Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE QUINZIÈME.

ATHÈNES

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I. Athènes, Paul, deux mondes en présence. — Ce qui put se passer sous les élégants portiques. — Diogène; Platon. — Socrate; plus que Socrate. — Les peut-être et les oui. 

II. La ville pleine d'idoles. — Pourquoi Paul s'en indigne. — Les arts. — Dévotion; incrédulité. — Dieux sans nombre, et Socrate. 

III. Ce qu'était devenu le platonisme. — Plus pur, eût-il été mieux disposé pour l'Évangile? — Les Épicuriens. — Leur dieu; leur morale. — Les stoïciens. — Leur idéal. — Belles choses. — Erreur, pourtant, de considérer leur doctrine comme un acheminement à l'Évangile. 

IV. Ni les uns ni les autres ne paraissent comprendre. — Tu as caché ces choses... — Ce discoureur! — Prédicateur de divinités étrangères. — Comment cela doit être entendu. — Un dieu nouveau aurait pu être accueilli. — Ce qui était véritablement étrange. 

V. Le dieu inconnu. — Recherches à ce sujet. — Réalité de l'inscription. — Hypothèses sur son origine. — Sens divers. — Comment elle pouvait avoir eu celui que Paul adopte.— Justesse du point de départ qu'il y trouve. — Vague élan qu'il dirigera vers Dieu. 

VI. Mais vers quel Dieu? — Le Créateur, distinct du monde. — Le Dieu esprit, distinct de tout ce que l'art a produit de plus beau. — Le Dieu universel, et non local. — Le Dieu de chaque homme. — Le Dieu du genre humain. — Tâche assignée à tous et à chacun: Chercher Dieu. — On a cherché bien loin; Dieu était près. — Le panthéisme chrétien. 

VII. Quelques hommes ont eu l'intuition de cet idéal. — Aratus, compatriote de Paul. — Ce qu'il avait dit. — L'homme et son origine, grand argument contre l'idolâtrie. — Mais cette conclusion a été à peine entrevue. — Dieu, maintenant, l'a mise en pleine lumière. 

VIII Paul écouté jusque-là. — Vraie cause de l'interruption et des sarcasmes. — Peu de conversions. — De quoi les railleurs ne se doutaient pas.


***

 

Athènes! Paul! — Le rapprochement seul de ces deux noms dit beaucoup, et nous transporte au cœur même de la situation. «Athènes, disait Cicéron, d'où la civilisation, la philosophie, la religion, l'agriculture, la science des lois, les arts, se sont répandus sur la terre entière;» Paul, dira le chrétien, qui apportait à Athènes et au monde, avec une autre religion, une autre civilisation, une autre philosophie, d'autres lois, d'autres mœurs. Athènes vieillie et corrompue; Paul offrant à l'humanité le secret d'une jeunesse et d'une vigueur sans terme. Athènes dévote et incrédule; Paul messager d'une foi sérieuse qui vient demander aux hommes, non seulement, quand il le faudra, leur sang, mais, ce qui est plus difficile, leur cœur, leur âme, tout leur être. «Les Athéniens, nous disent les Actes, passaient leur temps à écouter et à débiter des nouvelles.» C'était déjà leur habitude aux jours glorieux de leur histoire; c'était maintenant la consolation dernière de leur décadence en toutes choses. L'historien ajoute qu'il en était de même des étrangers séjournant parmi eux; cette futile atmosphère agissait vite sur quiconque venait la respirer. Grande fut donc, sans doute, sous les élégants portiques, la surprise des fins causeurs qui virent un jour passer, repasser, cet inconnu au regard sévère, examinant sans écouter, ou n'écoutant qu'avec un mépris visible pour leurs spirituelles pauvretés. «C'est Diogène qui revient!» aura dit peut-être un d'entre eux. «Non, aura dit quelque autre en ricanant; c'est Platon!» 0 ricaneurs! Il y a ici plus que Platon. Ce que Platon avait à peine entrevu, Paul le voit; ce que Platon n'a pu que vous inviter à chercher, ce que vous chercheriez à tout jamais, pauvres sages, fussiez-vous des Platons vous-mêmes — il vous l'apporte. À tous les peut-être de Socrate, il substituera les oui suprêmes du Dieu que Socrate invoquait, mais qui n'était lui-même pour Socrate que le plus grand et le plus mystérieux des peut-être. 


