Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME.

L'ÉPÎTRE AUX ROMAINS

----------

I. Preuves que cette épître a été écrite à Corinthe. 

II. Indices qu'elle fournit sur l'Église de Rome. — Qui avait fondé cette Église? — Difficultés provenant du chapitre XXVIIIe des Actes. — Elles s'expliquent sans peine et par elles-mêmes. 

III. But général de l'épître. — Attention qu'elle réclame. 

IV. L'introduction. — Entrée en matière. — Le mal chez les hommes livrés à eux-mêmes. — Le mal chez ceux à qui Dieu s'est révélé. — Un seul remède: la foi. 

V. La foi, les œuvres. — Paul n'a point dit ce qu'on lui a souvent fait dire. — Il est l'apôtre des œuvres tout autant que l'apôtre de la foi. 

VI. Paul et Jacques. — Points de vue divers; accord profond. — Le même chrétien, selon les cas, parlera comme l'un ou comme l'autre. — La vraie doctrine de Paul éclate dans sa vie entière. 

Les fruits de la justification par la foi. — Objection. — S'en remettre à la grâce, et continuer de pécher. — Réponse de Paul. 

VII. Autre réponse. — Misérable que je suis! — Le chapitre huitième, hymne de reconnaissance et d'amour.


***

 I

Après avoir écrit aux Corinthiens, Paul resta quelque temps encore en Macédoine, c'est-à-dire, probablement, jusqu'à la fin de l'automne de l'an 57 (ou 58). Un mot de l'épître aux Romains (XV, 19) nous apprend qu'il prêcha aussi en Illyrie; ce mot, toutefois, pourrait également se rattacher à un voyage antérieur. Ce fut donc au commencement de l'hiver qu'il descendit en Achaïe, où il resta, nous disent les Actes, trois mois. Mais nous ne savons absolument rien de son séjour à Corinthe, sinon que ce fut là qu'il écrivit son épître aux Romains.

Les Actes ne le disent pas; mais les indices, et, pourrions-nous dire, les preuves, abondent. Paul avait annoncé aux Corinthiens son intention d'aller de Corinthe à Jérusalem; or, au moment d'expédier l'épître aux Romains, il va, dit-il (Rom.XV, 25), partir pour Jérusalem, et, cela, pour porter la collecte faite en Grèce, ce que nous savons aussi par l'autre épître. Il salue les chrétiens de Rome au nom de Gaïus et d'Éraste. Or, ce Gaïus, chez qui il demeure, dit-il, n'est pas le Gaïus de Derbe, compagnon de ses travaux à Éphèse, mais celui qu'il a baptisé (I Cor. I, 14) à Corinthe; et comme Gaïus, au moment où l'apôtre écrit, n'est pas seulement son hôte, mais celui «de toute l'Église,» ce ne peut être qu'à Corinthe qu'il occupe une telle position. Éraste est appelé «le trésorier de la ville,» et, plus tard (II Tim. IV, 20), il est à Corinthe; cette ville est donc Corinthe. Paul, enfin, recommande aux chrétiens de Rome une diaconesse de Cenchrées, Phœbé, dont il parle comme la voyant journellement, et nous avons vu que Cenchrées touchait Corinthe. Quelques critiques assignent cependant à cette épître une autre date, un autre lieu; ils n'ont réussi qu'à montrer jusqu'où peut aller le besoin de renverser toutes les idées reçues. Mais le point capital, l'authenticité de l'épître, n'a jamais été attaqué.


