Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE DIXIÈME.

PIERRE A ANTIOCHE

----------

I. Le voyage de Pierre à Antioche. — Incertitudes sur l'époque. — Récit des faits. — Caractère de Pierre. — Les concessions et les principes. 

II. Nulle trace, pourtant, d'une divergence radicale. — Les reproches de Paul supposent tous, au contraire, qu'il y a accord sur les principes. — Marche et ensemble de son raisonnement. 

III. Tout paraît indiquer que le résultat fut heureux. — Ce qui reste de cette discussion. — Les retours du vieil homme. 


***

Jude et Silas «après être demeurés un certain temps» à Antioche, «furent renvoyés en paix par les frères» à Jérusalem. Ces mots semblent impliquer leur départ à tous deux, et c'est ce qu'implique aussi le verset 35: «Paul et Barnabas restèrent à Antioche.» Le verset 34: «Silas préféra rester à Antioche,» paraît donc avoir été ajouté en vue de ce qui est dit plus loin que Silas partit avec Paul; plusieurs manuscrits, en effet, n'ont pas ce verset. Rien n'empêche de supposer que Silas partit, puis revint, probablement appelé par Paul. Une question beaucoup plus grave est celle qui se présente quant à l'époque du voyage de Pierre à Antioche, et de la discussion qui eut lieu entre Paul et lui.

Paul la raconte immédiatement après ce qu'il vient de dire aux Galates sur son voyage à Jérusalem, ses relations avec Jaques, Pierre et Jean. «Mais quand Pierre, dit-il (II, 11), vint à Antioche, je lui résistai en face.»

Or, dans les Actes, nous lisons (XV, 35) que «Paul et Barnabas restèrent à Antioche, enseignant et annonçant, avec beaucoup d'autres, la bonne nouvelle de la Parole du Seigneur,», et que, «après un certain nombre de jours,» Paul proposa à Barnabas d'aller visiter les Églises qu'ils avaient fondées ensemble. C'est donc dans ce «certain nombre de jours» que devrait se placer l'arrivée de Pierre à Antioche.

Nous avons vu que le sens du mot jours peut être étendu fort au delà du sens moderne ordinaire. Mais l'extension, ici, est limitée par des dates assez généralement admises, par la longueur du voyage que Paul va entreprendre, par un séjour de dix-huit mois à Corinthe. Si, dans l'épître, il met l'arrivée de Pierre à Antioche immédiatement après le récit des affaires de Jérusalem, c'est que la suite du raisonnement l'y oblige; et ce même raisonnement qui lui a fait franchir, peu auparavant, tant d'années, peut bien lui avoir fait franchir, ici, les quatre ans qui nous conduiraient à placer l'affaire d'Antioche après son second voyage missionnaire. Rien, toutefois, ne s'oppose absolument à ce que l'arrivée de Pierre ait eu lieu avant ce départ de Paul, c'est-à-dire peu après que Jude et Silas furent retournés à Jérusalem.

Au fond, la date n'importerait que si nous pouvions suivre pas à pas la marche des idées dont Pierre allait se trouver le représentant à Antioche. Mais nous n'avons que les traits généraux; nous assistons, d'ailleurs, à un mouvement de va-et-vient qui est pour nous, quant aux dates, un nouvel élément d'incertitude, le même homme pouvant avoir été, dans des circonstances différentes, quoique à deux époques rapprochées, ou dans une voie ou dans une autre.

Tel fut donc le cas de Pierre. Il avait été, à Jérusalem, un des champions du spiritualisme évangélique. Il arrive à Antioche, et, d'abord, il ne se fait aucun scrupule de «manger avec les Gentils,» avec ces païens convertis auxquels Paul avait enseigné à ne se croire liés par aucune des prescriptions judaïques. Ils évitaient probablement, selon la décision prise, les viandes venues des temples et les animaux étouffés; mais assez d'autres choses, dans leurs mets, dans leurs usages de table, pouvaient scandaliser un juif. Pierre, donc, à son arrivée, ne songea pas à leur demander plus que n'avait demandé la lettre. Mais, bientôt, arrivent de Jérusalem quelques-uns de ces judaïsants qui avaient déjà une fois troublé la paix de l'Église d'Antioche. Ils viennent «d'auprès de Jaques,», mais évidemment pas «de la part de Jaques,» comme on a traduit quelquefois, car il n'est pas admissible que Jaques, reniant son discours de Jérusalem, eût envoyé des hommes si semblables à ceux dont on avait désavoué, dans la lettre, le zèle aveugle. Cependant ce mot «d'auprès de Jaques» a une certaine importance. Il nous révèle, dans l'Église de Jérusalem, un réveil du zèle judaïsant, un état de choses qui n'est pas ce qu'avait paru indiquer l'unanimité de l'assemblée, — et peut-être y aurait-il là un argument en faveur de l'opinion qui place le fait quatre ans plus tard.

Quoi qu'il en soit, ces hommes reprennent leur vieille thèse de la nécessité des observances judaïques, de l'obligation, pour tout chrétien juif, d'éviter comme impur quiconque ne s'y soumet pas. Pierre, alors, se tient à l'écart, et son exemple entraîne bon nombre de chrétiens juifs; Barnabas même, si ferme jusque-là, est entraîné. On se demande comment c'était possible. Tout est possible, chez l'homme, en fait de contradictions et de faiblesses, et les plus forts sont quelquefois ceux qui nous donnent le plus de ces occasions d'étonnement. Quand nous lirions, pour la première fois, les Évangiles, est-ce Pierre, l'ardent et courageux Pierre, que nous soupçonnerions d'avoir pu renier son maître? Il ne le reniait assurément pas à Antioche; peut-être même croyait-il n'obéir encore qu'à la règle implicitement renfermée dans la décision de Jérusalem: Éviter ce qui risquerait d'être en scandale à quelques-uns. Mais cette règle est de celles qui ne sont bonnes, sages, que dans certaines limites. Je dois, en ce qui me concerne, être toujours prêt à céder; je dois cependant toujours examiner si j'en ai le droit, et si ce qu'on me demande ne serait pas l'abandon d'un principe. «Voici des hommes que je scandalise si je mange avec les Gentils; je ne mangerai donc plus avec les Gentils.» Or, ici, ceux qui se scandalisent méconnaissent l'essence même de la religion chrétienne; leur céder, c'est la méconnaître comme eux. Voilà la conséquence que Pierre et Barnabas n'avaient pas vue, ou, du moins, pas suffisamment pesée.


Il

Mais c'est aussi, d'autre part, ce que nous ferons observer à ceux qui ont prétendu montrer, dans ce démêlé entre Paul et Pierre, l'explosion d'une divergence radicale.

D'abord, malgré la vivacité de son récit, ce n'est point du tout là ce que dit Paul. Pierre, jusqu'au moment où sont venus les judaïsants, a «mangé avec les Gentils;» donc, laissé à lui-même, il ne pense pas autrement que Paul. Changera-t-il? De conduite, oui; d'opinion, non, car ce n'est point là ce dont Paul l'accuse, mais de faiblesse, de dissimulation, et ce reproche même détruit l'idée que Paul regardât Pierre comme en désaccord avec lui sur le fond de la question. «Je vis, dit-il (Gal. II, 14), qu’ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l'Évangile;» et tout ce qui suit revient à dire que Pierre n'a pas assez soutenu cette vérité de l’Évangile, mais nullement qu'il ne la connaît pas. «Si toi, lui dit-il, qui es juif, tu vis en Gentil et non en Juif, pourquoi forces-tu les Gentils de judaïser?» Donc Pierre vivait ordinairement en Gentil, c'est-à-dire avait compris, comme Paul, qu'il n'était plus tenu aux observances mosaïques; mais, en cédant aux judaïsants, en s'éloignant des chrétiens qu'il leur plaisait de considérer comme impurs, il prêchait lui-même à ces chrétiens la nécessité de judaïser. Paul commence donc par le mettre en contradiction avec lui-même; preuve, répétons-le, qu'il ne le considérait point comme ayant, en réalité, une autre doctrine que lui.

Mais, cela posé, il lui montre combien cette contradiction est grave, sa conduite n'aboutissant à rien moins qu'au reniement de sa doctrine. Comme c'est aux Galates que le récit s'adresse, Paul, qui combat chez eux la même erreur que jadis chez Pierre, ne s'est pas inquiété de séparer rigoureusement ce qu'il a dit alors de ce qu'il leur dit maintenant à eux. Il commence (Gal. II, 14) par Pierre; il continue et finit (21) par les Galates. De là un peu de confusion. Mais voici le fil des idées.

