Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE DIX-NEUVIÈME.

ÉPHÈSE

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I. Cenchrées. — Le vœu. — Raison probable. — Le Nazaréat. — Ce que Paul en retranche. — Arrivée à Éphèse. — Troisième voyage missionnaire. 

II: Retour à Éphèse. — Disciples de Jean ou d'Apollos. — Paul les instruit. — Dons qu'ils reçoivent. 

III. Grande porte ouverte, et adversaires nombreux. — Éphèse et sa Diane. — Paul dans l'école de Tyrannus. — Succès. 

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 I

 Ce deuxième voyage missionnaire avait duré environ trois années, comprises entre l'an 50 et l'an 54. Paul ne remonta pas par la Grèce et la Macédoine. Renonçant, pour cette fois, à revoir Thessalonique, Bérée, Philippes, il s'embarqua à Corinthe même, ou plutôt à Cenchrées, un des deux ports, «après s'être fait couper les cheveux à cause d'un vœu.»

Ces derniers mots, jetés là sans autre explication, ont beaucoup exercé la sagacité des critiques. Qu'était ce vœu? Sous quelle forme et dans quelles circonstances avait-il été fait? Comment, surtout, un vœu quelconque s'accordait-il avec le christianisme de saint Paul?

Quant au vœu même, d'abord, on a cherché bien loin ce qui était peut-être bien près, l'explication pouvant se trouver dans cela même qu'il n'y a point d'explication. L'auteur eût-il ainsi mentionné un fait de ce genre, s'il ne l'avait considéré comme expliqué par ce qui précède? Or, ce qui précède, c'est l'annonce du départ de Paul. Il vient d'accomplir heureusement ce long voyage semé de tant de dangers; il a vu des fruits abondants de son travail; il est plein de reconnaissance envers Dieu. Que fait-il? Il donne à cette reconnaissance une des formes usitées sous la loi juive; mais, cette forme, il en ôte ce qui eût été choquant au point de vue de la spiritualité chrétienne. Il s'agit, en effet, — les cheveux coupés l'indiquent, — du vœu appelé le Nazaréat, décrit au livre des Nombres (Chap. VI). On s'abstenait, durant trente jours, de vin et de toute liqueur forte; au trentième jour, on se coupait les cheveux dans le temple, on les brûlait sur l'autel, et on offrait en sacrifice un agneau, une brebis et un bélier. Tout ceci, Paul le retranche, car c'est à tort qu'on a vu une relation entre le vœu fait à Corinthe et ce qui est dit, plus loin, que Paul resta peu à Éphèse parce qu'il voulait être à Jérusalem a à la fête prochaine. » Des manuscrits fort anciens omettent même cette dernière circonstance, qui pourrait bien n'avoir été introduite que parce qu'on se figurait devoir lier le voyage au vœu. La phrase fût-elle authentique, ce prétendu lien n'en serait pas mieux démontré. Rien, dans les Nombres, n'indique que la cérémonie finale dût avoir lieu un jour de grande fête; Paul, d'ailleurs, en se coupant les cheveux, avait accompli à Corinthe l'acte principal, essentiel, de cette cérémonie. Ainsi, tout en reprenant un rite juif, il s'affranchit de la principale obligation imposée, à cette occasion, par la loi juive. La liberté chrétienne est donc sauvée; la spiritualité, qui dépend des dispositions intimes, l'est aussi, car nous savons assez ce qu'était l'apôtre à cet égard. Mais si l'on nous objecte que ce vœu n'en risquait pas moins d'être un triomphe pour les judaïsants, d'encourager les faibles à des concessions dangereuses, — nous répondrons, en toute franchise, que nous ne voyons pas ce qui put déterminer Paul à affronter un tel inconvénient. Seulement, plus l'inconvénient était grand, plus il est probable que l'apôtre eut de bonnes raisons pour passer outre.

Il s'embarqua donc à Cenchrées. Le récit des Actes est, en cet endroit, très rapide. Paul arrive à Éphèse avec Aquilas et Priscille. Les Juifs l'accueillent assez bien, et le prient de ne pas s'en aller si tôt. Il leur promet de revenir, s'embarque, arrive à Césarée, monte à Jérusalem. Là, «après avoir salué l'Église, il descendit à Antioche.» Aucune mention donc, à Jérusalem, du vœu; nouvelle preuve à l'appui de nos observations. À Antioche, séjour de peu de durée. «Il partit, et, parcourant successivement la Galatie et la Phrygie, il fortifiait tous les disciples.» Ainsi commence, sans que l'historien nous le fasse remarquer, le troisième voyage missionnaire de l'apôtre, Antioche pouvant toujours être considérée comme son point de départ.