II

Paul s'était dit (Act. XIX, 21): «Lorsque j'aurai été à Jérusalem, il faut aussi que je voie Rome.» L'importance bien naturelle qu'il attachait à ce voyage nous explique pourquoi, contrairement à ce que nous lui avons vu faire jusqu'ici, il écrivit à une Église qu'il n'avait pas fondée; toutefois, s'il ne l'avait pas fondée lui-même, l'ensemble de l'épître et plusieurs détails personnels indiquent une Église fondée sous son influence. L'ensemble, disons-nous, car il n'est pas admissible que Paul eût adressé son épître la plus profonde, la plus théologique, à des gens qu'il n'eût pas connus comme initiés à sa doctrine, encore moins à des gens imbus de doctrines différentes. Quelques endroits, il est vrai, peuvent être considérés comme se rapportant à la lutte anti-judaïsante; mais rien n'indique que la lutte existât à Rome, ou, du moins, y fût assez marquée pour que Paul crût avoir à intervenir directement. Les fidèles de Rome ne sont donc pour lui que des disciples dont il s'agit d'achever l'instruction. C'est aussi ce que prouvent, disions-nous, plusieurs détails. Paul connaît, à Rome, beaucoup de personnes, Aquilas et Priscille, ses anciens compagnons d'œuvre, Epoenète, converti par lui en Achaïe, Andronicus et Junias, ses parents, qui, dit-il, ont été chrétiens avant lui, Amplias, Urbain, Hérodion, Rufus et sa mère, qu'il regarde comme la sienne, dit-il; et tous ces chrétiens qu'il connaît, qu'il aime, il parle d'eux comme de gens connus de toute l'Église de Rome, et y jouant, presque tous, un certain rôle. Il sera donc, avec cette Église de Rome qu'il n'a pas encore visitée, autant à l'aise, même plus, qu'avec celles qu'il a personnellement fondées.

Mais qui en avait été le fondateur? — On l'ignore. Nous n'avons pas besoin de le savoir pour comprendre qu'il y ait eu de bonne heure des chrétiens dans une ville où affluaient tant de gens. Juifs convertis et païens convertis purent donc, dès les premières années, apporter l'Évangile à Rome. Il est vrai que les Juifs, sous Claude, furent bannis de la ville, y compris probablement ceux d'entre eux qui étaient devenus chrétiens; mais ce décret paraît n'avoir reçu qu'une exécution très-incomplète, et, d'ailleurs, ils avaient pu revenir, témoin Aquilas et Priscille. L'Église de Rome devait donc, quand l'apôtre lui écrivit, se composer, comme toutes les autres, de chrétiens d'origine juive et de chrétiens d'origine païenne. On a nié le fait; on a voulu qu'il n'y eût que d'anciens païens. Paul, a-t-on dit, dans l'épître, lorsqu'il parle des Juifs, parle des Juifs en général, de la nation juive et des promesses dont elle était dépositaire; il ne (...) pas de Juifs devenus chrétiens. Oui; mais s'il ne parlait qu'à d'anciens païens, répondrons-nous, pourquoi tant insister sur les rapports entre les deux alliances? Pourquoi entrer dans tant de détails qui pouvaient bien, sans doute, n'être pas sans intérêt pour des païens devenus chrétiens, mais qui, pourtant, supposent évidemment des lecteurs juifs?

L'origine de cette discussion se trouve au dernier chapitre des Actes. Paul, arrivé à Rome, fait venir «les principaux des Juifs,» et leur raconte pourquoi il a été amené dans cette ville; les Juifs lui font une réponse d'où semble résulter qu'ils ignoraient l'existence d'une Église chrétienne à Rome, et même qu'ils avaient à peine entendu parler du christianisme, chose invraisemblable, absurde, pour peu que quelques-uns d'entre eux fussent devenus chrétiens. Mais ce qui prouve trop ne prouve rien. Or, même à supposer, ce qui est déjà invraisemblable, qu'ils eussent ignoré la conversion d'Aquilas et de sa femme, et qu'aucun autre Juif, à Rome, ni Juif de naissance, ni prosélyte, ne se fût converti, — n'y a-t-il pas encore une invraisemblance énorme dans l'ignorance où ils semblent être au sujet du christianisme lui-même? Partout les païens confondaient christianisme et judaïsme, et, par conséquent, forçaient les Juifs les plus Juifs de s'occuper de la religion nouvelle. Pouvait-il en être autrement à Rome? Nous ne pouvons donc que supposer ou que les Juifs interrogés par Paul se donnent l'air d'ignorer ce qu'ils savent, — ou que leur réponse s'expliquait par telle ou telle circonstance qui a été omise dans cette fin des Actes, si courte, si brusque, et qui, comme nous le verrons, laisse en suspens tant de choses que nous aurions besoin de savoir. Remarquez, en effet, qu'au moment où l'historien raconte la scène avec les Juifs, il vient précisément de montrer les chrétiens de Rome allant au devant de l'apôtre, et même en deux troupes différentes. Si donc le second récit paraît contredire le premier, il est évident que l'historien avait la clef de cette contradiction, et qu'il a seulement négligé de nous la donner. Bref, entre une épître authentique et un récit également authentique, mais plein de lacunes, il est clair que ce que nous trouvons affirmé dans l'épître est, par cela seul, indubitable. Quand donc, dans l'épître, Paul dira aux chrétiens de Rome qu'il bénit Dieu de ce que leur fidélité «est renommée dans le monde entier,» — nous pourrons bien restreindre plus ou moins le sens de ces derniers mots, et ne pas en conclure que les chrétiens de Rome jouassent un grand rôle dans la capitale du monde; mais douter qu'une Église existât à Rome, que cette Église eût déjà une certaine importance, qu'on en parlât à Corinthe et ailleurs, — c'est impossible, dût-on arriver, ce que nous ne pensons pas, à ébranler l'authenticité du chapitre où Paul nomme tant de gens comme appartenant à cette Église.


III

Ainsi donc se trouve fixé le but général de l'épître. Paul tient à visiter une Église à laquelle il ne reconnaît, sans doute, aucune suprématie officielle, car l'épître ne renfermera pas un seul mot dans ce sens, mais que sa position dans la capitale de l'empire appellera probablement à exercer une grande influence. Avant d'aller, il écrit. Point de polémique, sauf contre des erreurs générales, celles dont le cœur humain est le siège, celles aussi que peut amener une entente inexacte ou incomplète de l'économie judaïque. Paul appellera donc ensemble à l'école du Christ, ou, mieux encore, au pied de la croix du Christ, anciens Juifs et anciens païens, car il ne veut que leur enseigner à tous, pleinement, le «conseil de Dieu.» Pierres détachées, par la Grâce, des murailles de l'ancien temple, pierres nouvellement taillées, mais par la même Grâce, dans la carrière brute et ténébreuse du paganisme, — il rassemblera tout pour en élever l'édifice inébranlablement assis sur «le fondement qui est Christ.»

Mais l'importance même de l'épître aux Romains nous obligera de n'en donner qu'une très rapide analyse; traiter ici, même sommairement, toutes les questions qu'elle expose, ce serait agrandir beaucoup notre cadre. Nous voudrions cependant ne pas rester trop en deçà de ce qu'on peut légitimement attendre, car si l'épître aux Romains est comme le centre et le noyau du Nouveau-Testament, elle ne peut pas ne pas l'être aussi de tout écrit sur la vie et l'œuvre de saint Paul. — Que nos lecteurs veuillent donc bien nous aider par une attention sérieuse.


IV

L'introduction, déjà, participe à cette abondance que nous appellerions facilement surabondance, et qui fait la richesse, mais aussi, quelquefois, la difficulté de cette épître.

Paul s'intitule «serviteur de Jésus-Christ, appelé apôtre (appelé de Dieu comme apôtre),» — et ce mot d'apôtre le conduit à définir l’apostolat, prédication universelle de la Grâce. Mais la Grâce avait été promise, de la part de Dieu, par les prophètes; le centre lumineux de tous leurs écrits est Jésus-Christ. Jésus, dans son humanité, appartient plus spécialement au peuple juif, et accomplit la lettre des prophéties; Jésus, dans sa divinité, manifestée par sa résurrection d'entre les morts, est l'auteur du salut pour tous les hommes.

Cette pensée ramène l'apôtre à ses lecteurs, les chrétiens de Rome, anciens Juifs, anciens païens, «tous ceux qui sont à Rome, bien-aimés de Dieu, appelés saints (appelés à la sainteté),» — et il les bénit. Mais cette bénédiction qu'il appelle sur eux et leur Église, il voudrait y contribuer de sa personne; depuis longtemps il demande à Dieu de pouvoir leur porter «quelque don spirituel,» afin qu'ils soient «affermis,» c'est-à-dire, ajoute-t-il immédiatement, afin qu'en les affermissant il s'affermisse. Il a donc résolu de les aller voir, et il est impatient de les «évangéliser,» ce qui ne veut pas dire leur porter l'Évangile, puisqu'ils sont chrétiens, mais le leur exposer dans sa divine plénitude.

Que leur prêchera-t-il donc?

Il ramènera tout à un grand fait qui est en même temps l'idée centrale de l'Évangile: — La justice de Dieu révélée et communiquée à l'homme par Jésus-Christ, et reçue par la foi seule.

Mais avant de développer l'idée du grand remède, il faut démontrer le mal.

