis firent voile avec lui pour Mitylène, dans l'île de Lesbos. Ils passèrent ensuite devant Chios, puis à Samos, puis à Trogylle, promontoire au delà d'Éphèse, et arrivèrent, le jour suivant, à Milet. Paul voulait de nouveau être à Jérusalem pour la Pentecôte; il évitait les villes où il n'aurait pu se dispenser de faire un séjour plus ou moins long. Mais, à Milet, au moment de quitter l'Asie-Mineure, il voulut revoir au moins les chefs des Églises fondées ou évangélisées par lui dans cette partie du pays. «Il envoya de Milet à Éphèse pour faire venir les Anciens de l'Église,» ce qui veut dire plutôt, d'après la suite, les Anciens d'Éphèse et ceux des Églises dont il avait eu à s'occuper pendant son séjour dans cette ville. Ils vinrent donc; et c'est alors qu'eut lieu cette scène dont le souvenir a plané sur tant de scènes du même genre, tant de départs, tant de séparations, tant de déchirements adoucis par la pensée d'un devoir à remplir, d'une réunion, plus tard, auprès de Celui qui donne la force à qui il impose les devoirs.

Nous avons le discours de Paul; et quoique nous l'ayons sûrement beaucoup plus court que l'apôtre ne l'adressa à des gens venus de si loin pour prendre congé de lui, c'est Paul, Paul tout entier, que nous avons là dans ces quelques lignes, aussi vivantes, plus vivantes peut-être que tout ce que nous avons lu dans ses épîtres. Les suprêmes exhortations du pasteur, le mâle courage du martyr, se mêlent, dans ce discours, aux sentiments les plus affectueux, les plus tendrement humains. Dès le début, quand il prend ses auditeurs à témoin du zèle avec lequel il leur a prêché l'Évangile, — c'est, dit-il, «parmi beaucoup de larmes» qu'il a servi le Seigneur au milieu d'eux; plus loin, c'est encore «avec larmes» qu'il n'a cessé, nuit et jour, d'exhorter chacun d'eux. N'est-ce pas aussi «avec beaucoup de larmes» que nous l'avons vu écrivant aux Corinthiens coupables? Des larmes! Ce n'est jamais sans quelque étonnement qu'on trouve ce mot dans sa bouche ou sous sa plume; la première impression est toujours celle d'un contraste avec cette figure si sévère et même si rude. Mais non. En nous révélant sa faiblesse, il nous révèle encore un des secrets de sa force. C'est parce qu'il savait pleurer, pleurer, non pas avec les affligés seulement, ce qui est facile, mais avec les pécheurs, sur les pécheurs, pleurer en condamnant, pleurer le malheur de qui se croyait heureux, pleurer la mort spirituelle de qui se croyait vivant, — c'est pour cela, disons-nous, qu'il opérait tant de résurrections d'âmes, miracles de la Grâce agissant par la charité.

Il n'a donc, dit-il, durant trois ans, rien négligé pour les amener «à la repentance envers Dieu et à la foi en Jésus-Christ.» Maintenant sa tâche est ailleurs. «Lié par l'Esprit,» hors d'état, quand il le voudrait, de résister à cette influence souveraine, il s'en va à Jérusalem, ne sachant ce qui l'y attend, mais recevant de ce même Esprit, à mesure qu'il approche du terme de son voyage, des avertissements toujours plus clairs au sujet de chaînes qui l'attendent. Il ira, pourtant, sans hésiter. «Ma vie ne m'est d'aucun prix, pourvu que j'achève avec joie ma course, et le ministère que j'ai reçu du Seigneur.» Mais le ministre du Seigneur, même heureux d'aller retrouver son maître, pense à ceux qu'il va laisser sur la terre. Il pense d'abord à leur douleur, car il les aime trop pour ne pas être sûr de leur amour. «Je sais, dit Paul, qu'aucun de vous tous, parmi lesquels j'ai passé en prêchant le royaume de Dieu, ne verra plus mon visage.» Il pense aux dangers dont ils pourront être assaillis, surtout au grand danger, celui de ne pas garder fidèlement le saint dépôt qui leur a été confié. Mais si ce malheur, ce qu'à Dieu ne plaise, arrivait: «Je proteste aujourd'hui devant vous que je suis net du sang de vous tous.» C'est à tous, en effet, et non seulement à tous, mais à chacun, «de maison en maison,» qu'il a chaleureusement et scrupuleusement annoncé «tout le conseil de Dieu.» Mais ce qui l'effraie en ce moment, ce n'est pas tant la perspective d'infidélités individuelles, toujours possibles, sans doute, mais sur lesquelles l'Église peut veiller, que la crainte, malheureusement trop fondée, des fausses doctrines qui pourraient égarer l'Église même, compromettre la grande œuvre, et la compromettre d'autant plus qu'elles auraient l'air d'y concourir. La première épître à Timothée, écrite, selon nous, depuis deux ou trois ans, explique assez les appréhensions de Paul; et quand nous la remettrions à sa date traditionnelle, nous dirions que l'état de choses qu'elle peint est celui que Paul, à Milet, voyait venir. L'expérience ne lui en avait que trop appris, témoin l'épître aux Galates; il n'avait pas besoin d'être prophète pour parler de «loups ravissants» qui feraient irruption dans le troupeau, et de gens qui, dans le troupeau même, prêcheraient «des choses pernicieuses.»