Si nous tenons à noter combien ce récit est bref et combien l'auteur semble avoir hâte de retrouver Paul missionnaire, c'est pour qu'on s'étonne moins de lui voir passer sous silence, à Antioche, la discussion entre Paul et Pierre, — si toutefois c'est à ce moment qu'elle eut lieu. Nous l'avons racontée sans nous prononcer sur l'époque.


II

Paul donc, de province en province, de ville en ville, se retrouva où il avait promis de revenir, — à Éphèse. On voudrait savoir combien de temps cette tournée avait pris. Le séjour à Éphèse ou dans les villes voisines — c'est Paul (Act. XX, 31) qui nous l'apprend — dura trois ans. Mais le commencement de ces trois ans, où le placer? Nous inclinons, après mûr examen, pour l'année 55.

Paul, nous disent les Actes (XIX, 1), arrivé à Éphèse, entra aussitôt en relation avec «quelques disciples,» ce qui semblerait vouloir dire «quelques chrétiens;», mais la suite nous force de donner à ce mot un autre sens. Il y avait des chrétiens à Éphèse, puisque nous les avons vus écrivant à ceux de Corinthe et leur adressant Apollos; ceux-là, il est clair que Paul dut les voir. L'auteur parle donc ici, non pas d'eux, mais de quelques hommes dont la foi était à peu près, paraît-il, celle d'Apollos à son arrivée à Éphèse. Il y en avait, nous dit-on, une douzaine. «Avez-vous, leur dit Paul, ayant cru, reçu le Saint-Esprit?» On traduit ordinairement: «Avez-vous reçu le Saint-Esprit après avoir cru?» — ce qui suppose que Paul les considérait comme chrétiens, et leur demandait seulement s'ils avaient reçu, en conséquence, le don de l'Esprit de Dieu. Dans le texte, la question porte sur les deux choses à la fois. «Avez-vous cru, et, comme sceau de votre conversion, avez-vous reçu le Saint-Esprit?» Voilà le vrai sens. D'ailleurs, ici encore, nous devons tenir compte de l'extrême brièveté du récit. Il est évident que l'apôtre eut à les interroger sur bien des choses, et que cette question en une ligne indique seulement sur quel terrain il posa ses questions. C'est donc aussi en une ligne que l'historien les fera répondre. «Nous n'avons pas même entendu dire qu'il existe un Saint-Esprit;» réponse fort étrange, même assez irrespectueuse, si nous la prenions pour textuelle, mais qui, comme résumé de leurs réponses, nous peint très bien l'état de leur esprit et de leur âme. Ils ont reçu, comme ils le diront ensuite, le baptême de Jean. Ce baptême a été pour eux le point de départ d'un certain progrès vers l'Évangile. Mais ils sont restés en chemin. Ignorent-ils, à la lettre, qu'il existe un Saint-Esprit?

Non. Ils admettent, comme les meilleurs chrétiens, que c'est l'Esprit de Dieu qui a inspiré les prophètes, qui a inspiré Jean, Jésus aussi, car Jésus ne leur est pas inconnu; mais, ce qu'ils ignorent,c'est l'établissement de cette nouvelle économie sous laquelle le Saint-Esprit est promis à tous, donné à tous, promis et donné, en Jésus-Christ, comme agent unique de la régénération des âmes. Voilà sur quoi Paul leur donnera ce qui leur manque, comme Aquilas et Priscille l'ont donné, peu auparavant, à Apollos. «Jean, leur dit-il (Act. XIX, 4), a baptisé d'un baptême de repentance, disant au peuple de croire en celui qui venait après lui.» Ainsi, le «baptême de repentance,» ce n'était qu'un premier pas; s'ils ont fait quelques pas de plus, tant mieux; mais le salut, dans le plan de Dieu, n'est qu'en Jésus. Voilà ce que Paul leur montre, et ces hommes, qui ne demandaient qu'à comprendre, sont «baptisés au nom du Seigneur Jésus.» Mais comme ils doivent immédiatement concourir à l'œuvre du Seigneur, Paul demande pour eux une effusion exceptionnelle de cet Esprit dont ils viennent enfin de comprendre le rôle et la puissance. «Après qu'il leur eut imposé les mains, l'Esprit-Saint vint sur eux, et ils parlaient en langues, et ils prophétisaient.» Nous reviendrons sur ce don mystérieux des langues; quant à l'autre don, nous avons vu que c'était la prédication, mais sous l'influence d'une inspiration supérieure et plus ou moins miraculeuse.


III

Paul, écrivant d'Éphèse aux Corinthiens, leur dit: «Une grande porte m'est ici ouverte, avec espoir de succès, et les adversaires sont nombreux.» Deux raisons pour que son séjour fût long. Le champ de travail, d'ailleurs, s'étendait largement autour de la ville. «Cela dura deux ans, disent les Actes (XIX, 10), de sorte que tous ceux qui habitaient l'Asie (l'Asie proconsulaire) entendirent, tant Juifs que Grecs, la Parole du Seigneur.» Nous avons vu Paul, à Milet, dire «trois ans,» sans doute parce qu'il avait alors en vue la durée totale du séjour dans l'Asie-Mineure. L'Apocalypse complète ici l'histoire, car il est fort probable qu'on doit rattacher à ce séjour la fondation ou la consolidation des «sept Églises d'Asie» auxquelles saint Jean adresse son livre.

Éphèse, comme Corinthe, était une ville populeuse, commerçante, riche, corrompue; elle occupait, en outre, comme centre du culte de Diane, une place éminente dans le monde païen. La Diane de ces contrées était tout autre chose que la Diane des Grecs et des Romains, sœur d'Apollon, divinité plutôt inférieure. C'était l'antique Astarté de l'Orient, personnification de la nature, divinité suprême, ou à peu près. Le temple était d'architecture ionique, presque grecque; la statue, sauvée des flammes d'Erostrate, était l'ancienne, tombée du ciel, disait-on, grossier simulacre de bois couvert d'emblèmes mystiques. Au milieu de cette décrépitude qui atteignait les anciens dieux, la Diane d'Éphèse avait plutôt rajeuni. Déesse de la nature, elle convenait aux panthéistes, fort nombreux sous des noms divers. Déesse mytérieuse, puissance terrible ou poétique selon les goûts et les besoins de ses adorateurs, elle avait à ses pieds sages et fous, petits et grands, philosophes, poètes, hommes, femmes. À l'énorme puissance de traditions pareilles, ajoutez cette masse énorme d'intérêts groupés autour d'un tel culte, autour d'un temple réputé une des merveilles du monde, et attirant, à lui seul, tant d'étrangers, tant d'argent.

Paul fréquenta trois mois la synagogue, accueilli des uns, repoussé des autres. Ces derniers se montrant toujours plus hostiles, il abandonna la synagogue, emmenant ceux qui voulurent le suivre, et s'établit dans l'école d'un philosophe ou rhéteur, Tyrannus, probablement converti, à moins que l'historien n'ait seulement voulu dire que ce local avait été l'école de Tyrannus. Au fond, c'était plutôt chose heureuse que d'avoir à quitter les synagogues. L'Évangile se dessinait mieux ailleurs, mieux pour les Juifs convertis, mieux pour les païens convertis ou à convertir. On regrette un peu, au premier abord, de voir Paul enseigner dans une de ces écoles où avaient retenti tant de sophismes; et quand Tyrannus, ce qui est possible, aurait été un vrai sage, il semble encore qu'un apôtre du Christ, dans cette chaire, dérogeait. Rassurons-nous; Paul est de ceux qui jamais ne dérogent. Si quelques-uns l'allèrent trouver croyant n'entendre encore qu'un de ces discoureurs comme il y en avait tant, l'erreur, bien certainement, fut courte. Plus d'un sortit peut-être parce qu'il ne lui trouvait pas la phrase assez polie ou le geste assez irréprochable; mais, de ceux qui restèrent, nul ne put ignorer qu'il y avait là tout autre chose qu'un philosophe et qu'une philosophie. Les résultats, en somme, furent grands. Nous ne pouvons ici, comme pour les Philippiens ou les Thessaloniciens, chercher nos renseignements dans une épître, puisque celle dite aux Éphésiens ne renferme rien qui s'adresse spécialement à leur Église. Mais nous trouverons dans les Actes, deux ans après le départ de Paul, son discours aux anciens d'Éphèse, et nous aurons là, plus complet encore que dans aucune des épîtres, le tableau du ministère à la fois le plus actif et le plus paternel. 

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