Le mal, d'abord (I, 18 et suiv.), chez ceux qui ont été abandonnés à leurs propres lumières et à leurs propres forces. — Ces lumières se sont éteintes, et la notion même d'un Dieu, si claire «quand on considère ses œuvres,» s'est enveloppée de ténèbres. «Ils ont adoré et servi la créature au lieu du Créateur.» La conscience ne s'est pas moins obscurcie. Des vices, des désordres, des corruptions de toute espèce, ont envahi le monde païen.

Le mal, ensuite (II, 1 et suiv.), chez ceux mêmes que Dieu avait honorés de son alliance. — Que le Juif ne se hâte pas, sur ce premier tableau, de condamner le païen. L'apôtre disait tout à l'heure que «l'Évangile est la puissance de Dieu pour le salut de tout croyant, du Juif d'abord, du Grec (du païen) ensuite;» il dira maintenant que «l'affliction et l'angoisse seront sur toute âme d'homme faisant le mal, sur le Juif premièrement.» Grande est donc son erreur s'il se repose, en son orgueil, sur le fait même d'avoir reçu la Loi, d'appartenir au peuple élu. Un païen qui accomplira la Loi sans la connaître «te condamnera, toi, Juif, qui possèdes la lettre de la Loi, et qui transgresses la Loi.» Le Juif n'a-t-il donc (III, 1 et suiv.) aucun privilège? Il en a un, très grand; il est le dépositaire «des oracles de Dieu.» Si ce privilège, entre ses mains, est stérile, le plan de Dieu n'en subsiste pas moins.

Mais de tout cela, poursuit l'apôtre (III, 9 et suiv.) résulte «que tous, tant Juifs que Grecs, sont asservis au péché,» que tous avaient besoin d'un salut qui ne vînt pas d'eux, puisqu'un tel salut est impossible. Un autre salut est donc venu, mais de Dieu, et «tous sont justifiés gratuitement, par sa grâce, par la rédemption qui est en Jésus-Christ.» Condition unique: La foi; — et comme tous pourront, avec le secours de Dieu, remplir cette condition, voilà l'unité du genre humain sous la Grâce, succédant à l'unité sous la condamnation.


V

Mais Paul (III, 28) ajoute: «Nous concluons donc que l'homme est justifié par la foi sans les œuvres de la Loi,» ou, plus exactement, «indépendamment d'œuvres de loi,» d'œuvres légales, d'œuvres faites en vertu d'une loi dans l'accomplissement de laquelle il ait cherché son salut. Cette traduction, seule exacte, affaiblit déjà singulièrement les objections que la doctrine de Paul a soulevées. Mais on s'était habitué à ne la plus voir, cette doctrine, qu'à travers certaines exagérations théologiques, prêchées, il est vrai, par de très grands et très illustres chrétiens. Comment ils y étaient arrivés, nous le savons. Ils voulaient, à tout prix, abattre l'orgueil des œuvres, l'idée d'un salut acheté, payé,renversement de la rédemption. De là, chez quelques-uns, même bien avant le seizième siècle et la réaction antiromaine, un mépris exagéré pour les œuvres, non seulement inutiles, disaient-ils, mais nuisibles. Nuisibles, elles le sont, sans doute, si elles nous empêchent de regarder à Jésus-Christ; mais on comprend qu'une qualification pareille, imprudemment et crûment appliquée à toute espèce d'œuvres, ait peu facilité l'acceptation de la doctrine, peu recommandé le nom de Paul, dont ces théologiens s'autorisaient. Or, Paul n'a rien dit de semblable, rien dans ce chapitre, rien ailleurs. Dans ce chapitre, il ne fait autre chose que poser théoriquement l'idée du salut par la foi en Christ, ce qui exclut tout naturellement celle du salut par les œuvres, du salut de l'homme par l'homme; dès qu'arrivera la pratique, partout vous le verrez parlant des œuvres comme de conséquences nécessaires, indispensables, de la foi. Dès le chapitre suivant, bien qu'il soit encore, semble-t-il, dans la théorie pure, montrant que la justification par la loi était déjà dans l'Ancien-Testament, — quel nom, quelle vie appellera-t-il en témoignage? Abraham.

Abraham, dira-t-il, a été justifié par sa foi, non par ses œuvres. «Il crut à Dieu, et cela lui fut imputé à justice.»Oui; mais la vie entière d'Abraham n'est qu'un tissu d'actions qui manifestaient sa foi; et s'il avait refusé, par exemple, ou de quitter son pays lorsque Dieu le lui ordonna, ou d'offrir son fils en sacrifice, il est clair que ni l'Ancien-Testament n'aurait parlé de sa foi comme lui ayant été «imputée à justice,» ni le Nouveau n'en parlerait, par la bouche de Paul, à l'appui de l'idée chrétienne. Et quel plus beau plaidoyer pour les œuvres que les dernières pages de cette même épître, toute pleine, jusque-là, de la justification par la foi seule! Paul demande, exige les œuvres; il les veut comme les fruits de l'arbre, comme la seule preuve que nous puissions donner de la fécondité, de la réalité de notre christianisme. Il les veut, disons-nous; seulement, il les veut découlant de leur véritable source. Ne dites pas que peu importe l'ordre dans lequel on placera les deux choses, foi et œuvres. Si vous mettez les œuvres les premières, le cœur humain est infailliblement conduit à se confier en elles. Bref, les œuvres ne sauvent pas; mais une foi qui ne les produirait pas ne serait pas véritablement la foi, ne serait plus la foi qui sauve. — Voilà la doctrine de Paul; voilà la vraie doctrine.


VI

Là aussi est la solution d'une autre difficulté, — le désaccord qu'on a cru voir, sur ce point, entre saint Paul et saint Jaques. Ce désaccord, les uns l'ont exploité contre le christianisme, heureux de pouvoir mettre en opposition deux apôtres; les autres s'en sont effrayés, et se sont donné, pour l'effacer, une peine qu'ils se seraient en grande partie épargnée s'ils avaient commencé par bien regarder et par bien voir.

«Que servira-t-il à un homme de dire qu'il a la foi, s'il n'a pas les œuvres? La foi le pourra-t-elle sauver?» Voilà ce que dit saint Jaques, — et c'est exactement ce que nous venons de dire en développant l'idée de Paul d'après l'ensemble de son enseignement. «La foi le pourra-t-elle sauver?» Non, car la foi, chez lui, c'est cette foi que saint Paul, comme saint Jaques, déclare n'être pas véritablement la foi; Paul donc, dans ce cas, comme Jaques, dirait non. Mais il n'en est pas moins vrai, dans un autre sens, que la foi sauve, que la foi suffit à sauver. Un pécheur converti, sérieusement converti, mais à sa toute dernière heure, — croirons-nous que saint Jaques eût la pensée de lui refuser le salut? Qui a la foi est donc sauvé, lors même qu'il n'a pu la manifester par aucune œuvre; mais si, le pouvant, il ne l'a pas fait, comment le sauverait-elle puisqu'il vient, par cela même, de montrer qu'il ne l'avait pas? Voilà l'homme dont parle saint Jaques; saint Paul, encore une fois, n'en parlerait pas autrement. Il n'y a donc, entre les deux écrivains, d'autre différence que celle du but poursuivi. La preuve, c'est que le même chrétien, théologien ou non, pourra, sans se contredire, parler comme l'un ou comme l'autre. Un homme qui se confiera en l'orthodoxie de sa foi, foi, d'ailleurs, purement intellectuelle et dogmatique, sans effets sur le cœur, sans résultats dans la vie, — vous lui direz, avec saint Jaques, que cette foi est morte et qu'une telle foi ne sauve pas; un homme que vous verrez s'enorgueillir de ses œuvres, se croire sauvé par ses mérites, vous lui direz, avec saint Paul, qu'il oublie, qu'il détruit, en ce qui le concerne, l'œuvre rédemptrice du Christ. C'est en face de cet homme, en face du vieil homme, ami des œuvres, ennemi de la Grâce, que Paul se fait l'apôtre de la Grâce; et comme le vieil homme est dans tout homme, comme le plus humble chrétien est exposé à la tentation de se croire sauvé par ses mérites, — la doctrine, à ce point de vue, prend nécessairement ce caractère de généralité, d'absolu, que nous lui voyons dans l'épître.