II

Paul avait-il pensé que l'influence de Socrate aurait au moins élevé le paganisme athénien au dessus de la moyenne vulgaire? — C'est peut-être à cette espérance déçue que nous devons attribuer, en partie, ce qui nous est dit (Act. XVII, 16) que «son esprit s'irritait au dedans de lui en voyant cette ville toute pleine d'idoles.» Il avait vu assez d'autres villes païennes, à commencer par sa ville natale; son indignation devait donc avoir une cause particulière. Mais la cause existait, indépendamment de celle que nous venons de supposer, dans le nombre en effet prodigieux, incroyable, des temples, des autels, des statues de dieux et de déesses, qui peuplaient la ville de Cécrops. Le culte des arts y était pour beaucoup, sans doute; Paul ne pouvait l'ignorer. Mais il savait, et nous le savons aussi, combien le culte des arts, si noble en soi, s'allie facilement à la superstition la plus grossière, et contribue à la maintenir dans des âmes qui, sans lui, sans l'éclat dont il la revêt, en secoueraient le joug. Puis, il y a des besoins misérables qui vont parfois se multipliant à mesure que l'état des esprits, des cœurs, semblerait devoir les écarter. Vous n'avez plus assez de foi pour être religieux; vous en avez assez pour être dévot, superstitieux, et, à l'occasion, fanatique.

Nul doute que beaucoup de gens, à Athènes, ne fussent tout aussi incrédules que Socrate à l'endroit du vieux paganisme. Mais ils l'étaient aussi à l'endroit des grandes vérités que Socrate avait entrevues; et c'est précisément parce que la foi de Socrate n'avait pas, chez eux, remplacé l'ancienne, qu'ils étaient restés accessibles aux plus folles erreurs de celle-ci. Méprisée, ruinée, ce qu'elle perdait par la raison, elle le reconquérait par la superstition. Nous ne voudrions pas être injustes envers ce pauvre peuple qui avait passé par tant d'épreuves, et que la décadence semblait attaquer plus qu'un autre, comme pour lui faire expier sa gloire; mais ce besoin presque universellement ressenti, cet élan de tant d'âmes vers une lumière nouvelle, — il ne nous paraît pas que beaucoup de gens, à Athènes, s'y fussent livrés en ce temps. On vivait, à la fois, sur les traditions religieuses et sur les traditions philosophiques. Les contradictions qui naissaient de là, on ne s'en inquiétait pas. Athènes, follement dévote, continuait à se réclamer du nom de ses anciens sages; et de même que, à Jérusalem, le vieux parti juif se renfermait dans son mot immuable: «Nous sommes les enfants d'Abraham,» — la vieille Athènes, toujours jeune par sa légèreté, répétait, tout en encensant les innombrables dieux dont la vue indignait saint Paul: «Nous sommes les enfants de Platon et de Socrate!»


III

Mais l'école de Platon était devenue, sous Carnéade, fondateur de ce qu'on a appelé la troisième Académie, une école de scepticisme; là, disait-elle, était la vraie tradition socratique, Socrate ayant dit: «Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien.» Quand les platoniciens seraient restés plus dignes de leur nom, est-il sûr que Paul eût trouvé, chez eux, la sympathie que semblaient lui promettre les aspirations élevées, les doctrines parfois presque chrétiennes du grand disciple de Socrate? — La suite montra souvent que des hommes qui avaient fait avec Platon la moitié du chemin, aurait-on dit, vers l'Évangile, étaient peu disposés à en faire l'autre moitié; la sagesse humaine, même la plus pure, était condamnée, semble-t-il, à ne pas accueillir le christianisme avec faveur.

Au reste, les platoniciens ne figurent pas, à Athènes, parmi les philosophes avec lesquels Paul fut en relation. L'historien ne nous parle que des épicuriens et des stoïciens, en qui se résumaient et se personnifiaient, en quelque sorte, les deux tendances qui partageaient le monde.

Les épicuriens admettaient un Dieu ou des dieux, mais en les condamnant à une éternelle inertie. Leur bonheur, à ces dieux, leur essence même, est de ne rien faire. Inutile, donc, de les prier. Inutile aussi de leur rendre un culte; mais le sage fera, en public, comme la foule. La morale, c'est de chercher le plaisir, d'éviter la peine. Épicure ajoutera bien le conseil de chercher le plaisir, le bonheur, dans la vertu; mais sa vertu n'est elle-même que le soin d'éviter tout ce qui pourrait troubler ou la santé du corps, ou la tranquillité de l'âme, ou la paisible indifférence des relations entre hommes. Je ne dois pas nuire à mon pro.chain, car ce serait lui donner le droit de me nuire. Rien, en soi, n'est ni bien, ni mal. Tout, par conséquent, m'est permis; mais tout ce qui pourrait être suivi d'une peine, j'aurais tort de me le permettre. La morale, en somme, c'est de bien choisir. Étrange morale! Paul dira bien aussi (1 Cor. VI, 12): «Tout m'est permis;», mais il entendra: «Dans le cercle de la liberté chrétienne, tracé par la loi de Dieu, et déjà par la conscience.» La conscience, pour Épicure, n'est rien; la vertu, un calcul bien fait. Voilà donc un abîme entre sa morale et l'Évangile; — un abîme aussi entre le Dieu de l'Évangile, agissant, exauçant, jugeant, et son immobile dieu.

Les stoïciens, au contraire, faisaient de la vertu, dans le sens le plus élevé du mot, le centre et le tout de leur système. Mais de là, chez eux, deux conséquences: suppression, en fait, des dieux, de tout Dieu; divinisation de l'homme. L'homme, disaient-ils, a en lui-même tous les éléments de la vertu; il peut, il doit en réaliser par lui-même l'idéal, et, cet idéal, c'est encore en lui qu'il doit le chercher, le trouver. Point donc d'idéal en dehors. La divinité n'est pas un être; c'est un principe actif répandu dans tout l'univers, mais comme le sang dans les veines. Une portion de ce principe réside dans chaque homme; elle retourne, à la mort de cet homme, dans la masse commune. C'est donc sans la pensée et sans le secours d'un Dieu quelconque, sans l'attente d'une autre vie, sans rien qui ne soit pas lui, que le stoïcien doit être fort, courageux, vertueux. Une telle conception a certainement sa grandeur; et quand elle se personnifie, dans l'histoire, en des hommes véritablement vertueux, grands, chez qui le stoïcisme est avant tout une protestation contre les immoralités du paganisme ou le despotisme impérial, — les mépriser ou les railler serait une injustice que l'Évangile ne nous demande pas. Mais ils étaient peu nombreux à Athènes, si même il y en avait, les stoïciens de cette trempe. Ils raisonnaient beaucoup, pratiquaient peu, et subissaient sans trop de murmure l'influence épicurienne de l'universelle décadence.

L'Évangile ne pouvait donc plaire à de tels hommes. Eussent-ils été plus sérieux, plus véritablement stoïciens, dans le sens vulgaire et traditionnel de ce mot, l'Évangile eût encore trouvé dans leurs principes, comme on le vit maintes fois ailleurs, un rude obstacle. Se représenter le stoïcisme comme une sorte de pont jeté d'avance par la vertu entre le paganisme et l'Évangile, c'est juger bien superficiellement. Si quelques-uns y ont en effet passé, sur ce pont, ce n'a pu être qu'en déposant à l'entrée ce que le stoïcisme avait le plus développé chez ses adeptes, — la foi de l'homme en l'homme, l'orgueil de la vertu. Le stoïcien vertueux était donc à la fois très près, si l'on veut, de l'Évangile, et très loin; très près comme vertueux, très loin comme repoussant, l'idée de la misère humaine, d'une repentance, d'un pardon, d'une régénération opérée en nous par la grâce. Tout ce que nous offre l'Évangile, sa philosophie lui avait appris à s'en passer, c'est-à-dire à se figurer qu'il s'en passait. Quelques formes, d'ailleurs, qu'une doctrine ait revêtues, elle reste nécessairement toujours sous l'influence des principes qui l'ont constituée. Qu'était, au fond, celle des stoïciens? En philosophie, en religion, — matérialisme et panthéisme; en morale, — égoïsme. Dissimulés, divinisés, ces principes n'en étaient pas moins là, leurs racines profondément enfoncées dans l'esprit, dans le cœur, et ce n'était qu'en les arrachant, ces racines, que l'Évangile pouvait faire d'un stoïcien un chrétien. 


IV

Paul eut donc aussi peu à se louer des stoïciens que des épicuriens. Les uns comme les autres, il les trouva dans la place publique, mêlés à ce tourbillonnement de causeries, de nouvelles. Il avait commencé, comme partout, parles Juifs, discutant dans la synagogue. Les Actes ne mentionnent pas d'opposition violente, mais ne disent rien du résultat; rien non plus ne nous indique, plus tard, que Paul eût laissé à Athènes une de ces Églises dont le souvenir béni l'accompagnait dans ses travaux. Il n'attendit donc pas que des conversions plus ou moins nombreuses lui facilitassent, surtout par les prosélytes de la porte, l'accès de la population païenne. «Chaque jour, dans la place publique, il discutait avec les gens qu'il y rencontrait;» et c'est là que l'historien ajoute: «Quelques philosophes épicuriens et stoïciens conféraient aussi avec lui.» Stoïciens comme épicuriens, non seulement ils n'acceptaient pas, mais ils ne comprenaient pas; c'était, pour eux, un monde décidément trop nouveau. «Tu es docteur en Israël, disait Jésus à Nicodème, et tu ne sais pas ces choses!» Nous ne pouvons, ici, nous étonner que ces hommes ne sachent pas; mais quand nous les voyons ne pas comprendre, répondre et s'étonner comme les derniers des ignorants, nous nous rappelons cette autre parole du Maître: «Tu as caché ces choses aux savants et aux sages.» Dieu ne les leur cachait point, assurément, puisqu'un messager de Dieu les leur disait en ce moment même; c'étaient eux qui se les cachaient par leur mépris pour le messager, pour le message, pour tout ce qui n'était pas eux et leur ignorante sagesse. «Que veut dire ce discoureur?» demandaient quelques-uns. «Il paraît, disaient les autres, que c'est un prédicateur de divinités étrangères.»

On s'est généralement mépris sur le sens de ces derniers mots. On y a vu une accusation, une menace, et, l'historien ajoutant que ces gens emmenèrent Paul, que Paul fut mené à l'Aréopage, on a vu Paul comparaissant devant le célèbre tribunal qui condamna Socrate. Rien de cela n'est vrai. D'abord, le texte ne dit point à l'Aréopage, mais sur l’aréopage, ou, mieux encore, sur la Colline de Mars, dont le nom était devenu celui du tribunal qui y siégeait. Mais rien ne dit ni que le tribunal fût en ce moment assemblé, ni même qu'il s'agisse du local où il s'assemblait. Un des côtés de la colline était un lieu de rassemblement pour le peuple; on y conduit Paul pour mieux l'entendre. «Pourrions-nous savoir, lui disent-ils, quelle est cette nouvelle doctrine que tu prêches? car tu apportes à nos oreilles des choses étranges.» Des choses étrangères, dit le texte, ce qui n'exclut pas, il est vrai, l'idée d'étrangeté, mais nous donne le vrai sens de la phrase où Paul était appelé «prédicateur de divinités étrangères.» Les païens ne trouvaient jamais mauvais qu'un étranger parlât de divinités pour eux nouvelles; ils admettaient pleinement que chaque pays eût les siennes. Tous les peuples sujets de Rome avaient la consolation de savoir leurs dieux au Capitole; et l'on a souvent fait observer que si le christianisme avait simplement proclamé un nouveau Dieu nommé Jésus, prêt à s'asseoir fraternellement parmi les autres, ceux-ci, non moins fraternellement, se seraient serrés pour lui faire place. Mais le Dieu de l'Évangile entendait régner seul, seul dans le monde, seul dans les âmes, et son empire sur les âmes devait encore être tout autre que celui de tous les autres dieux. Voilà ce que les Athéniens trouvaient nouveau, étrange, tellement étrange et nouveau qu'ils ne le comprenaient même pas. Même après le discours de Paul, — à en juger sur la manière dont ils l'interrompent et le renvoient, on sent encore que tout cela est resté obscur dans leur esprit. 


V

Mais venons au discours

 «Athéniens, dit l'apôtre (Act. XVII, 22-23), je me suis aperçu que vous êtes, à tous égards, singulièrement religieux, car, en parcourant et en examinant tout ce qui a rapport à votre culte, j'ai même trouvé un autel sur lequel était écrit: Au Dieu inconnu. Ce Dieu donc que vous adorez sans le connaître, c'est celui que je vous annonce.» 

Cet autel, ce Dieu inconnu, ont fait écrire bien des dissertations. Il y a un point qu'on aurait pu, ce nous semble, se dispenser d'établir: l'existence même de l'autel et de l'inscription rapportée. Il est inadmissible que l'apôtre, devant des Athéniens, à Athènes, eût indiqué à faux ou seulement mal indiqué ce que tous pouvaient voir et savoir; il n'est pas moins inadmissible que l'historien, Luc, qui peut-être était à Athènes, ou du moins apprit de Paul lui-même, ensuite, tous les détails de l'affaire, eût introduit, de son chef, un pareil conte. L'autel, l'inscription, existaient donc. Mais l'origine de l'autel, le sens réel de l'inscription, sont demeurés, malgré toutes les recherches, des problèmes; il est fort possible que les Athéniens eux-mêmes ou n'eussent pu répondre, ou eussent été peu d'accord. Nous avons donc le choix entre plusieurs explications, les unes reposant sur des faits plus ou moins connus, les autres purement hypothétiques. Jérôme mentionne une inscription qui ne portait pas: «Au Dieu inconnu,», mais: «Aux dieux d'Asie, d'Europe, aux dieux inconnus et étrangers,» ce qui était comme un symbole de cette vaste fraternité des dieux; et il suppose que Paul a pris, de cette inscription plus étendue, la portion qui lui convenait comme point de départ pour son discours. C'est peu probable. Le pluriel «aux dieux inconnus» aurait dit précisément le contraire de ce que Paul va tirer du singulier; ses auditeurs connaissant tous l'inscription, c'eût été une bien bizarre imprudence que de commencer par l'altérer. D'autres ont recouru à un fait rapporté par Diogène de Laërte. Les Athéniens, dit-il, dans une peste, ne sachant plus à quel Dieu demander leur délivrance, lâchèrent par la ville un certain nombre de chèvres, dont chacune fut immolée à l'endroit où elle s'arrêtait. On éleva des autels en ces endroits, mais sans savoir à qui les dédier. Un de ces autels aurait-il reçu l'inscription dont parle saint Paul? C'est possible; d'autant plus que la traduction exacte serait: «À un dieu inconnu.»

Mais ce qui est possible également, c'est que l'inscription eût un sens plus sérieux, plus profond, que celui qu'aurait déterminé quelque circonstance de ce genre. Rien ne nous dit que ce ne fût pas ou l'expression d'une piété païenne exaltée, s'élançant au delà du cercle des divinités reconnues, cherchant encore pour adorer encore, — ou l'élan réfléchi d'une piété plus pure, jetant au hasard dans le vide l'hommage qu'elle ne pouvait plus accorder aux dieux grossiers du paganisme. Enfin, quel qu'eût été le sens primitif de l'inscription, elle avait évidemment pu avoir, pour tel ou tel de ceux qui la lisaient, un des sens que nous venons d'indiquer; n'arrive-t-il pas constamment qu'un inscription tumulaire, par exemple, selon les circonstances, selon nos dispositions d'esprit ou de cœur, nous dise beaucoup ou nous dise peu? Qu'importe, alors, le sens primitif? Paul a donc pu attribuer à cette inscription d'Athènes la portée qu'elle avait prise à ses yeux.

Remarquez, d'ailleurs, qu'il ne se prononce pas sur la valeur de l'intention supposée. Le mot que nous traduisons par «singulièrement religieux» se dit également d'une piété excessive, superstitieuse, et d'une piété calme, mais profonde. Si l'on se reporte à l'impression de l'apôtre s'indignant de voir tant d'idoles, on aperçoit dans ce mot comme un reflet de son indignation, et même une assez mordante ironie; mais, en regard de ce qu'il va dire, il n'a aucun motif pour railler ni pour s'indigner. «Vous reconnaissez, Athéniens, qu'en dehors de vos dieux, il peut en exister un que vous ne connaissez pas. Eh bien! c'est de celui-là que je viens vous parler.» Voilà l'entrée, le nœud. Fallait-il débuter par dire: «Vos autres dieux ne sont rien?» Bon moyen pour se faire interrompre au premier mot. La nullité des dieux d'Athènes ressortira bien plus sûrement d'un grave et judicieux discours que d'une attaque indignée, emportée. Les briseurs d'idoles et les chercheurs de martyre ne sont venus, nous l'avons déjà remarqué, qu'après l'âge apostolique.

Ainsi, selon ce qu'il dit ailleurs (I Cor. IX, 21), il s'est fait païen avec les païens, mais dans la mesure où il pouvait l'être sans rien céder de la vérité chrétienne, et, au contraire, en traçant le chemin par où les païens y arriveront. Il a dégagé du milieu des superstitions polythéistes l'idée vraie, primitive, celle d'un pouvoir supérieur auquel la faiblesse humaine rend hommage, mais qu'elle craint toujours de n'avoir pas suffisamment honoré, pas suffisamment apaisé; il a saisi au vol un de ces élans de l'âme humaine, égaré dans le vide, et il l'a dirigé vers le vrai Dieu.


VI

Mais, ce vrai Dieu, il faut que l'apôtre en donne aussitôt une idée claire, puisqu'il vient de promettre que ce ne serait plus le Dieu inconnu du vieil autel.

Ce Dieu, d'abord, c'est celui «qui a fait le monde et tout ce qui s'y trouve.» Voilà la création; voilà Dieu nettement distinct du monde, et se dégageant du brouillard — du bourbier, pourrions-nous dire, — ou stoïciens, épicuriens, péripatéticiens, platoniciens même, maintenant, le tenaient enfoui. Ce Dieu, «maître du ciel et de la terre, n'habite pas dans des temples faits de main d'homme.» Voilà Dieu, d'abord dégagé du monde, se dégageant également de tout ce que l'art païen avait produit de plus beau et de plus trompeur, car ces temples, ces statues, ces magnificences du culte, ce n'était que le matérialisme embelli et poétisé. Ainsi, c'est à ce que les païens connaissaient le mieux, aimaient le plus, que Paul emprunte, par contraste, la notion d'un Dieu spirituel, présent partout, mais n'habitant nulle part. Non que cette notion fût étrangère au paganisme. Personne n'enseignait qu'on ne pût prier que dans les temples; les dieux étaient donc bien réputés présents partout, ce qui les rétablissait, jusqu'à un certain point, dans cette qualité d'êtres spirituels que la philosophie leur ôtait. Mais la philosophie n'était en cela que trop d'accord avec les tendances réelles et les résultats du paganisme. Le culte, en fait, était purement local, local parce que chaque pays avait son dieu ou ses dieux, local parce que chaque dieu avait son temple, local, enfin, parce que l'idée de la divinité s'incarnait toujours tout entière dans chaque dieu, lequel, en somme, était bien moins un dieu présent partout qu'un prince tenant sa cour dans tel ou tel pays, tel ou tel temple. Ajoutez que les hommages s'adressaient toujours à des statues, souvent fort belles, sans doute, mais dont la beauté même contribuait à fixer les imaginations, les cœurs, sur la matière bien plus que sur l'esprit. Paul, cependant, n'abordera pas encore cette idée. Il sait combien les païens en général, les Athéniens en particulier, tiennent à ces simulacres; il ne veut attaquer, sur ce terrain, qu'avec les armes que d'autres considérations vont lui fournir.

Il reprendra donc l'idée de Dieu pour la dégager encore mieux de toutes les erreurs païennes, soit philosophiques, soit vulgaires, et pour la mettre ensuite, agrandie, resplendissante, vis-à-vis de ces représentations misérables que l'art humain essaie d'en faire. C'est Dieu «qui donne à tous la vie, la respiration et toutes choses.» Il n'est donc pas seulement le créateur de l'univers, mais celui de chacun de nous; il renouvelle, pour chaque homme, le don d'un principe de vie, le don de l'organisme que ce principe a sous ses ordres, le don de tout ce qui soutient ou embellit notre existence. Mais si aucun détail n'est au-dessous de sa grandeur, vu qu'il n'y a pour lui rien de petit ni rien de grand, l'ensemble des choses humaines doit naturellement être aussi l'objet de ses soins. C'est lui «qui a fait que, nées d'un seul sang, toutes les nations des hommes habitassent sur toute la surface de la terre, ayant fixé d'avance les durées précises et les limites de leur établissement.» Voilà qui bannit le hasard, si cher aux épicuriens; mais ce ne sera pas au profit de la fatalité, chère aux stoïciens. Tout en restant maître souverain de chaque homme et de toutes choses, Dieu nous a créés libres, nous laisse libres. Comment les deux faits se concilient, c'est son secret; qu'il nous suffise de les voir se concilier dans notre vie, dans la vie, aussi, de l'humanité.

Ces nations, en effet, que Dieu a réparties sur toute la surface de la terre, il leur a assigné à toutes, en même temps qu'à chacun des individus qui les composent, une tâche dont la grandeur seule montre assez ce que nous sommes et ce que nous valons. Il a voulu «qu'elles cherchassent Dieu.» Il savait bien qu'elles chercheraient «en tâtonnant;», mais la recherche même, quand Dieu en est le but, n'est-elle pas déjà une preuve des éléments divins qui sont en nous? Les hommes ont donc cherché, cherché quelquefois bien loin; ils se sont perdus dans des systèmes qui ne faisaient qu'épaissir les ténèbres. Dieu semblait fuir devant eux, et Dieu, cependant, était là, tout près, car, dit l'apôtre, «il n'est pas loin de chacun de nous, et c'est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons et que nous sommes.» Voilà le panthéisme, mais le panthéisme chrétien. Dieu en tous, tous en Dieu, et néanmoins tous hors de Dieu, tous développant librement, quoique avec son aide, les dons qu'ils ont reçus de lui, tous, plus tard, s'ils ne se sont volontairement exclus de son royaume, tous reçus dans son sein, mais conservant là encore, comme ici-bas, leur individualité, leur liberté.


VII

Paul est heureux de constater, en passant, que quelques hommes ont eu l'intuition de cet idéal. «Nous sommes la race de Dieu,» a dit, entre autres, un ancien poète grec, Aratus, né en Cilicie comme Paul. Aratus n'aurait probablement pas développé clairement cette idée; ce Dieu même dont il dit que nous sommes la race, qu'aurait-il pu en dire avec un peu de certitude? Il l'appelle Jupiter; et quoiqu'il l'envisage, en cet endroit, comme Dieu unique et suprême, ce nom seul nous reporte au milieu des fables païennes. Mais il y a là, pourtant, comme un instinct de notre vraie grandeur, et c'est ce que Paul, dans son discours, va prendre pour transition entre l'idée de la grandeur de Dieu et celle de la vanité des idoles. «Étant donc, dit-il, la race de Dieu, nous ne devons pas croire que la divinité soit semblable à de l'or, ou à de l'argent, ou à de la pierre, travail d'un art ou d'une fantaisie d'homme.» Ainsi, c'est à notre propre dignité que Paul demande le renversement des idoles, si offensantes pour la dignité de Dieu. Il ne s'arrêtera pas plus ici qu'au commencement à discuter l'existence des dieux dont il a vu tant de statues; que les statues soient renversées, et tous ces dieux le seront avec elles.

Or, nous sommes race de Dieu, race divine; nous pouvons, par l'étude de nos facultés limitées et de nos faibles aspirations vers le bien et le beau, comprendre jusqu'à un certain point Celui dont les facultés sont infinies, dont les perfections réalisent l'idéal du beau, l'idéal du bien, dont la grandeur dépasse infiniment toutes nos mesures, — et c'est ce Dieu que nous prétendrions renfermer dans une statue! Voilà le raisonnement. Un défenseur du paganisme aurait donc pu objecter, encore ici, qu'on ne croyait pas les dieux renfermés dans leurs statues; Paul aurait pu répondre de nouveau que tout l'ensemble des cérémonies, des pratiques et de la foi des peuples, supposait, au contraire, et perpétuait cette idée. Pourquoi tant de statues spécialement vénérées, adorées, tandis que d'autres, images du même Dieu, et peut-être, comme statues, bien plus belles, ne l'étaient pas? La statue était donc bien le Dieu, l'objet du culte, et le raisonnement conserve toute sa force.

Mais, tout cela, bien que l'Évangile seul l'ait enseigné avec une pleine autorité, ce n'est pas encore l'Évangile. 11 est temps que Paul y arrive.

Les hommes ont donc cherché, souvent mal cherché, peu trouvé. Chercheront-ils indéfiniment? Non; tout ce que Paul vient de dire supposait déjà un changement apporté à cet état d'angoisse et de ténèbres. Paul continue. «Dieu, dit-il, laissant dans l'oubli ces temps d'ignorance, fait aujourd'hui savoir à tous les hommes qu'ils aient, en tous lieux, à se convertir.» Ce dernier mot, dans le texte, embrasse beaucoup d'idées; aucune de nos langues modernes n'en a l'équivalent complet. C'est, littéralement, changer d'esprit; c'est donc, suivant les cas, entrer dans des vues nouvelles, se convertir, se repentir, s'amender, etc. Ici, que sera-ce? Ce sera, évidemment, tout ce qui résulte du discours; et ce qui résulte du discours, c'est évidemment, à la fois, tout ce que nous venons de dire, — acceptation d'une religion nouvelle, conversion, repentance, amendement. L'apôtre eut-il le temps de développer ces idées? Nous ne pouvons savoir s'il commença par les développer, ou s'il passa immédiatement à celle qui allait provoquer l'interruption. Il est clair, en tout cas, que cette dernière partie du discours, telle que les Actes nous la donnent, n'était qu'un commencement, un sommaire.


VIII

Quoi qu'il en soit, tant que l'apôtre est resté dans des généralités que l'on pouvait considérer comme un système philosophique, on l'a, écouté paisiblement; on ne s'est pas même inquiété des coups portés à la religion traditionnelle, habituée à en recevoir de tous côtés. Mais Paul fait un pas de plus. À cet ordre d'avoir à se convertir, il ajoute l'annonce d'un jugement. Rien de nouveau, semble-t-il, dans cette idée. Minos, Eaque et Rhadamante, n'avaient-ils pas siégé, de tout temps, dans les enfers? Oui; mais ce n'était pas seulement leur tribunal, vieille fable, qui avait croulé devant la philosophie; l'idée même d'un jugement avait été emportée avec eux. Nouveauté donc, grande nouveauté que cette redoutable perspective si résolument enseignée. Mais ce qui est bien plus nouveau encore que le jugement, c'est le juge. «Dieu, dit l'apôtre, a choisi pour juger la terre un homme — nous savons ce qu'était cet homme pour saint Paul — par le ministère duquel il la jugera «en justice,» et, cet homme, Dieu l'a déjà désigné «en le ressuscitant d'entre les morts.»

C'est à ce mot que l'interruption éclate.

On a souvent traduit: «Lorsqu'ils entendirent parler de la résurrection des morts.» Inexact. Le texte porte: «Lorsqu'ils entendirent parler d'une résurrection de morts;» ce qui, malgré le pluriel, se rapporte à la résurrection qui vient d'être mentionnée, celle de Jésus-Christ. C'est donc le fait particulier de la résurrection de Jésus-Christ qui provoquera leurs murmures sur le fait général, la résurrection de tous. Ce fait, peut-être l'auraient-ils laissé passer, comme tout le reste, en qualité de spéculation philosophique. Mais la résurrection de Jésus-Christ donne à l'assertion générale une netteté, une autorité qui les choque; elle les met en face d'une foi positive, eux qui se sont étudiés à rester dans le vague, et qui ont fini par s'y trouver bien. «Les uns donc raillaient;» les autres dirent: «Nous t'entendrons là-dessus encore une fois.» Parlaient-ils sérieusement, ceux-ci, ou n'était-ce qu'une autre raillerie? Ces mots «encore une fois» voulaient-ils dire: «Une autre fois?» Était-ce, alors, un renvoi indéfini, ou un désir sérieux d'entendre Paul s'expliquer plus complètement? Toutes ces suppositions sont permises. La suite, pourtant, est plutôt dans le sens des moins favorables. On ne nous dit pas que Paul ait retrouvé une assemblée disposée à l'entendre. Il est vrai qu'on ne nous dit pas non plus qu'il ait revu individuellement aucun de ces hommes, ce qui ne serait pas vraisemblable. Ce qui paraît certain, c'est que le succès, pour le moment, fut médiocre. «Quelques hommes, s'étant attachés à Paul, crurent, et parmi eux Denys, membre de l'Aréopage, ainsi qu'une femme nommée Damaris, et d'autres avec eux.» Il paraît encore que leur nombre ne s'accrut pas beaucoup, puisque, comme nous l'avons déjà remarqué, l'apôtre ne fait nulle part mention d'une Église d'Athènes. Ce n'est même qu'au second siècle, par Origène, que nous avons des nouvelles de cette Église, qui, dit-il, est en grande édification dans le champ du Seigneur. Quant à Denys, la tradition l'a beaucoup exploité. Nous ignorons absolument ce qu'il peut y avoir de vrai dans ce qu'elle rapporte sur son compte.

Tel fut donc ce discours célèbre. Les railleurs ne se doutaient guère qu'il serait un jour, à lui seul, plus lu, plus commenté que tous ceux de leurs orateurs célèbres; ils ne se doutaient guère non plus, ni eux ni les penseurs plus graves, que Paul venait de prononcer l'arrêt de mort du vieux polythéisme, si vivace, jusque-là, en dépit de toutes leurs attaques et de toute leur éloquence à eux. Ce discours si simple, si bref, c'est une grande page dans l'histoire des religions, des philosophies, de l'homme et de l'humanité. Qu'était-ce que Démosthène plaidant contre Philippe, en comparaison de cet homme qui vient plaider contre Jupiter, contre Minerve dans sa ville même d'Athènes, pour le Dieu qui va devenir celui et d'Athènes, et de la Grèce, et de l'Europe, et du monde? Qu'est-ce que le vieil Homère, avec ses fictions tant admirées, devant cette simple histoire dont Paul n'a même pu dire qu'un mot, celle d'un obscur Galiléen obscurément mort sur une croix? Voilà maintenant la folie chrétienne en face de toute la sagesse, de toute la gloire des sages. La guerre est déclarée, et c'est la folie qui vaincra. 


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