À tous, donc, aux Anciens, surtout, de veiller sur l'Église. «Prenez garde à vous-mêmes, dit-il à ces derniers, et à tout le troupeau sur lequel le Saint-Esprit vous a établis évêques, pour paître l'Église de Dieu, qu'il s'est acquise par son propre sang.» 

À vous-mêmes, d'abord, car ce n'est qu'en se maintenant lui-même dans la foi, dans la piété, que l'Ancien se maintient en possession du ministère dont le Saint-Esprit l'a revêtu; à tout le troupeau, ensuite, car bien que chaque fidèle soit responsable devant Dieu, une responsabilité spéciale pèse sur ceux qui ont à «paître l'Église,» le troupeau du pasteur suprême. Aussi l'apôtre les remet-il «à Dieu et à la Parole de sa grâce;» à Dieu «qui peut les édifier encore,» c'est-à-dire augmenter et perfectionner en eux ses dons; à la Parole de sa Grâce, c'est-à-dire aux saintes doctrines qui seront leur force et leur vie, la Grâce qui en est l'âme les conservant en eux. Mais qu'ils imitent — ce sera le dernier conseil de l'apôtre — le zèle désintéressé dont il leur a donné l'exemple. Il n'a convoité «ni l'argent, ni l'or, ni les vêtements de personne.» Ses mains ont pourvu à ses besoins, même à ceux de ses compagnons d'œuvre. Il faut savoir «s'accommoder aux faibles,» qui se défieraient d'une religion profitant à ceux qui la prêchent; il faut surtout se rappeler «ce qu'a dit le Seigneur Jésus: Qu'il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir.» Et quel bonheur plus grand que celui de donner la vérité, l'Évangile?

Alors «il se mit à genoux, et pria avec eux tous.» La prière à genoux paraît n'avoir été usitée, en ces premiers temps de l'Église, que dans des occasions exceptionnelles; il fallait que l'émotion du moment commandât au corps cette posture. Mais quel moment plus solennel que celui qui nous est ici raconté? Et comme nous voyons bien, quoique le récit n'en parle pas, les auditeurs de Paul tomber à genoux avec lui! Que fut sa prière? «Il pria,» nous dit l'auteur; rien de plus. Son discours nous a dit assez ce qu'elle dut être, et la suite le dit encore mieux. «Ils versèrent tous beaucoup de larmes, et, se jetant au cou de Paul, ils l'embrassaient, émus surtout de ce qu'il leur avait dit qu'ils ne verraient plus son visage.» On aime à voir, chez eux comme chez lui, ces mouvements auxquels la foi et le zèle n'ôtent rien de leur caractère humain. Il serait difficile d'imaginer une réunion ressemblant moins à un conventicule de farouches sectaires. Cette remarque, du reste, s'applique à toutes les assemblées sur lesquelles les Actes nous donnent quelques détails. Rien de plus calme, de plus vrai, dans tous les sens du mot. Les adieux finis, «ils l'accompagnèrent jusqu'au vaisseau;» et leurs regards, sans doute, suivirent le plus loin possible ce vaisseau qui ne devait jamais leur ramener l'homme de Dieu.


V

On hésite à jeter au milieu de scènes pareilles les arides recherches de la chronologie; mais comment ne pas recueillir ici un argument en faveur d'une thèse que nous avons annoncée et que nous reprendrons plus tard, — savoir que Paul ne revit en effet jamais Éphèse? Que ses pressentiments ne se fussent pas réalisés, et que, plus tard, après une première captivité à Rome, il fût revenu dans ces contrées, — voilà qui n'a rien d'invraisemblable; mais ce qui le serait, nous paraît-il, c'est que l'historien eût donné à cette scène une couleur si prononcée de scène d'adieux, d'adieux suprêmes, s'il eût eu connaissance d'un retour postérieur de l'apôtre à Éphèse. Il y aurait là, dans ce cas, de l'art, du drame, un certain calcul d'écrivain, toutes choses que plus d'un historien, même sérieux, s'est permises, mais qui trancheraient fort avec l'allure ordinaire de saint Luc. On pourra répondre, il est vrai, que les Actes finissent brusquement à la seconde année du séjour de Paul à Rome, que le livre a peut-être été écrit à ce moment même, que l'auteur, par conséquent, regardait encore les adieux comme définitifs. Mais tout cela soulève bien des questions que nous aurons à étudier, et, pour le moment, notre impression subsiste: Paul ne doit pas avoir revu Éphèse.