Qu'avons-nous, d'ailleurs, dans cette question, à justifier théoriquement saint Paul? Il a, dites-vous, prêché contre les œuvres. Eh bien! voyez sa vie. Quel homme a plus travaillé que lui? Quel serviteur a mieux compris qu'il devait compte à son maître de tous ses moments, de toutes ses forces? Convaincu que les œuvres ne sauvent pas, ennemi des œuvres, si l'on veut, quel homme est arrivé au terme de sa carrière avec une plus riche moisson d'œuvres? Quel chrétien, en un mot, quoique sachant, quoique prêchant qu'on ne peut payer le salut, a plus constamment travaillé comme pouvant, comme devant le payer? Mais il y a plus. Non seulement saint Paul donnera, par sa vie entière, le plus éclatant démenti à qui dirait que sa doctrine nuit aux œuvres, décourage, empêche les œuvres, — mais partout nous verrons ses œuvres découler clairement de sa doctrine; et quand, résumant ses travaux, il nous dira: «J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé,» voici le commentaire que toute sa vie ajoutera: «J'ai cru au salut par la foi seule, j'ai cru en un Sauveur qui avait, pour moi, tout accompli, — et c'est précisément pour cela que je lui ai tout donné, mes années, mes forces, mon cœur, et, quand il l'a fallu, mon sang.»


VII

Revenons à l'épître. Nous avons déjà mentionné incidemment le quatrième chapitre, celui où l'auteur montre que la justification par la foi était déjà dans les doctrines et dans les faits de l'Ancien-Testament. Abraham a été justifié par la foi, bien que l'objet de la foi ne lui eût encore été qu'obscurément révélé; donc les vrais enfants d'Abraham sont ceux qui, enfants ou non d'Abraham selon la chair, sont justifiés par la foi; et l'objet de la foi, maintenant sans voiles, c'est Jésus-Christ, «livré pour nos offenses, ressuscité pour notre justification.» Avec le cinquième chapitre, nous arrivons aux premiers résultats de la justification, — paix avec Dieu, accès constant à la Grâce, patience dans les afflictions, aptitude à en recueillir les fruits, vue toujours plus claire du plan de Dieu pour notre rédemption. Un seul homme avait inauguré dans le monde, par sa désobéissance, le règne du péché, l'économie de la condamnation; Dieu a voulu qu'un seul inaugurât, par son obéissance, le règne de la justice, l'économie de la Grâce. Mais l'économie de la Grâce ne risque-t-elle pas de ramener le règne du péché? Ne se trouvera-t-il pas des gens pour dire: «Restons dans le péché, afin que la Grâce surabonde,» ou, plus grossièrement: «Puisque le pardon est assuré, péchons tout à notre aise!» — Oui, il y en aura peut-être; encore faudrait-il montrer qu'ils ont bien passé par ce chemin, et que ce n'est pas, au contraire, après avoir péché, qu'ils ont cherché là une excuse. Ces gens donc, s'il y en a, et tous ceux qui, sans user pour eux-mêmes de ce prétendu encouragement au péché, l'exploitent contre saint Paul, contre le christianisme, — ont-ils lu, demanderons-nous, ont-ils tâché de comprendre ce que répond l'apôtre? «Nous, dit-il (VI, 2), qui sommes morts au péché, comment vivrions-nous encore dans le péché?» Voilà le nœud. Quiconque a véritablement cherché, véritablement trouvé son pardon en Jésus-Christ, l'œuvre opérée en lui n'est pas seulement l'effacement de ses péchés antérieurs: il est, pour l'avenir, «mort au péché.» Cela ne veut pas dire qu'il ne péchera plus; il est homme, et tout homme pèche. Mais, tant que cette foi sera la sienne, tant que le pardon reçu produira son effet normal, jamais cet homme ne rentrera volontairement sous le joug; jamais il ne péchera qu'aussitôt l'horreur du péché ne le ramène au pied de la croix. Et d'où lui viendra cette horreur? Précisément de la pensée qu'il avait reçu son pardon, et que la reconnaissance, l'amour, lui imposaient de ne pas retomber. «Lorsque vous étiez, dit l'apôtre (VI, 20), esclaves du péché, vous étiez libres à l'égard de la justice,» vous n'aviez rien en vous qui vous asservît à ses lois saintes. Mais maintenant, «affranchis du péché,» vous êtes «asservis à Dieu,» au Dieu de toute sainteté, et la sanctification est la conséquence naturelle de la justification. VIII C'est ce que l'apôtre montre encore, au chapitre suivant, par une autre voie. Que pouvait la Loi, demande-t-il, pour nous sanctifier et nous sauver? — En soi, sans doute, elle est «sainte, juste et bonne;», mais elle ne pouvait que nous montrer notre misère, car elle établissait, entre nos convoitises et notre conscience, une lutte sans fin et sans espoir. Paul conduira donc l'homme au pied de ce mur infranchissable que le mal élève entre lui et Dieu; puis, tout à coup, au pied de ce mur, voici Paul lui-même, pécheur, esclave du mal, et résumant en sa personne cette universelle misère. «J'ai bien, dit-il (VII, 18 et suiv.), la volonté de faire ce qui est bien, mais je ne trouve pas le moyen de l'accomplir. Le bien, que je veux, je ne le fais pas; le mal, que je ne veux pas, je le fais... Selon l'homme intérieur, je prends plaisir à la loi de Dieu; mais je vois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de mon intelligence, et m'asservit à la loi du péché, qui est dans mes membres.»

