Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME.

L'ÉLECTION

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I. Bien distinguer entre élection, et prédestination. — Ne pas imposer à Dieu notre logique. 

II. L'élection, pour Paul, est moins une doctrine qu'un fait. — Analyse, à ce point de vue, des chapitres IX, X et XI. — Ce qu'est le mystère dont il parle. — Rien qui réellement se rapporte à une élection définitive, au salut. 

III. Ce qu'il reste de ces chapitres. — Les pourquoi téméraires et les pourquoi pieux. 

IV. Conséquences pratiques. — Le culte logique. — Régénération. — Humilité, charité. 


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Les trois chapitres qui suivent (IX, X, XI) nous ramènent à la théologie, et même à une des questions les plus délicates, les plus profondes, — celle de l'élection, dont on a fait celle de la prédestination. 

Ce même apôtre dont le cœur vient d'éclater en chants de louange sur l'immense bonté du Seigneur envers les hommes, — on lui a attribué, les uns comme une admirable vue des desseins éternels de Dieu, les autres comme une aberration cruelle, l'idée que le salut n'est point offert à tous, Jésus étant mort, non pour tous, mais pour quelques-uns seulement, ceux qu'un décret divin avait choisis, avait élus d'avance, avait, en un mot, prédestinés. 

Distinguons mieux, d'abord, entre élection et prédestination; si les deux mots, en soi, expriment la même idée, les deux doctrines sont loin d'être la même. Un décret, un choix de Dieu pour sauver, entraîne-t-il nécessairement un choix pour perdre? Nous nions qu'on puisse l'affirmer. La logique, il est vrai, semble être pour la prédestination; c'est au nom de la logique, autant et plus qu'au nom de saint Paul, que Calvin l'a prêchée, qu'Augustin l'avait prêchée avant lui. «Ceux, disait-on, que Dieu ne destine pas être sauvés par Jésus-Christ, il est clair que Dieu les destine à la mort éternelle.» Il est clair! Commencez par nous expliquer clairement l'insondable problème des rapports entre Dieu et l'homme, entre la prescience divine et la liberté humaine, — et alors seulement nous pourrons dire s'il n'y a en effet, pour Dieu, point d'autre voie que celle de cette logique impitoyable.


II

Mais nous allons plus loin; nous demandons si l'élection même, dans le sens que la théologie a souvent donné à ce mot, est réellement ce que Paul enseigne.

Une chose, d'abord, nous frappe: c'est que, dans ces trois chapitres, il n'y a rien qui réellement se rapporte à une élection individuelle, à un choix ayant pour objet des individus, l'individu. Quelques mots du premier chapitre ont l'air de s'y rapporter. «Dieu fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il veut.» — «Le vase d'argile dira-t-il à celui qui l'a fait: Pourquoi m'as-tu fait ainsi?» Mais poursuivez, — et voilà Paul appliquant immédiatement tout cela au fait général et historique que les uns ont été amenés au christianisme, les autres non, et que les amenés ont été pris, non seulement parmi les Juifs, mais aussi parmi les païens. Poursuivez encore, — et c'est à ce dernier fait, choix de Dieu s'exerçant chez les païens comme chez les Juifs, que vous verrez Paul appliquer l'idée de la souveraine liberté avec laquelle Dieu a fait ce choix.

Au chapitre suivant, il se demande pourquoi, parmi les Juifs, les uns ont été convertis, les autres non, bien que, comme peuple, ils eussent déjà été choisis. Ici donc serait venue, tout naturellement, l'élection individuelle, — et cependant Paul n'en parle pas. Les Juifs restés en dehors de l'Évangile, ce sont ceux qui, «cherchant à établir leur propre justice, ne se sont pas soumis à la justice de Dieu.» Pas un mot d'un choix antérieur qui ait été fait parmi eux, prédestinant les uns à se soumettre, les autres à résister; et il termine, au contraire, en rappelant ces paroles qu'Ésaïe mettait dans la bouche du Seigneur J'ai tout le jour tendu mes mains vers un peuple rebelle et contredisant.» Pourquoi rappeler ces mains tendues, tendues persévéramment vers tout un peuple, s'il a réellement voulu dire, un peu plus haut, que quelques-uns seulement étaient choisis pour accepter?

Enfin, dans le troisième chapitre, il combattra l'idée qu'à cause de cet endurcissement de tant de Juifs, Dieu ait rejeté son peuple, rétracté les promesses. Il dira le rôle des Juifs dans la conversion du monde, rôle qu'ils ont rempli les uns en se convertissant, les autres par leur endurcissement même, qui a versé, en quelque sorte, sur le monde païen, le trésor repoussé par eux. Il parlera de leur conversion future, alors que le monde païen, devenu chrétien, leur rendra ce trésor, car Dieu, dit-il (XI, 32), «a renfermé tous les hommes sous la désobéissance, afin de faire miséricorde à tous.» Et voilà sur quelles paroles il s'écriera, en terminant: «0 profondeur de la richesse, et de la sagesse, et de la science de Dieu! Que ses jugements sont incompréhensibles, et ses voies impénétrables!» Ainsi, ce qui est incompréhensible, impénétrable, c'est que le plan de Dieu se poursuive et s'accomplisse à travers tous les endurcissements, tous les égarements de la liberté humaine. Ce «mystère (XI, 25)» devant lequel Paul s'incline, ce n'est pas autre chose que l'antique problème de la liberté des créatures sous l'absolue souveraineté du Créateur. Mais, s'il renonce à le résoudre, il sait bien que Dieu le résoudra. La miséricorde, l'amour, voilà ce qui enveloppe et domine, à ses yeux, toutes les difficultés, toutes les obscurités qui peuvent surgir autour de nous quand nous sondons les voies de Dieu sur les individus ou sur les peuples.

Encore un mot; dernière observation qui aurait dû être la première, car, si elle est juste, elle supprime toute indécision, toute discussion sur la vraie pensée de l'apôtre. Est-ce bien de l'élection au salut qu'il parle dans ces trois chapitres? Relisez-les en vous le demandant, et vous verrez partout qu'il est question, non du salut, mais de l'entrée dans l'Église, du passage au christianisme. L'apôtre, il est vrai, ne distingue pas; mais la confusion est impossible, et, lorsque Paul paraît la faire, il est évident qu'il se place au point de vue idéal,— l'Église composée uniquement de vrais fidèles, la porte de l'Église devenant la porte du ciel. L'élection dont il parle est celle qui a ouvert à un certain nombre d'hommes, Juifs ou païens, la porte de l'Église; voir là l'élection au salut, tirer de là un système quelconque quant à l'élection au salut, — c'est faire dire à Paul que tous ces païens, tous ces Juifs, étaient nécessairement sauvés, que le salut est sûr pour quiconque entre dans l'Église. Donc, encore une fois, l'élection dont il parle n'est point un décret de salut. Tous ces gens devenus chrétiens, Dieu leur a fait une grande grâce, sans doute, en les amenant dans son Église. Il les a mis sur la voie du salut, mais il n'a point décrété leur salut. Ces mêmes chrétiens de Rome que Paul vient de considérer, en théorie, comme élus pour le ciel, il leur parle ailleurs comme à des gens qui pourraient ne point y arriver; lui-même, doublement élu, élu pour entrer dans l'Église, élu pour y appeler les autres, n'admet-il pas pleinement (I Cor. IX, 27) qu'il pourrait ne pas être sauvé?


III

Que restera-t-il donc de ces trois fameux chapitres? — Fort peu de ce qu'on y a souvent trouvé, mais beaucoup encore pour l'intelligence et pour le cœur. L'élection, après tout, existe; elle se pose, question tantôt effrayante, tantôt douce, dans toute vie humaine. Pourquoi l'un est-il né en pays chrétien, l'autre en plein paganisme? Pourquoi, dans ce pays chrétien, l'un a-t-il été entouré d'une atmosphère pieuse, l'autre d'une atmosphère d'incrédulité, d'impiété? Pourquoi, de ces deux frères, l'un est-il né avec un cœur qui va au-devant de l'Évangile, l'autre avec un cœur qui le repousse? Pourquoi, de ces deux hommes, l'un a-t-il été ramené de loin, de très loin même, tandis que l'autre, qui était près, tout près, s'éloigne, se perd? — Tous ces pourquoi, nous n'y répondrons jamais qu'en évoquant, comme saint Paul, l'idée de la souveraineté de Dieu, prenant qui elle veut prendre, laissant qui elle veut laisser, et trouvant néanmoins — mais c'est son secret — un moyen d'être toujours juste et toujours sainte. Mais ce qui nous sera toujours, si nous le voulons, très-clair, c'est que nous avons été, nous, comme ceux à qui Paul s'adressait dans cette épître, les objets de dispensations miséricordieuses, paternelles, et que nous devons eu bénir Dieu. Si les pourquoi reviennent sur nos lèvres, que ce soit pour chercher de nouveaux motifs de le bénir. Ne disons pas: «Pourquoi ai-je été ou suis-je moins favorisé que d'autres?» — mais: «Pourquoi d'autres sont-ils moins favorisés que moi? Qu'avais-je fait pour mériter tant de grâces?» Et alors il nous sera facile de conclure, comme l'apôtre, par un élan de reconnaissance et d'amour: «0 profondeur de la richesse, et de la sagesse, et de la science de Dieu!»


IV

Mais le chrétien reconnaissant ne pourra pas ne pas s'adresser encore une question: «Cet amour dont Dieu m'a aimé, aimé tous les jours de ma vie, aimé dès avant ma naissance, que dois-je faire pour y répondre?» Paul suppose donc la question posée, comme elle l'est en effet par tout ce qui précède, et il passe aussitôt aux conseils pratiques qu'elle appelle.

«Je vous exhorte donc, dit-il (XII, 1), par les compassions de Dieu, à offrir vos corps en sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu, ce qui est votre culte raisonnable,» votre culte logique, dit le texte, c'est-à-dire celui qui seul découle, mais nécessairement, logiquement, de tout ce que vous savez des desseins de Dieu sur le genre humain et sur vous. Mais pour le lui rendre, ce culte, il faut que vous soyez «transformés par le renouvellement de votre esprit,», car ce n'est pas le vieil homme qui pourra jamais le servir ainsi. Cette transformation se manifestera, dans l'Église, non seulement par les dons excellents qui seront répartis entre ses membres, mais par l'humilité avec laquelle chacun se contentera de ce qu'il a reçu, et par la charité qui présidera aux rapports de tous avec tous. Quoique ne relevant spirituellement que de Dieu, le chrétien restera soumis (XIII, 1), pour les choses temporelles, aux lois et aux magistrats de son pays; mais c'est par conscience et en vue de Dieu qu'il obéira, non par crainte et en vue des hommes. «La nuit est passée; le jour est venu. Rejetons donc les œuvres de ténèbres.» Et les œuvres de ténèbres, pour le chrétien, ce n'est pas seulement ce que le vulgaire des pécheurs cache aux regards des hommes, mais tout ce qui n'est pas pleinement bien, tout ce qui craindrait de se montrer à cette lumière pure, éclatante, dont l'Évangile inonde les consciences.

Mais ceux qui se seront placés, avec l'apôtre, à cette hauteur de dogme et de morale, — ils pourront être tentés de mépriser ceux qui sont «faibles en leur foi,» ce qui ne signifie pas ceux qui croient peu, mais ceux dont la foi a des scrupules qu'elle devrait savoir bannir. Ici donc (XIV, 1 et suiv.) reviennent les conseils de charité, de support, que nous avons étudiés dans la première épître aux Corinthiens. L'analyse nous fournirait quelques nouveaux détails intéressants. Mais ce n'est pas là qu'est l'importance de l'épître aux Romains, et nous devons nous arrêter. Nous ne parlerons donc pas non plus du quinzième chapitre, où Paul revient sur son apostolat, sur les succès que Dieu lui a accordés, sur son projet d'aller à Rome et peut-être en Espagne. Quant au dernier chapitre, celui des salutations, nous en avons déjà parlé.

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