Parti donc de Milet, le vaisseau fit voile vers l'île de Cos, puis vers l'île de Rhodes, puis vers Patare, en Lycie. Là, Paul et ses compagnons de voyage prirent un autre vaisseau qui partait pour la Phénicie. Laissant à gauche l'île de Chypre, on se dirigea droit vers Tyr, où le vaisseau devait déposer sa charge. À Tyr, où on s'arrêta sept jours, Paul trouva des chrétiens qui le suppliaient «par l'Esprit» de ne pas «monter à Jérusalem.» Dieu même donc, en révélant à ces humbles fidèles les dangers qui attendaient l'apôtre, permettait à leurs sollicitations de mettre son courage à une nouvelle épreuve. L'historien ne s'arrête pas à nous dire ce que Paul leur répondit; mais il nous les montre, à son départ, l'accompagnant hors de la ville avec leurs femmes et leurs enfants, et là, dit-il (Actes XXI, 5), «nous étant mis à genoux sur le rivage, nous priâmes.» Les païens purent croire qu'ils invoquaient les divinités de la mer. Dans cet élan de tant de cœurs vers Dieu, il y eut des vœux, sans doute, pour que la traversée fût heureuse; mais le grand vœu, c'était que Paul échappât à ses ennemis, et le vœu chrétien, le meilleur, celui de Paul, nous en sommes bien sûrs, c'était que, par sa mort ou par sa vie, n'importe, il glorifiât son maître et avançât le règne de Dieu.

Le caractère mélancolique et mystérieux de ce voyage allait bientôt s'accentuer encore. On aborda à Ptolémaïs, puis à Césarée. Là demeurait Philippe, un des sept premiers diacres de l'Église de Jérusalem, et maintenant appelé de ce nom d'évangéliste qui paraît avoir été celui des hommes exerçant un apostolat sédentaire; quatre filles, riches des dons de l'Esprit Saint, l'aidaient dans ses travaux. Paul et ses compagnons passèrent chez lui plusieurs jours; les dangers que l'apôtre allait courir furent sans doute plus d'une fois le sujet de leurs entretiens. Mais une dernière circonstance allait redoubler les craintes. Agabus, que nous avons vu à Antioche, et chez qui le don de prophétie, ou de prédication, s'élevait quelquefois jusqu'à la prophétie antique, Agabus vint de Jérusalem à Césarée. Il commença probablement par raconter ce qu'il savait des haines prêtes à se déchaîner contre Paul; puis, usant d'une de ces formes symboliques familières aux anciens prophètes, il prit la ceinture de l'apôtre, s'en lia les pieds et les mains, et: «Voici, dit-il, ce que dit le Saint-Esprit: C'est ainsi que les Juifs lieront, à Jérusalem, l'homme à qui est cette ceinture, et ils le livreront entre les mains des Gentils.» Alors ce ne furent plus seulement les chrétiens de Césarée, mais les compagnons mêmes de Paul, dressés par lui à ne jamais reculer, qui le supplièrent de ne pas aller à Jérusalem. Ils lui demandaient, sans doute, si des pressentiments devenus presque une certitude n'étaient pas un ordre d'en haut de renoncer à ce voyage, et de se réserver pour d'autres œuvres. Jésus, son maître et son modèle, est allé à Jérusalem, il est vrai, sachant que la mort l'y attendait. Mais Jésus devait mourir; sa mort était le couronnement nécessaire de sa vie. Paul n'a point ce motif suprême; il peut, il doit vivre aussi longtemps que le devoir de mourir ne lui sera pas absolument imposé. Et les larmes venaient avec les paroles, et Paul lui-même ne cachait pas les siennes. Mais il entendait, au dedans de lui, une voix plus forte que tous les pressentiments et que les prophéties mêmes; et cette voix lui disait que pressentiments, prophéties, sollicitations, larmes, tout cela ne se trouvait sur sa route que pour qu'il eût, avec le secours de Dieu, le courage de persister, l'honneur de vaincre. «Que faites-vous, leur disait-il, en pleurant et m'attendrissant le cœur? Je suis prêt, quant à moi, non seulement à être lié, mais à mourir à Jérusalem pour le nom du Seigneur Jésus.» Il fallut renoncer à l'ébranler. «N'ayant pu le persuader, nous ne le pressâmes pas davantage, et nous dîmes: La volonté du Seigneur soit faite!»

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