Alors éclate cette exclamation douloureuse qui résume tous les détails et pose à nouveau la grande question. «Misérable que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort!» Mais la réponse a déjà été faite. Il ne la répétera pas; il donnera seulement essor au sentiment qu'elle lui inspire. «Je rends grâces à Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur!» Et c'est ce sentiment qui va remplir le huitième chapitre, jeté là comme une hymne au milieu de cette puissante logique. Au début, cependant, on dirait presque qu'il craint de s'abandonner. Il reprendra sa conclusion, comme pour en bien peser encore une fois les termes. «Il n'y a donc maintenant aucune condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ.» Il trouvera, pour l'exprimer, deux ou trois formes nouvelles, raisonnées encore et rigoureuses. Mais on sent comme une chaleur intérieure qui, contenue, va croissant, et déjà perce entre les mots. Il parlera de «l'Esprit d'adoption par lequel nous crions à Dieu: Père! Père!» — et ce cri, nous ne pouvons en douter, sort, à ce moment même, de son cœur. Il dira: «Si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers, héritiers de Dieu et cohéritiers de Christ,» — et nous sentons que tout son être s'élance au-devant de cet héritage. Il ajoutera: «Si toutefois nous souffrons avec lui, afin que nous soyons aussi glorifiés avec lui,» — et nous sentons qu'il bénit Dieu de l'avoir appelé à des souffrances, car «il n'y a, dit-il, point de proportion entre les souffrances du temps présent et la gloire à venir.»

Alors viennent, comme un écho des paroles de l'apôtre, les soupirs de l'humanité déchue vers la paix et vers la gloire d'en haut. Elle attend, dans un ardent désir, son relèvement, sa délivrance; elle est «dans le travail et dans les douleurs de l'enfantement, et non seulement elle, mais nous aussi, nous qui avons les prémices de l'Esprit,» nous que Dieu a déjà éclairés et consolés, car ne faut-il pas que le salut, fruit de la Grâce, soit cependant aussi le fruit de nos saints désirs, de nos souffrances, et que notre âme ait en quelque sorte à l'enfanter? Mais, dans ce douloureux travail, l'Esprit de Dieu ne nous abandonne pas à nous-mêmes; il nous dictera jusqu'aux prières que nous ferons monter vers Dieu, et jusqu'à «ces soupirs qui ne se peuvent exprimer,» et qui sont les meilleures des prières. Ainsi éclatera, jusque dans ce qui vient de nous, l'action de Dieu; ainsi s'établira, entre Dieu et l'âme sauvée, ce commerce ineffable, cette bienheureuse communion que rien ne pourra rompre, et que tout, au contraire, contribuera à resserrer. «Qui nous séparera de l'amour de Christ? Serait-ce l'affliction, l'angoisse, la persécution, la faim, la nudité, le péril, l'épée?... 

Mais, dans toutes ces choses, nous sommes plus que vainqueurs par Celui qui nous a aimés; car je suis convaincu que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les puissances, ni les choses présentes, ni les choses à venir, ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune chose créée, rien ne nous pourra séparer de l'amour de Dieu en Jésus-Christ notre Seigneur!» Qu'ajouterions-nous à ces paroles? Le seul commentaire digne d'elles, c'est l'innombrable foule de rachetés du Christ, jeunes ou vieux, pauvres ou riches, ignorants, savants, obscurs fidèles ou glorieux martyrs, qui, depuis tant de siècles, les ont admirées, répétées, chantées comme l'hymne par excellence, l'hymne du ciel en même temps que l'hymne de la terre.

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant