Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VINGT-SEPTIÈME.

L'ÉPÎTRE AUX HÉBREUX

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I. Est-elle de Paul? — Pendant quatre siècles, oui en Orient, non en Occident. — Au cinquième, oui partout. — Difficultés; impossibilités. 

II. Mais Paul peut y avoir eu part. — Apollos. — Difficultés que ce nom résout. 

III. Une hypothèse ingénieuse. — Apollos écrirait, d'Éphèse, aux judéo-chrétiens deCorinthe. — Détails à l'appui.

***

 I

Nous venons de nommer l'épître aux Hébreux, et nous devons nous y arrêter. Si elle n'est pas de Paul, elle appartient néanmoins à son histoire comme lui ayant été très-longtemps attribuée.

L'apostolicité et la canonicité sont, avons-nous dit, hors de doute. L'épître est citée, en effet, par Clément de Rome; Clément avait été le disciple et le compagnon de Paul. S'il eût nommé l'auteur, tout serait dit.

Mais il ne le nomme pas; et si, à partir de ce premier fait, qui serait plutôt en faveur de Paul, nous interrogeons l'Église, — l'Église, pendant quatre siècles, nous répond Oui en Orient et Non en Occident. Ce n'est qu'au concile de Carthage, en 419, que l'Occident reconnaît enfin « les épîtres de Paul, quatorze en nombre, » et, dès lors, l'épître aux Hébreux lui est universellement attribuée. Mais les partisans de cette opinion avaient eu, à l'origine, à lutter contre beaucoup d'objections. La principale était tirée, ou, plutôt, sortait d'elle-même, avec une grande force, du style et des formes de l'épître. Impossible, en effet, d'y reconnaître notre apôtre. Au lieu de ces efforts souvent impuissants, quoique visibles, pour retenir son impétueuse pensée, toujours prête à briser la phrase, — voici des périodes qui coulent limpides, régulières, et auxquelles ne manque ni le tour oratoire, ni le choix parfait des expressions. Aussi n'a-t-on jamais sérieusement soutenu que le style pût être de Paul. Origène attribue à l'apôtre les pensées ; la rédaction, à un de ses disciples. Clément d'Alexandrie veut que Paul ait écrit lui-même, mais en hébreu. Le grec serait une traduction, œuvre de saint Luc.

Mais les difficultés ne venaient pas toutes du style. Si la doctrine, au fond, est celle de Paul,—on ne se le figure pas l'exposant de cette manière. Croironsnous, par exemple, qu'après avoir partout ailleurs insisté sur la justification par la foi, il ait pu, ici, se contenter de la supposer partout, et ne la formuler qu'en un endroit (XI, 7), encore comme en passant? Croirons-nous qu'après avoir tant de fois dessiné ce grand contraste, Loi, Grâce, œuvres, foi, — il ait pu, ici, tout en maintenant les éléments du contraste, ne pas le formuler? Croirons-nous qu'après avoir partout associé à l'idée du salut des Juifs celle du salut de tous les peuples, il ait pu, ici, n'envisager que le salut des Juifs, sans rien dire, il est vrai, qui exclue les autres peuples, mais sans nulle mention d'eux ? Nous n'invoquons donc pas seulement les autres épîtres, mais, en quelque sorte, Paul lui-même. Non ; il n'était pas homme à laisser ainsi dans l'ombre ces choses que, partout ailleurs, il mettait si résolument en relief.


II

Et cependant, nous l'avouons : nous ne consentirions pas sans regret à lui ôter toute part dans un écrit dont toutes les pages pourraient trouver place entre les siennes, et souvent même admirablement. Comme style, ce serait une singulière bigarrure, qui ne pourrait que montrer toujours mieux une autre main; mais les idées, tantôt comme introduction, tantôt comme suite à celles de Paul ; mais les sentiments exprimés, piété, charité, foi, vie, tantôt rappelant absolument Paul, tantôt offrant des nuances qui ne s'écartent guère de ce qu'on peut trouver, à des moments différents, chez le même homme, — tout cela entrerait sans peine dans ses épîtres. Voyez, par exemple, comme le onzième chapitre se fondrait facilement dans l'épître aux Romains. Peinture de la foi chez les anciens hommes de Dieu, ce serait une émouvante addition à ce que Paul enseigne sur l'union des deux alliances ; peinture de sentiments chrétiens, d'aspirations vers la patrie céleste, — ce chapitre se mêlerait plus naturellement encore aux élans de la foi de Paul, et, tout particulièrement, à ce beau chapitre huitième que nous avons analysé.

L'opinion aujourd'hui généralement admise, c'est que l'épître est d'Apollos. Si nous nous rappelons ce que Paul lui-même et ce que les Actes nous disent de cet « homme éloquent et puissant dans les Écritures, » élevé, d'ailleurs, dans les habitudes littéraires et philosophiques d'Alexandrie, amené par le judaïsme à l'Évangile, désireux, naturellement, d'ouvrir ce chemin à d'autres, pleinement approuvé de Paul et pourtant prêchant autrement que lui, tellement que les Corinthiens croyaient pouvoir se réclamer les uns de Paul, les autres d'Apollos, —si, disons-nous, nous réunissons tout cela, ressemblances et dissemblances sont également expliquées.

Mais le nom d'Apollos nous explique encore un problème. L'épître, vers la fin, renferme certains détails qui semblaient ne pouvoir guère se rapporter qu'à Paul ; grave embarras lorsque tant d'autres choses indiquent un autre auteur, et cet embarras menait droit à supposer un faussaire. Or, avec Apollos, plus d'embarras; ces détails retournent à lui, les uns sans nulle difficulté, les autres dès qu'on leur enlève le sens qu'ils avaient pris par cela même qu'on voyait là saint Paul. On lisait, par exemple (X, 34): « Vous avez compati à mes liens. » Qui pouvait avoir dit cela, sinon Paul prisonnier? Mais une variante beaucoup plus authentique met prisonniers au lieu de liens, et il ne s'agit plus que de prisonniers en général, ce qui est d'ailleurs bien mieux d'accord avec l'ensemble du.morceau. On faisait de « ceux d'Italie (XIII, 24)» des gens habitant l'Italie ; donc l'auteur écrivait de Rome. Mais le grec dit « gens venus d'Italie, » et voilà l'auteur hors de ce pays. En lisant (XIII, 19): « Priez pour que je vous sois plus tôt rendu, » on voyait encore Paul captif, bien que, plus loin (23), l'auteur parle comme libre. On lisait, au même verset : « Vous savez que notre frère Timothée est délivré; » mais le mot peut également s'entendre de la cessation d'un empêchement quelconque, laquelle va permettre à Timothée de voyager avec l'auteur. Rien donc qu'Apollos n'ait pu dire.


III

Mais à qui parle-t-il? — Ces quelques détails personnels, cette visite annoncée, excluent l'idée d'une épître aux Hébreux, aux Juifs en général, titre que son ancienneté n'empêche pas, on le voit, d'être erroné. C'est donc à des Juifs, non aux Juifs, que l'auteur écrit. Mais où sont-ils, ces Juifs? Dans quelle Église? Dans quelle ville? —Ici se place une ingénieuse hypothèse.

Apollos écrirait aux Juifs de Corinthe. Il écrirait d'Ephèse, à l'époque où nous l'avons vu dans cette ville avec Paul. L'épître, enfin, aurait accompagné à Corinthe la première de Paul aux Corinthiens.

Que la vérité soit là ou non, il est certain que cette hypothèse fait jaillir beaucoup de rapprochements curieux, lumineux. La possibilité, la vraisemblance, sont complètes. Paul (l Cor. XVI, 12) a fortement engagé Apollos à retourner à Corinthe. Apollos ira, mais plus tard. Paul écrit; Apollos va écrire aussi. Mais il y a plus. En étudiant parallèlement les deux épîtres, on a trouvé, en beaucoup d'endroits, ou des choses d'une ressemblance frappante, ou des choses qui passeraient sans effort d'une épître à l'autre, comme si les deux auteurs s'étaient partagé la tâche. Paul, il est vrai, quoique nommant plusieurs fois Apollos, ne dit pas que celui-ci compte écrire; Apollos, d'autre part, ne nomme pas Paul. Mais Apollos écrit un traité plutôt qu'une lettre ; Paul peut n'avoir pas su, à ce moment, qu'Apollos voulût écrire, et son silence peut aussi tenir au fait même que les deux lettres allaient partir ensemble, arriver ensemble. Ses observations aux Corinthiens s'appliqueraient, dans ce cas, au présent comme au passé ; elles signifieraient qu'il ne s'agit point de choisir entre les deux épîtres, entre les deux auteurs, mais d'être pour Celui que les deux écrits proclament. Les deux hommes de Dieu se sont longuement entretenus de l'état de l'Église de Corinthe. Paul va parler aux Corinthiens de leurs divisions.de leurs erreurs; Apollos leur exposera, avec la pleine approbation de Paul, ce qu'il a prêché parmi eux, ce qu'ils ont regardé à tort comme plus ou moins contraire à l'enseignement de l'apôtre; et les deux épîtres seront un monument de leur union, une exhortation vivante à rester unis, comme eux, sur le rocher qui est Christ. Bref, que cette hypothèse explique tout, nous ne pouvons l'affirmer; mais elle explique beaucoup de choses, et nous n'avons même pas tout dit. Ajoutons, non comme un argument décisif en sa faveur, mais, du moins, comme une raison pour l'étudier avec intérêt, qu'elle a le grand avantage de rendre indirectement à Paul une épître que tant de siècles lui ont attribuée, que tant de chrétiens regrettaient de ne pouvoir lui attribuer.
 
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