Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE TREIZIÈME.

PHILIPPES

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I. Viens nous secourir. — Philippes. — Deux libertés. — Paul ne voit que les âmes. — Humbles commencements. — Quelques femmes. — Lydie.

II. La femme à l'esprit de Python. — Explications. — Paul a-t-il cru que les dieux des païens fussent des démons? — Discussion. — Réserve à garder. 

III. Paul conduit devant les stratèges. — Caractère de l'accusation formulée. — Paul et Silas battus de verges. — La prison. — Premières heures. — Hymnes chantées. — Leur écho à travers les siècles. — Les chants chrétiens, semence de martyrs, — et consolation de l'esclavage. 

IV. Le tremblement de terre. — Quelques détails. — Le geôlier. — Que faut-il que je fasse pour être sauvé? — Comment la foi vient. — Toi et ta famille.

V. Ordre de mettre Paul en liberté. — Réparation demandée. — Étonnement à ce trait. — Avant de blâmer, examiner. — L'idéal poétique; l'idéal vrai. — Paul voulait être, non paraître. — Réponse à une des thèses de l'ancienne incrédulité. 

VI. L'Église de Philippes. — Ce qu'elle fut, jusqu'au bout, pour l'apôtre. — L'épître aux Philippiens.

***

I

Ce départ pour la Samothrace, premier pas vers l'Europe, était le résultat d'un ordre formel du Seigneur. Mais le Seigneur avait emprunté la voix d'un de ceux auxquels il s'agissait d'aller porter l'Évangile. «Une vision apparut de nuit à Paul. Un Macédonien se tenait debout devant lui, le sollicitant et disant: Passe en Macédoine pour nous secourir.» Cet homme, cette parole, c'était comme le symbole de ce vaste malaise qui travaillait toutes les populations de l'empire. Viens nous secourir. En quoi? Comment? Aucun Macédonien, aucun Grec, aucun Romain n'aurait su le dire. Mais cette prière était, nous l'avons déjà remarqué, dans tous les cœurs un peu supérieurs aux joies grossières de la terre et aux fables d'une religion immorale. Paul l'avait entendue bien avant que le Macédonien de la vision la lui fît entendre à Troas.

Promptement transporté sur le continent européen, il se rendit aussitôt à Philippes. Près de là avait succombé, avec Brutus, la liberté romaine; une liberté nouvelle, indépendante des souverains, des peuples, du sort des armes et de toutes les choses de la terre, vient faire ses premiers pas sur le tombeau de l'autre. Un jour — mais dans bien des siècles seulement — on comprendra que toutes les libertés sont sœurs, ou, mieux encore, que la liberté chrétienne peut et doit être la mère de toutes les autres. Pour le moment, elle ne s'adresse qu'aux âmes; elle ne connaît et ne proscrit d'autre despotisme que celui du péché. Qu'importe que Claude, l'imbécile, aujourd'hui maître du monde, fasse peser sur les peuples un joug dont rien ne rachète ni ne voile l'abrutissante pesanteur? Paul ignore, dirait-on, jusqu'à l'existence de cet homme; et quand un nouvel Auguste, comme celui qui a fait de Philippes une florissante colonie, succéderait à cet empereur ignoble, — Paul n'aurait pas un mot à changer à sa prédication. Dieu, Jésus, le péché, la condamnation, la grâce, — voilà l'Évangile éternel.

Mais, cet Évangile éternel, on se sent presque humilié de le voir commencer si petitement à Philippes, c'est-à-dire en Europe. On lui voudrait une entrée solennelle, triomphale; on oublie que les plus petits commencements, avec Dieu, sont féconds, comme la «petite graine» qui devient «un grand arbre.»

Quelques femmes juives, voilà donc le premier auditoire de l'apôtre. Philippes n'avait pas de synagogue, et les Juifs, selon leur usage en pareil cas, avaient adopté près de la ville, sur les bords du Gaggitas, — non du Strymon, comme on l'a souvent dit, — un lieu où ils se réunissaient en plein air. Là donc, le jour du sabbat, se rendirent Paul et ses compagnons; là, dit l'historien (Act. XVI, 13), «nous étant assis, nous parlions aux femmes qui s'étaient réunies dans ce lieu.» Il paraît donc que l'assemblée ne se composait que de femmes, du moins lorsque Paul y arriva; peut-être les femmes, à certaines heures, se réunissaient-elles seules, circonstance que Paul aurait ignorée. On pourrait aussi conjecturer, d'après la suite, que cette humble congrégation comptait peu d'hommes, même peu de Juifs de naissance, mais seulement des prosélytes, parmi lesquels étaient généralement beaucoup de femmes. Ce qui est sûr, c'est que ce fut d'une femme prosélyte, Lydie, «marchande de pourpre, de la ville de Thyatire,» que le Seigneur ouvrit le cœur pour qu'elle prêtât attention aux choses que disait Paul.» Et lorsque, soit à la suite de ce premier entretien, soit, plus vraisemblablement, après avoir plusieurs fois entendu Paul, «elle eut été baptisée ainsi que sa famille,» — elle nous sollicitait, poursuit l'historien (XVI, 15), disant: «Puisque vous avez jugé que j'avais foi au Seigneur, venez demeurer chez moi.» Ils consentirent, et la maison de Lydie devint le lieu de réunion des fidèles. C'est là que nous les voyons assemblés, lorsque Paul et Silas, forcés de quitter la ville, les exhortent et les consolent une dernière fois.


II

Nous ne voyons donc, à Philippes, aucune trace de l'opposition violente que le vieux parti juif avait soulevée en d'autres villes. Mais Paul, pour la première fois, allait se trouver en présence de l'autorité romaine. A Philippes commencera cette lutte qui doit finir à Rome, sous le glaive de Néron.

L'apôtre avait continué de se rendre au «lieu de prière.» Un jour qu'il était en chemin, une femme, une esclave, se mit à crier derrière lui: «Ces hommes-là sont des serviteurs du Dieu très haut, qui vous annoncent le chemin du salut.» Or, cette femme était connue comme ayant ce qu'on appelait «un esprit de Python,» celui dont l'antique Pythie, à Delphes, offrait depuis tant de siècles les manifestations bizarres. Mais ce qui, à Delphes, était dû, au moins en partie, aux émanations souterraines qui surexcitaient le cerveau de la prêtresse d'Apollon, s'était quelquefois retrouvé ailleurs, d'une manière naturelle, dans cet état d'anxiété convulsive où les rapports entre le corps et l'âme sont plus ou moins changés, bouleversés. Il n'était donc pas étonnant que des païens eussent vu là l'influence du dieu de Delphes, et que, la cupidité aidant, les maîtres de l'esclave eussent exploité son état aux dépens de qui la consultait. Chez elle, par conséquent, nulle fourberie. Avait-elle entendu Paul, ou seulement entendu parler de lui et de sa doctrine? Nous l'ignorons; toujours est-il que, mêlant à son rôle de prophétesse les impressions nouvelles auxquelles s'ouvrait son âme, elle rendit publiquement à l'apôtre, et, cela, plusieurs jours de suite, l'étrange témoignage qui nous est rapporté.

Mais une question se présente. — Comment Paul envisagea-t-il cette manifestation?

On lui a quelquefois attribué une idée qui fut plus tard celle de quelques Pères, savoir que les dieux du paganisme n'étaient autres que des démons à qui Dieu avait permis, pour un temps, de se faire adorer. Paul donc, en disant à cet «esprit de Python,» c'est-à-dire d'Apollon: «Je t'ordonne, au nom de Jésus-Christ, de sortir de cette femme,» se serait adressé, sinon à Apollon lui-même, du moins au démon adoré sous ce nom. Mais nous n'avons, chez lui, aucune trace de cette idée; quand il parle des dieux du paganisme, c'est toujours comme d'êtres imaginaires, fabuleux. Il dira bien (I Cor. X, 20) que les sacrifices païens sont offerts, non à Dieu, mais aux démons; mais il rappelle à ce moment même ce qu'il avait dit auparavant (VIII, 4) que les dieux des païens n'existent pas, ne sont rien, et il est évident, dès lors, qu'en représentant ces sacrifices comme offerts aux démons, il ne voulait qu'en signaler vivement l'erreur et la souillure. Nous ne pouvons donc admettre qu'il ait cru, à Philippes, s'adresser à un démon Python, à un démon qui fût l'Apollon des Grecs; mais nous n'approuvons pas davantage qu'on voie dans ses paroles une simple accommodation à l'idée vulgaire, païenne ou juive, d'un esprit entré chez cette femme. Il nous paraît évident que Paul a cru, sincèrement cru, à la présence de ce mauvais esprit, et sincèrement cru, par conséquent, au pouvoir qu'il exercerait, lui, en le chassant. Dirons-nous, là-dessus, que Paul était dans l'erreur, sauf à montrer ensuite que cette erreur n'intéresse point la foi? Nous pensons, en effet, que la foi, dans ses éléments essentiels, est assez indépendante de ce qu'on peut croire sur ce point; mais quand nous voyons, de nos jours, dans tout ce qui tient à l'âme, les mystères se multiplier à mesure qu'on étudie davantage et qu'on croit savoir davantage, — nous avouons qu'il nous paraît de plus en plus difficile de rien trancher dans ces matières.


III

Ce qui est sûr, c'est que l'effet des paroles de Paul fut prompt, définitif; la femme se retrouva calme et guérie. Mais, dès lors aussi, plus d'oracles, et, partant, plus de profits pour ses maîtres. Un jour donc, ils saisissent Paul et Silas, et les traînent au tribunal des stratèges ou préteurs; c'était le titre accordé aux deux premiers magistrats des villes qui, comme Philippes, étaient appelées colonies et jouissaient du droit de cité romaine. «Ces hommes, disent les accusateurs (Act.XVI, 20-21), troublent notre ville. Ce sont des Juifs, et ils proclament des coutumes qu'il ne nous est permis ni de recevoir ni de suivre, à nous qui sommes Romains.» Ce n'était pas comme Juifs, puisque les Juifs étaient partout tolérés, que ces gens accusaient les deux apôtres, mais comme Juifs troublant la ville par un imprudent prosélytisme. L'accusation, du reste, — sauf cette distinction, qui était juste, — montre qu'ils s'étaient peu inquiétés de savoir de quoi il s'agissait. Ils n'estiment même pas qu'il y ait lieu à examiner avant de rejeter; ils se réfugient derrière la loi romaine qui attribue au Sénat seul le droit de prononcer dans les questions religieuses. Les stratèges ne cherchent pas à en savoir plus que la foule, qui, comme d'ordinaire en pareil cas, appuyait de ses cris l'accusation. Ils ne se donnèrent pas même, paraît-il, la peine d'interroger les accusés, car les Actes mentionnent ordinairement cette circonstance, et, ici, n'en parlent pas. Paul et Silas sont donc, sans autre forme de procès, dépouillés de leurs vêtements, battus de verges, et conduits en prison. Le geôlier reçoit l'ordre de les tenir sous bonne garde. Il les enferme dans un cachot profond et «fixe leurs pieds dans le bois,» disent les Actes, c'est-à-dire dans cette planche épaisse qui enlace le bas des jambes, laisse les pieds en dehors, et condamne le prisonnier, assis ou couché sur le sol, à une immobilité qui devient bientôt un supplice.

Dans ces ténèbres, dans cette affreuse gêne, et le corps, en outre, tout meurtri, — que fait, que pense l'apôtre? Dieu lui avait miraculeusement donné l'ordre de passer en Europe; Dieu, avait-il pensé peut-être, lui préparait là des succès qui confirmeraient l'ordre, et agrandiraient son courage en proportion des conquêtes promises. Maintenant donc, comment chasser la pensée de cette grande œuvre entreprise, interrompue, ruinée peut-être? Arrêté dès le premier pas, comment faire assez abstraction de sa personne pour se dire sans hésitation, sans regrets, que Dieu saura bien se passer de lui?

Mais Dieu ne permettra pas que son serviteur s'épuise en ces tristes pensées; si les premières heures ont été peut-être chancelantes, voici bientôt l'apôtre tel que nous le voulons, tel qu'il nous a lui-même autorisés à le vouloir. De ce cachot ordinairement sourd comme une tombe, ou ne retentissant que d'imprécations et de cris, un chant s'élève, harmonieux, paisible, — triste, sans doute, ferme et joyeux aussi. «Paul et Silas, nous dit leur historien, s'étant mis en prière, chantaient des hymnes à Dieu.» Que de prisons, durant trois siècles, allaient retentir de chants semblables, immortels échos de ces deux voix! Que de souffrances endurées et que de supplices attendus la paix dans le cœur, l'hymne à la bouche! De tous les traits du courage chrétien, c'est celui que les païens comprenaient le moins, admiraient le plus. Ils comprenaient leurs gladiateurs criant, au pied de la loge impériale: «Salut, César! Ceux qui vont mourir te saluent!» Mais ces hymnes au Christ, ce salut suprême au chef spirituel et invisible, ce calme devant la mort, cette foi déjà changée en vue, ce rendez-vous si hardiment donné au delà des ténèbres de la tombe, ces condamnés en qui les bourreaux mêmes reconnaissaient le caractère sacré de victimes prêtes pour l'autel, — tout cela étonnait, confondait le vieux paganisme, et le chant des martyrs fut bien souvent, comme leur sang, une semence de martyrs. Et sans parler ici des martyrs de tant d'autres siècles, — qui ne sait combien de fois, de nos jours, les souvenirs du cachot de Philippes ont apporté la résignation et la force dans les sombres réduits de l'esclavage! Là aussi, souvent, pendant la nuit, quand les corps brisés de travail, meurtris de coups, ne pouvaient trouver le repos, un cantique éclatait, œuvre naïve de la foi et de la souffrance, et toujours le nom de Paul y était, et le pauvre esclave était heureux de saisir, à travers les siècles, la main enchaînée de l'apôtre. 


 IV 

La prison de Philippes entendait donc, cette nuit-là, les prémices de cette prédication féconde qui allait enfanter, autour des martyrs, tant de martyrs. Mais Dieu avait résolu de l'appuyer, cette fois, par une de ces miraculeuses délivrances qui attestaient, sinon plus haut, du moins plus visiblement, sa protection. Un tremblement de terre ébranle les murs de la prison. Les chaînes, scellées dans les murs, se détachent; les portes s'ouvrent avec fracas. Le geôlier s'éveille en sursaut, voit les portes ouvertes, croit que les prisonniers se sont enfuis, et, tirant son épée, veut se tuer. Mais Paul, qui entend ses exclamations, ses cris, l'appelle. «Ne te fais point de mal, car nous sommes tous ici.» On s'est demandé comment Paul, du fond de son cachot, pouvait parler de tous les prisonniers; d'autres détails, relatifs au geôlier, ont aussi paru invraisemblables. On oublie un trait qui explique tout. Quand Paul et Silas ont chanté: «Les autres prisonniers les entendaient,» a dit l'historien; et le geôlier ne les entendait pas, puisqu'il n'est réveillé qu'ensuite. Son logement était donc à quelque distance de la prison proprement dite. Partez de là, et tout s'explique. Si les autres prisonniers ont pu entendre Paul, Paul a pu les entendre, et savoir qu'ils n'étaient pas sortis. Le geôlier accourant n'a vu d'abord qu'une porte ouverte, peut-être arrachée de ses gonds; de là son désespoir, sans qu'il eût besoin, pour cela, de croire que tous les prisonniers, sans exception, eussent fui. Rien, enfin, n'empêche d'admettre que le cachot de Paul, quoique profond, était voisin de cette porte; que Paul put donc entendre le geôlier, et le geôlier entendre Paul.

Le geôlier se fait apporter, en toute hâte, un flambeau. Mais ce n'est déjà plus pour constater que les prisonniers n'ont pas fui, que Paul et Silas sont bien encore où il les a mis le soir. Il se jette, tout tremblant, à leurs pieds; il les fait sortir du cachot; il leur adresse cette question que l'âge apostolique devait entendre tant de fois: «Que faut-il que je fasse pour être sauvé?» On a quelquefois vu, dans ce cri de l'âme du geôlier, un nouveau miracle, comme s'il eût subitement, et par inspiration, deviné le christianisme. Une conversion, sans doute, comme œuvre du Saint-Esprit, est toujours un miracle; mais nous ne voyons jamais, pas plus aux temps apostoliques qu'aux nôtres, l'idée chrétienne positive être miraculeusement donnée à qui ne l'a pas entendu prêcher. «Comment croiront-ils, dit saint Paul (Rom. X, 14 et 17), en Celui dont ils n'ont pas ouï parler?... La foi vient de ce qu'on entend.» Il faut donc admettre que cet homme avait entendu parler des deux apôtres, et, plus ou moins, de leurs doctrines; eux-mêmes, ils lui avaient probablement adressé, la veille, quelques paroles sérieuses, dont le commentaire éclatait dans leurs souffrances, dans leur patience. Et maintenant, réveillé par un effrayant phénomène qu'il ne peut guère ne pas rattacher, dans sa pensée, à la présence de ces deux hommes, frappé de les voir ne point songer à fuir, s'intéresser même à leur gardien, — son cœur est touché, sa conscience est troublée. Il demande aux deux hommes ce qu'ils lui ont offert la veille: le salut. Leur réponse est partout la même: «Crois au Seigneur Jésus-Christ, et tu seras sauvé.» Ils ajoutent: «Toi et ta famille.» La foi du père ferait-elle le salut des enfants, la foi du mari celui de la femme? Non. À chacun son propre fardeau; à chacun, par sa foi individuelle en Jésus-Christ, son propre salut. Ce que Paul veut dire, c'est que cet homme, en devenant chrétien, ne le deviendra pas seul; que son exemple sera, de cette manière, le salut de tous les siens. Et c'est ce qui arriva. «Paul et Silas lui annoncèrent la Parole du Seigneur, et à tous ceux qui étaient dans sa maison.» Il veut être baptisé; il le sera. Mais, avant, comme pour donner lui-même aux deux apôtres ce baptême de charité que se doivent mutuellement tous les chrétiens, il lave leurs plaies encore saignantes, et ces plaies lui disent, en leur langage, ce que le chrétien peut avoir à souffrir pour son Sauveur. Alors il est baptisé, lui et les siens. Puis il mène Paul et Silas dans sa demeure, leur fait servir à manger, «et il est dans la joie de ce qu'il a cru en Dieu, ainsi que toute sa famille.» Il a cru en Dieu, au vrai Dieu, lequel n'est connu, et, en quelque sorte, n'existe, que lorsqu'on croit en Jésus-Christ. 


 

Cependant, au matin, les magistrats envoyèrent l'ordre de mettre les deux prisonniers en liberté. Que s'était-il passé? Un ancien manuscrit ajoute au récit des Actes que «les magistrats, réfléchissant au tremblement de terre qui avait eu lieu, furent effrayés.» L'inauthenticité de cette ligne n'exclut pas la vraisemblance du fait; une crainte superstitieuse peut avoir porté les magistrats à relâcher ces hommes dont l'emprisonnement avait été comme le signal d'une catastrophe. On peut aussi supposer que le geôlier avait raconté leur conduite, ou que d'autres avaient parlé pour eux, et que les magistrats se repentaient d'avoir maltraité de tels hommes, cédant, sans examen, aux passions brutales de la foule. Ce repentir s'accrut encore, et beaucoup, lorsqu'on revint leur dire que les deux hommes refusaient de quitter la prison, qu'ils se disaient citoyens romains, qu'ils demandaient une réparation pour avoir été battus de verges, la loi romaine qualifiant de crime tout châtiment de ce genre infligé à un citoyen.

Le premier sentiment, ici, est celui de la surprise. On est peiné de voir Paul descendre, des hauteurs du martyre, à ce titre de citoyen, très haut, assurément, devant les chefs d'une ville grecque, fiers eux-mêmes de le porter, mais bien petit devant Dieu; on est peiné, surtout, qu'il s'en appuie pour demander une réparation. Toutefois, prenons garde. Quand la vie d'un homme est toute pleine d'irréprochables dévouements, et que, tout à coup, un trait se rencontre où les pensées de la terre semblent avoir gâté celles du ciel, la justice veut qu'on y regarde à deux fois, non pas même avant de condamner, mais avant de s'abandonner à ce sentiment pénible qui serait déjà, au fond, une condamnation.

Pourquoi, d'abord, Paul ne se serait-il pas prévalu de son titre de citoyen? Pourquoi, dès la veille, si on l'eût laissé parler, n'eût-il pas dit, comme plus tard à Jérusalem au moment d'être aussi battu de verges: «Je suis citoyen romain!» Nous l'avons déjà fait observer: Paul n'est pas un enthousiaste. Il accepte les souffrances, il acceptera le martyre, — mais il ne courra pas au devant. Défaisons-nous, au sujet du martyre, de cet idéal poétique, dramatique, qui a eu ses représentants, sans doute, et d'héroïques représentants, mais plutôt aux époques d'une certaine décadence, d'un certain énervement de la foi primitive et du courage apostolique. Le véritable héroïsme est plus calme.

Mais cette réparation! nous dira-t-on. Cette condition imposée aux magistrats de venir eux-mêmes à la prison délivrer les deux prisonniers! — Oui; si Paul eût tenu aux dehors de l'humilité, il n'eût pas agi de la sorte, et si son historien avait tenu à lui conserver ces dehors, il n'eût pas rapporté ce trait. Mais Paul voulait être et non paraître; Paul, surtout, subordonnait toutes choses à l'accomplissement de sa mission; et quand nous voyons, plus tard, l'Église de Philippes si florissante, si fidèle, nous sommes bien obligés de reconnaître qu'il ne lui avait fait aucun tort en cherchant à lui assurer, devant les hommes, une position respectable et respectée. Il venait de commencer, par Philippes, la conquête de l'empire romain proprement dit, le vieil empire d'Europe; pourquoi aurait-il renoncé à se prévaloir, dans cette œuvre, du titre de citoyen de cet empire, et à couvrir de son inviolabilité personnelle l'Église naissante de Philippes? C'était, il y a cent ans, une des thèses favorites de l'incrédulité, que le chrétien, le vrai chrétien, n'est pas et ne peut pas être un citoyen; qu'il est tenu, sous peine d'être infidèle à l'Évangile, de tout souffrir et de toujours se taire. Eh bien! voilà saint Paul qui nous donne un tout autre exemple. Il nous montre qu'il y a un temps pour souffrir, un temps pour relever la tête; un pour se taire, un pour parler, et pour parler, au besoin, avec toute la hardiesse qu'autorise un titre officiel, même tout humain, même politique.

Cette hardiesse réussit. Les magistrats vinrent eux-mêmes, s'excusèrent sur leur ignorance, et firent sortir les deux apôtres. Mais, ajoutent les Actes, «ils les prièrent de quitter la ville,» sans doute à cause de cette populace à laquelle ils avaient cédé la veille, et qu'ils n'auraient pas le courage ou les moyens de réprimer. Paul et Silas partirent donc, mais après une dernière réunion avec les frères.


VI

Il ne nous est pas dit si cette réunion était nombreuse; mais tout paraît indiquer que l'Église de Philippes ne tarda pas à faire de grands progrès, et, ce qui vaut mieux que toute prospérité visible, resta unie, zélée, fidèle à son chef invisible, fidèle aussi à son courageux fondateur, dont elle fut, jusqu'au bout, la fille chérie et la couronne. Ce dernier mot est de lui. «Vous êtes ma joie et ma couronne,» écrit-il à ses bien-aimés Philippiens, dans cette épître qui est, à bien des égards, la plus cordiale, la plus familièrement paternelle de toutes. C'est là qu'il peut écrire (III, 17) sans choquer ni eux ni personne, personne, du moins, comprenant ce qu'il a été pour eux et ce qu'ils sont pour lui: «Soyez tous ensemble mes imitateurs.» C'est là qu'il remercie Dieu (I, 5) de leur «commun accord pour l'Évangile, dès le premier jour jusqu'à maintenant.» C'est là qu'il les représente (II, 13-16) brillant «comme des flambeaux dans le monde,» afin que je puisse, ajoute-t-il, «m'enorgueillir, lors de la journée de Christ, de n'avoir pas couru en vain ni travaillé en vain.» C'est avec eux qu'en présence du martyre il délibérera, en quelque sorte, se demandant (I, 21-24) s'il doit désirer ou non de quitter cette terre. «Christ est ma vie, et mourir m'est un gain. Mais si ma vie en la chair est un profit pour mon œuvre, alors je ne sais ce que je dois préférer. Car je suis pressé de part et d'autre, ayant le désir de partir et d'être avec Christ, car cela est de beaucoup le meilleur; mais toutefois le séjour en la chair est plus nécessaire à cause de vous.»

Et au milieu de ces effusions si relevées arrivent des détails tout simples, tout matériels, dirions-nous, s'ils ne participaient à l'élévation de tout le reste. Les chrétiens de Philippes ont partout accompagné Paul, non seulement de leurs prières, mais de leurs dons, et lui, de son côté, lui qui a le plus souvent refusé toute subvention de la part des Églises, même au point de les affliger par cette réserve inflexible (1 Cor. IX, 15-18; 2 Cor. XI, 7-12; Phil. IV, 15), il a tout accepté des Philippiens, tant il sentait que le cœur allait avec les dons, et que ni sa délicatesse comme homme, ni sa dignité comme apôtre, n'auraient jamais à en souffrir. Il les «porte dans son cœur (I, 7);» il les chérit tous (I, 8) «avec la tendresse de Jésus-Christ;» et quand son sang devrait être versé — il ne dit pas pour leur salut, car ça été l'œuvre de Jésus-Christ, — mais «comme libation dans le sacrifice de leur foi,» pour qu'elle fût encore plus agréable à Dieu, volontiers il le verserait jusqu'à la dernière goutte. Quelles paroles! Et quel apôtre! 


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