Si la prédication de l'Évangile nous avait trouvés plongés dans les erreurs et les vices du paganisme, nous aurions accepté, comme remède unique et suffisant, la foi en Jésus-Christ. L'Évangile nous a trouvés juifs, exempts de ces erreurs et de ces vices; mais la première chose qu'il nous a enseignée, c'est que nous étions pourtant pécheurs. Les œuvres de la Loi n'avaient donc pu nous donner la justice; la foi en Jésus-Christ se présentait donc à nous, de même qu'aux païens, comme source unique et suffisante de justification. Cela étant, chercher encore nous-mêmes ou faire chercher à d'autres, dans les observances de la Loi, une justice qui nous est offerte en Jésus-Christ, n'est-ce pas supposer que Jésus-Christ nous laisse pécheurs, nous trompe, par conséquent, en nous promettant la justice, nous aveugle sur notre état, et, au lieu d'être un ministre de grâce, n'est qu'un «ministre de péché?» Loin de nous ce blasphème! Et cependant il est au fond de ce que tu as fait, toi, Pierre, en cédant aux judaïsants. Ce que tu avais précédemment démoli, le salut par les observances, tu viens de le rebâtir; or, le rebâtir, c'est te replacer toi-même sous cette loi qui te laissait et te laissera pécheur. Pour moi, «c'est par la Loi que je suis mort à la Loi,», car c'est la Loi elle-même qui, d'un côté me convainquant de péché, de l'autre ne me donnant pas la justice que je cherchais, m'a fait accepter l'Évangile, source de grâce et de justice. Je suis mort à la Loi, mais je vis par Christ, en Christ, ou plutôt c'est lui qui vit en moi, et si je me remettais, n'importe en quelle mesure, à chercher ma justice dans la Loi, je proclamerais que Christ «est mort en vain,» que le but de sa mort a été manqué ou mal conçu.

Voilà l'erreur, capitale en effet, que Paul accuse Pierre d'avoir involontairement favorisée. Cette page, sur laquelle nous aurons à revenir, résume sa théologie; qu'il ait eu ou non l'intention de rapporter textuellement ce qu'il avait dit à Antioche, nous ne pouvons douter que nous n'ayons là la substance de ses représentations à son collègue.


III

 Quel en fut l'effet? Il ne le dit pas; mais l'ensemble du récit indiquerait plutôt une issue conforme à ses désirs. Si Pierre avait persisté, Paul ne continuerait sûrement pas à ne l'accuser que d'inconséquence, et à le considérer comme d'accord avec lui sur les principes. Il est vrai que nous retrouverons Pierre considéré encore comme chef d'un parti plus ou moins opposé à Paul; mais, là aussi, sur les indications de Paul lui-même, il est facile de ramener le fait à des proportions tout autres que celles qu'on lui a attribuées.

Que reste-t-il donc, en somme, de cette querelle d'Antioche? — Dans l'histoire de l'Église, un épisode curieux de la lutte que Jésus avait figurée en disant: «On ne met pas du vin nouveau dans de vieux vases.» Dans l'histoire de Pierre, un trait de plus de ce caractère impressionnable, mobile, que nous savons avoir été le sien. Tel il était, à cet égard, pendant la vie terrestre de son maître, tel nous venons de le retrouver malgré ce que les années, l'expérience, et, mieux que tout cela, l'Esprit-Saint, ont pu opérer en lui. Mais l'Esprit de Dieu n'anéantit pas l'esprit de l'homme; et après avoir fait cette remarque sur saint Pierre, nous allons avoir, ici même, une occasion de la faire sur saint Paul. Peut-être même eût elle déjà été juste quand nous l'avons vu reprendre si vivement un collègue, un frère, et se glorifier, ensuite, de l'avoir fait «en face» et «devant tous.» Serait-ce honorer véritablement notre apôtre que de supposer qu'en ces endroits où il se déclare pécheur, et où il se prosterne, comme tel, devant la croix de Jésus, il n'a fait, au fond, que des phrases, parlant d'autrui et se mettant à part? Si nous croyons qu'il a été là sincère, nous avons le droit de noter, dans son histoire, les occasions où le vieil homme ne fut peut-être pas assez absorbé par le nouveau. 

Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant