Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE SEIZIÈME.

CORINTHE

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I. Arrivée à Corinthe. — Solitude; tristesse. — Ce qui peut y avoir contribué. — Expérience faite. — La vraie tactique. — Scandale aux Juifs; folie aux Grecs. — Savoir attendre. — J'ai un peuple nombreux dans cette ville. 

II. Les mœurs à Corinthe. — Commerce; écoles. — Aquilas et Priscille — Leurs relations, alors et plus tard, avec l'Apôtre. — Paul travaille chez eux. — Silas et Timothée arrivent de Macédoine. 

III. L'opposition juive. — Que votre sang soit sur votre tête! — Douleur, mais non malédiction. — Paul chez Justus. — Séjour de dix-huit mois. — Crispus; Gaïus. — Un point obscur.

IV. Le proconsul Gallion. — Paul accusé devant lui. — Sa réponse. — Sa pensée. — Sosthène. — Ce que l'avenir verra. 


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Nous avons vu l'apôtre, à son arrivée à Athènes, envoyer à ses compagnons l'invitation de le rejoindre au plus tôt. Nous ne savons d'eux, ensuite, que ce que Paul écrit aux Thessaloniciens sur Timothée; il l'a, dit-il, renvoyé auprès d'eux, ayant appris qu'ils avaient beaucoup à souffrir, et il a mieux aimé «être laissé seul à Athènes» que de les savoir sans guide au milieu de leurs tribulations. Silas n'était donc pas, à ce moment, avec lui. Nous ne savons s'il était venu à Athènes et avait aussi été envoyé ailleurs, où s'il ne rejoignit Paul qu'à Corinthe, où nous le retrouvons avec l'apôtre.

Mais Paul arriva seul dans cette dernière ville, et, d'après les épîtres qu'il adressa plus tard aux Corinthiens, on s'aperçoit qu'il y était arrivé sous l'impression d'une solitude et d'une tristesse tout autres que celles qui résultent du simple fait d'être momentanément seul. Il arrive d'Athènes, non pas découragé, mais plus pénétré, plus effrayé, jusqu'à un certain point, de la grandeur et des difficultés de sa tâche. C'est, dira-t-il (I Cor. II, 3), «dans un état de faiblesse, de crainte et de grand tremblement,» qu'il s'est trouvé au milieu d'eux. Mais ce n'est pas seulement parce que Corinthe, ville savante, orgueilleuse, lui opposera probablement les mêmes résistances que celle qu'il vient de quitter; c'est aussi un peu, dirait-on, parce qu'il craint de n'avoir pas été, dans cette orgueilleuse Athènes, exactement ce qu'il aurait dû être, et d'avoir un peu trop cherché sur le terrain des philosophes les éléments du succès de l'Évangile. Voilà, du moins, ce qui paraît ressortir de l'insistance avec laquelle il rappelle aux Corinthiens que sa prédication, chez eux, «n'a point consisté en discours persuasifs dictés par la sagesse» humaine, qu'il n'est point «venu annoncer le témoignage de Dieu avec une grande supériorité de langage ou de sagesse,» qu'il n'a voulu, enfin, «savoir parmi eux quoi que ce fût sinon Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié.» Mais quand nous estimons pouvoir signaler, dans ces lignes, comme un retour de la pensée de Paul sur sa conduite et ses discours d'Athènes, est-ce à dire que nous acceptions pour lui l'espèce de reproche qu'il paraît s'adresser? Lui-même, est-ce à dire qu'il s'imposât d'éviter à l'avenir toute discussion avec les sages et sur le terrain des sages, et, en particulier, les hautes considérations que nous avons admirées dans son discours? Nullement; on les retrouve, ces considérations, dans plusieurs de ses épîtres, et nous ne devons pas plus nous les interdire que lui, quelque désir que nous ayons, comme lui, de ne «savoir que Jésus-Christ.» Si l'Évangile est la vérité de Dieu, tout terrain lui est bon pour combattre et pour triompher. Mais Paul avait fait l'expérience que fera, comme lui, quiconque se consacrera à la prédication de l'Évangile: c'est que la vraie marche, la plus sûre, est de mettre au plus tôt les âmes en contact avec l'Évangile même. L'Évangile est un conquérant qui n'aime pas les sièges réguliers; il ne veut pas qu'on l'astreigne à emporter un jour ceci, un jour cela; il sait qu'il peut échouer dans l'attaque de ces remparts extérieurs dont tout cœur d'homme s'entoure, orgueil, vices, vertus humaines, préjugés religieux ou incrédules, mauvaise ou bonne philosophie, car même la bonne est mauvaise quand elle prétend régner seule, pouvoir tout et suffire à tout. Il aime donc, l'Évangile, à se jeter d'un coup au cœur de la place; il veut, quand il remet ses intérêts entre nos mains, que ce soit là notre grande tactique.

Voilà celle que Paul déclare avoir employée à Corinthe. Jésus, Jésus crucifié, «scandale aux Juifs, folie aux Grecs, mais, même pour eux, une fois qu'ils sont appelés, soit Juifs, soit Grecs, le Christ puissance de Dieu et sagesse de Dieu.» Une fois qu'ils sont appelés, dit-il. Il attendra donc qu'ils le soient, que Dieu lui-même agisse, — et voilà encore un des traits de son ministère à Corinthe, comme s'il craignait d'avoir cédé, à Athènes, à une certaine impatience. Ces idoles sans nombre, ces philosophes remplissant les portiques du bruit de leurs discussions stériles, tout cela avait donné à son zèle une ardeur peut-être trop humaine. Ce n'est pas nous, encore une fois, qui parlons et qui l'accusons; c'est lui qui craint d'avoir peut-être un peu devancé les desseins de Dieu en s'adressant de préférence aux sages, et en se plaignant de leur endurcissement. Donc, à Corinthe, il commencera par les petits, par les humbles, et il pourra leur écrire plus tard (1 Cor. I, 26): «Considérez à qui l'appel a été adressé chez vous, et comme quoi il n'y avait pas beaucoup de sages selon la chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de grands.» Mais l'œuvre de Dieu n'en a pas moins fait son chemin; elle l'a fait même d'autant mieux, car «Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages, et les choses faibles du monde pour confondre les fortes.» Et quant à ce «grand tremblement» dont Paul n'avait pu se défendre en abordant Corinthe, Dieu l'apaisa, non seulement par d'encourageants succès, mais par une révélation miraculeuse (Act. XVIII, 9-10) de ses desseins sur cette ville. «Le Seigneur, dans une vision nocturne, dit à Paul: Ne crains point, mais parle et ne te tais point, car j'ai un peuple nombreux dans cette ville.»


II

Cette ville dans laquelle Dieu avait «un peuple nombreux» de gens prêts à recevoir l'Évangile, c'était pourtant une des plus corrompues de l'empire, et vivre à la corinthienne voulait dire ne respecter plus rien en fait de mœurs. Détruite par les Romains environ deux siècles auparavant, relevée par César pour devenir la capitale de la Grèce, toutes ses anciennes traditions d'art et de luxe avaient refleuri à l'aise au sein d'une prospérité peu glorieuse, mais croissante. Assise sur son isthme entre ses deux vastes ports, dont l'un recevait les produits de l'Orient, l'autre ceux de l'Occident, elle était comme le centre des communications commerciales entre les deux grandes moitiés du monde romain. Ce prodigieux mouvement d'affaires n'avait pas empêché Corinthe, nous l'avons vu, de rester ville savante. Là, comme à Athènes, vivaient, discouraient, s'agitaient dans leur orgueil et leur misère, des représentants de toutes les sectes connues.

Là aussi, également inconnu et des opulents commerçants et des orgueilleux philosophes, s'était établi depuis peu un pauvre Juif, Aquilas, chassé de Rome, avec ses coreligionnaires, par Claude. Était-il, comme on l'a supposé, déjà chrétien? Le fait qu'il avait été banni comme Juif ne serait pas une objection; longtemps encore après ce moment, nous voyons souvent les Romains confondre chrétiens et juifs. Mais le seul fondement à l'opinion qu'il fût arrivé chrétien, c'est que Paul alla demeurer chez lui. Or, d'autres suppositions sont possibles. Paul peut l'avoir connu et converti avant d'aller demeurer chez lui; Paul peut fort bien avoir demeuré chez un Juif, lequel, d'ailleurs, comme originaire du Pont, était presque un compatriote, et, comme faiseur de tentes, un confrère. Ce qui nous intéresse beaucoup plus que le moment précis de sa conversion, c'est le rôle que nous lui voyons jouer ensuite, à lui et à sa pieuse femme, Priscille, soit dans la vie de Paul, soit dans l'Église. Après avoir été ses hôtes à Corinthe, ils le suivent jusqu'à Éphèse, et l'apôtre, écrivant de là aux Corinthiens, salue ces derniers au nom d'Aquilas et de Priscille, ainsi que de «l'Église qui est dans leur maison,» c'est-à-dire qui se réunit chez eux. Plus tard, écrivant aux Romains, il salue Priscille et Aquilas, rentrés à Rome, les appelle ses «compagnons d'œuvre en Jésus-Christ,» et salue avec eux «l'Église qui est dans leur maison,» ce qui nous les montre exerçant à Rome la même sainte hospitalité qu'à Éphèse.

Mais quand Paul, à Corinthe, entra chez eux, il n'était guère encore question d'Église à réunir. Aquilas fabriquait des tentes; Paul, fidèle au plan de conduite qu'il s'était tracé depuis quelques mois, voulait n'avoir rien à demander à ceux qui accueilleraient sa parole. Il se remit donc à son métier.

 Des quelques lignes que les Actes consacrent à ces commencements du séjour de Paul à Corinthe, on peut conclure qu'il avait résolu de ne pousser l'œuvre avec vigueur que quand Silas et Timothée seraient revenus de Macédoine. Il se rendait cependant, chaque sabbat, à la synagogue, et «persuadait des Juifs et des Grecs,», mais en petit nombre, évidemment, puisque l'historien ajoute: «Mais quand Silas et Timothée furent revenus de Macédoine, Paul était pressé par l'Esprit, attestant aux Juifs que Jésus était le Christ.» Ces derniers mots ne peuvent pourtant pas signifier que Paul eût attendu jusque-là pour annoncer Jésus comme le Messie; ce membre de phrase ne fait qu'un avec ce qui précède, et il faudrait plutôt traduire: «Paul, pressé par l'Esprit, redoublait d'ardeur pour attester..., etc.» Mais ce passage, un peu embarrassé, pourrait avoir encore un autre sens. Paul, décidé d'abord à n'agir vigoureusement que lorsque ses compagnons l'auraient rejoint, est entraîné par l'Esprit de Dieu, et, quand ses compagnons arrivent, ils le trouvent déployant tout son zèle et toutes ses forces.


III

Mais de quelque manière que nous devions arranger ces circonstances, elles aboutissent à un fait que l'historien est obligé de nous signaler partout. L'opposition juive éclate; injures contre Paul, blasphèmes contre l'Évangile, rien n'y manque. Un jour donc, dans la synagogue, Paul indigné secoue ses vêtements et s'écrie: «Que votre sang soit sur votre tête! Moi, j'en suis net, et, dès ce moment, j'irai vers les Gentils.» Jamais encore il n'avait exprimé si vivement cette pensée. Les Juifs de Corinthe lui avaient peut-être donné, au commencement, plus d'espérances que d'autres. Les voilà, eux aussi, qui aiment mieux les ténèbres que la lumière. Ils veulent rester inconvertis, et, spirituellement, périr. Que leur sang retombe sur leurs têtes! Mais n'allons pas prendre ces mots pour une malédiction. Ce n'est pas un vœu qu'il formule; c'est un fait qu'il constate. Les Juifs ont entendu la prédication de l'Évangile; les Juifs l'ont repoussée. S'ils périssent, la faute en est à eux seuls. Voilà ce que Paul veut dire; et son indignation n'est que la douleur profonde de renoncer encore une fois à entraîner Israël aux pieds du Christ. Nous avons vu, nous pourrons voir encore ce qu'il conservait d'amour pour ses frères en Abraham', toujours recommençant à espérer leur conversion, et toujours, surtout, priant pour eux.

En sortant de la synagogue, Paul se rendit chez un prosélyte, Justus, qui demeurait tout près. Là le suivirent ou vinrent plus tard le chercher ceux que sa parole avait atteints, et, parmi eux, le chef de la synagogue, Crispus, qui «crut au Seigneur avec toute sa famille.» D'autres Corinthiens, en grand nombre, «croyaient aussi et recevaient le baptême.» Ici se place (Act. XVIII, 9) la vision où Paul reçut l'assurance que Dieu se préparait un grand peuple dans cette ville, et que lui, Paul, ne devait craindre aucun mal, — ce qui suppose, à ce moment, des dangers dont l'historien ne parle pas. Il ajoute seulement que Paul resta «un an et six mois à Corinthe, enseignant parmi eux la Parole de Dieu.» Ce parmi eux ne doit pas être entendu d'un séjour constant à Corinthe même. Plusieurs passages des épîtres supposent l'action de Paul rayonnant de là sur tout le pays. Notons encore un trait qu'une des épîtres nous révèle: c'est que l'apôtre ne baptisait ordinairement pas lui-même ceux qui se convertissaient à sa parole. Il n'a, dit-il (1 Cor. I, 14), baptisé personne à Corinthe, sauf Crispus et Gaïus. Il bénit même Dieu d'avoir agi de cette manière, afin, dit-il, «que personne ne dise que j'ai baptisé en mon nom.» Mais on peut se demander s'il avait prévu ce qu'on dirait, si c'est pour échapper à cet inconvénient qu'il évitait de baptiser lui-même, ou s'il avait, pour ne pas le faire, quelque raison que nous ignorons. «Ce n'est pas pour baptiser que Christ m'a envoyé, mais pour évangéliser;» d'où l'on a cru pouvoir conclure que, s'il ne baptisait pas, c'était pour réserver au ministère de la Parole tout son temps et toutes ses forces. Mais les conversions n'étaient pas tellement nombreuses, rapides, qu'on puisse se représenter les baptêmes absorbant un temps considérable; chaque baptême, d'ailleurs, pouvait être l'occasion d'une prédication. On a aussi supposé que Paul voulait imiter Jésus-Christ, qui ne baptisa personne; mais il faudrait, alors, que Paul n'eût aussi baptisé personne, ce qui n'est pas, et l'idée même, d'ailleurs, est, chez lui, bien peu vraisemblable. Ce n'est jamais en de telles choses que nous le voyons songer à imiter son maître. La question reste donc obscure; mais nous pouvons, sans nul inconvénient, passer outre.


IV

Un nouveau proconsul venait d'arriver à Corinthe; c'était Annaeus Gallion, frère du philosophe Sénèque (Annaeus Seneca). Le parti juif eut l'idée de réclamer sa protection contre les succès de Paul. L'empire leur garantissant le libre exercice de leur culte, ils prétendaient que cette garantie s'étendît à toutes les attaques dont leur culte pouvait être l'objet. Ils mènent donc Paul devant le proconsul. «Celui-ci, disent-ils (Act. XVIII, 13), persuade les hommes d'adorer Dieu d'une manière contraire à la Loi.» Gallion, fort sagement, répond que s'il s'agissait d'un délit ou d'un crime, il s'empresserait de faire justice; mais que, puisqu'il s'agit de leur loi, il ne s'en mêlera pas. Si la réponse est sage, n'allons pas pourtant, comme on l'a fait, jusqu'à y voir une preuve de cette douceur, de cette bonté parfaite que son frère le philosophe a célébrée en lui, et que nous n'avons, du reste, nulle raison de révoquer en doute. Bienveillant ou non à l'ordinaire, il est clair que ce que nous avons là, c'est le profond dédain du Romain pour la loi juive, pour les Juifs, et, par dessous, pour toute question religieuse. Il ne protège point l'apôtre; il ne lui laissera pas même le temps d'ouvrir la bouche. C'est un Juif comme un autre, — et que lui importent les Juifs? Quand il a renvoyé ceux-ci, et que les Grecs présents s'emparent du chef de la synagogue, Sosthène, et qu'ils se mettent à le battre au pied du tribunal, ce magistrat si doux ne s'en inquiète aucunement; on pourrait battre Paul, qu'il s'en inquiéterait encore moins. Un jour viendra, ô proconsul, que le nom seul de cet homme aura plus fait, pour sauver le vôtre de l'oubli, que toutes vos dignités, toutes vos gloires, y compris celle de votre frère; et ce frère lui-même, ô proconsul, un jour viendra que les pensées qui lui feront le plus d'honneur seront celles où l'on croira reconnaître l'influence d'un autre écrivain, — ce même homme à qui vous n'avez pas permis d'ouvrir la bouche.


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