Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE NEUVIÈME.

L'ASSEMBLÉE DE JÉRUSALEM

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I. Séjour à Antioche. — Des judaïsants arrivent. — Leur système. — Paul et Barnabas envoyés à Jérusalem. — Importance de la question pour l'Église d'Antioche, — et pour Paul en particulier. 

II. Encore les Actes et l'épître aux Galates. — Comment les deux récits rentrent l'un dans l'autre et se complètent.

III. Paul et Barnabas bien reçus. — Tite et les pharisiens. — Paul résiste. — Ses conférences avec les chefs de l'Église de Jérusalem. — La «main d'association.» 

IV. La grande assemblée. — Ce qu'elle fut réellement. — Ce que nous dirait un des assistants. — Discours de Pierre. — La Loi conduit à l'Évangile, mais l'Évangile est indépendant de la Loi. — Effet produit. 

V. Paul et Barnabas, à l'appui, racontent leur voyage. — Jaques cherche à résumer l'impression. — Le principe universaliste est admis; quelques prescriptions légales seront cependant maintenues. — Explication sur un des points indiqués. — Caractère du compromis proposé. — C'est, au fond, ce que Paul enseignera, sur ce même sujet, aux Corinthiens. — Lettre écrite. — Joie à Antioche. — C'est Paul, en réalité, qui a vaincu. 

VI. La victoire est-elle définitive? — Longue lutte encore; ses bons côtés pour l'Église et pour nous. — Retour à Antioche avec Jude et Silas. — Heureux moment dans la vie de l'apôtre. — Comment le Saint-Esprit agit dans l'Église. — Elle a besoin, comme l'individu, qu'un travail intime mûrisse et fortifie sa foi.


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 I

Cette consécration que l'apostolat de Paul venait de recevoir également des succès et des épreuves, il allait avoir, avons-nous dit, à l'invoquer dans une occasion solennelle, grave moment pour toute l'Église.

Il s'était fixé, du moins pour un temps, à Antioche, et quoique l'historien, pressé d'arriver à la grande affaire, ne nous dise absolument rien de ses travaux pendant cette période, nous pouvons aisément conjecturer, d'après son activité d'avant, son activité d'ensuite, que ces trois ou quatre ans ne le virent guère oisif. Le rôle qu'allait prendre l'Église d'Antioche nous autorise à supposer, en outre, qu'elle marchait de mieux en mieux selon les vues de Paul, et qu'elle était devenue le centre d'une active évangélisation en Cilicie, en Syrie, ailleurs encore. Mais, un jour, arrivent quelques chrétiens de Judée, représentants du parti judaïsant. Ils n'en sont plus à dire que l'Évangile est pour les Juifs seulement; mais l'Évangile, disent-ils, ne sauve les païens qu'à condition qu'ils se rangent d'abord, par la circoncision, sous l'ancienne loi. C'est, ajoutent-ils, ce qui ressort clairement du plan de Dieu. Si Dieu a voulu que son peuple, pour arriver à la seconde alliance, passât par la première, comment admettre que des individus puissent arriver à la seconde et en recueillir les bénéfices sans rien demander à la première, sans lui rien accorder?

Ce raisonnement spécieux fut repoussé par Paul, par Barnabas, par la grande majorité de l'Église d'Antioche, si ce n'est même pas la totalité, car les Actes ne parlent d'aucun dissentiment, et, dans la suite du récit, ce sont les Frères, l'Église, qui font tout. Les Frères décident donc d'envoyer à Jérusalem Paul, Barnabas et quelques autres; l'Église, à leur départ, les accompagne jusqu'à une certaine distance de la ville, preuve d'affection pour leurs personnes et d'intérêt pour la cause qu'ils allaient soutenir.

Rien d'étonnant, du reste, à ce que l'Église d'Antioche désirât vider une bonne fois cette grande question, et savoir au juste où en était l'Église de Jérusalem. Mais l'envoi même d'une députation, l'espoir manifestement conservé d'en venir à une heureuse entente, montrent assez que la question n'était nullement considérée, à Antioche, comme décidée, à Jérusalem, en faveur des judaïsants. Ces hommes qui étaient venus soulever la querelle, rien n'indique qu'ils eussent été envoyés par l'Église de Jérusalem, par les apôtres restés dans cette ville, car, au contraire, le seul homme que nous ayons vu arriver à Antioche comme délégué de Jérusalem, c'était un ami de Paul, Barnabas.Rien donc, comme nous l'avons déjà montré, ne suppose que Paul dût se trouver, à Jérusalem, en conflit avec l'Église, en conflit avec les Apôtres.

Mais l'affaire, pour lui, avait une double importance. Une décision prise dans le sens des judaïsants, ce ne serait pas seulement la consécration d'une idée fausse, mais la condamnation de son ministère à lui; toutes ces Églises fondées sur le principe de la liberté chrétienne, du salut par la foi, se trouveraient reniées par l'Église de Jérusalem, parle corps des apôtres, et, de quelques ménagements qu'on usât envers lui, la cause de l'Évangile n'en serait pas moins, à ses yeux, gravement compromise. De là ses anxiétés; de là son ardent désir de s'expliquer, afin «de ne pas courir ou de n'avoir pas couru en vain,» comme il le dit dans l'épître aux Galates.


II

Mais cette épître, ici encore, tout en nous fournissant les plus précieux renseignements sur divers points, nous crée, sur d'autres, des embarras. Essayons de les dissiper. 

Rappelons-nous, d'abord, que le chapitre où il est question de ce voyage a un but tout spécial: l'apôtre expose la nature et la dignité de son ministère. La question principale est donc pour lui, en ce moment, celle que nous venons d'indiquer comme secondaire. Ainsi, n'omettant rien de tout ce qui peut s'y rapporter, il omettra ou n'indiquera qu'en passant ce qui se rapporte à l'autre, à la question générale, à la doctrine.

Cette remarque faite, prenez le récit de l'épître, et, dès la seconde phrase, vous trouverez où placer le récit des Actes.

Je montai de nouveau à Jérusalem, vous dit l'apôtre, et «je leur exposai l'Évangile que je prêche parmi les Gentils,» ou, plus exactement: «Je leur exposai comment je présente l'Évangile aux Gentils.» Où et quand se fit cette exposition de principes? Prenez les Actes, et, après le discours de Pierre, vous lisez (XV, 12): «Alors toute l'assemblée se tut, et ils écoutaient Barnabas et Paul racontant les miracles et les prodiges que Dieu avait opérés par leur moyen au milieu des Gentils.» Plus haut déjà, avant le récit des délibérations de l'assemblée, nous lisons (XV, 4): «Ils furent reçus par l'Église, les apôtres et les anciens, et ils racontèrent... etc.» Donc, dans les deux récits, nous voyons Paul parler devant tous.

Mais, dans l'épître, après avoir dit: «Je leur exposai l'Évangile que je prêche parmi les Gentils,» il ajoute (II, 2): «Mais je l'exposai en particulier aux principaux d'entre eux.»

Donc: Conférences particulières avec les chefs de l'Église de Jérusalem, — et c'est de ces conférences que Paul parlera dans l'épître, tout en indiquant qu'il y en eut d'autres; conférences publiques sur la grande question soulevée à Antioche, — et c'est ce que les Actes raconteront en détail, l'intérêt historique étant surtout de ce côté.

Voilà le terrain déblayé, et nous pouvons maintenant, en combinant les deux récits, avoir l'histoire complète.


III

Paul et ses compagnons arrivent à Jérusalem. Ils sont «reçus (bien reçus, car c'est évidemment le sens) par l'Église, les apôtres et les anciens.» Ils racontent les conversions opérées chez les païens. Alors «quelques-uns du parti des pharisiens,» amis de ceux qui étaient allés à Antioche, protestent. Il faut, disent-ils, circoncire les païens qui se convertissent, et leur prescrire de garder la loi de Moïse.

Or, en parlant des païens en général, ces pharisiens avaient spécialement en vue un jeune Grec, Tite, converti par Paul, amené par lui à Jérusalem, probablement comme preuve vivante de ce que l'Évangile pouvait opérer dans une âme sans l'intermédiaire de la Loi. Ce jeune homme si convaincu, si pieux, les pharisiens auraient-ils le courage de le déclarer exclu du salut? — Les pharisiens eurent ce courage, tant l'esprit du christianisme était encore loin, chez eux, d'avoir vaincu le vieil esprit pharisien. Mais Paul défendit énergiquement son disciple, et, avec lui, «la liberté que nous avons en Jésus-Christ.» Il ne céda «pas même un instant» aux judaïsants, et, cela, «afin de vous conserver la vérité de l'Évangile,» écrit-il, longtemps après, aux Galates, car il sait qu'en soutenant Tite, il a soutenu les droits de la chrétienté tout entière.

Mais pendant ces débats avec les judaïsants, l'apôtre poursuivait ses conférences fraternelles avec ceux que, dans son récit, il a grand soin de séparer d'eux. Les judaïsants, il les a appelés «faux frères;» les autres, il les appelle «ceux qui étaient en considération,» ceux que l'Église regardait comme ses vrais et légitimes chefs. Il donne bien à entendre que tel ou tel d'entre eux avait pu pencher précédemment du côté des judaïsants, car c'est là, ce nous semble, ce que veut dire cette espèce de parenthèse (Gal. II, 6): «Quels ils avaient été, peu m'importe; Dieu ne fait pas acception de personnes.» Peu lui importe, en effet, que tel ou tel lui eût été précédemment moins favorable; ce qu'il peut affirmer, ce qu'il affirme, c'est que tous, à ce moment, ont accueilli favorablement ses vues. Non seulement ils ne lui ont pas demandé d'en changer, mais «au contraire, dit-il (Gal. II, 7 et 9), voyant que l'évangélisation des Gentils m'a été confiée, comme à Pierre celle des Juifs..., et reconnaissant la grâce qui m'a été accordée, Jaques, Pierre et Jean, qui sont regardés comme des colonnes (de l'Église), me donnèrent, ainsi qu'à Barnabas, la main d'association, afin que nous allassions vers les Gentils et eux vers les Juifs.» Ces derniers mots n'impliquent point un partage du champ, comme si Paul eût dû s'abstenir d'évangéliser les Juifs, et les autres d'évangéliser les païens; ce serait en contradiction avec tous les faits postérieurs. Il n'y a donc là pas autre chose que ce que Paul vient de dire (verset 8) que le même Dieu «qui a puissamment agi en Pierre pour l'évangélisation des Juifs, a puissamment agi en Paul pour celle des Gentils.» Que chacun aille librement vers ceux auxquels Dieu l'adressera par la voix de son cœur, par celle des circonstances, par les dons spéciaux qui lui auront été accordés.


IV

Tel fut le résultat des entretiens particuliers, résultat qui allait avoir une grande influence sur celui de l'assemblée générale, celle que les Actes nous racontent. Dès les premiers mots du récit, on sent que les judaïsants extrêmes auront contre eux, avec Paul, tous ceux avec lesquels Paul vient de s'entendre, c'est-à-dire tous les chefs de l'Église de Jérusalem, apôtres et anciens.

«Les apôtres et les anciens, est-il dit (Actes XV, 6), s'assemblèrent pour examiner la question.» On a fait de cette assemblée un concile, et on a eu tort, car rien ne ressemble moins, à y regarder de près, aux conciles des temps postérieurs; on en a fait aussi, dans d'autres vues, une sorte d'assemblée populaire, où les apôtres mêmes n'auraient paru qu'en qualité de membres de l'Église. Erreur encore. Ceux que les Actes nous montrent là s'assemblant, ce sont «les apôtres et les anciens.» Si quelques détails ultérieurs paraissent indiquer que l'Église, la communauté entière, fut convoquée aux délibérations, l'ensemble du récit ne permet pas de supposer une votation générale. Que fut donc, en réalité, cette assemblée? Pour le bien comprendre, commençons par ne chercher là des arguments ni pour ni contre aucun système. Si un des assistants revenait au monde aujourd'hui, et qu'on lui demandât dans quelle catégorie d'assemblées nous devons ranger celle-là, il répondrait probablement: «Dans aucune. Nous ne fûmes ni un concile ni une assemblée populaire. Les chefs ne songèrent ni à imposer despotiquement leur opinion, ni à abdiquer aux mains de la multitude; les fidèles ne songèrent ni à courber aveuglément la tête, ni à se considérer comme les maîtres. Tout se fit d'un commun accord, et quand on mit dans la lettre: «Il a paru bon au Saint-Esprit et à nous,» — ce nous n'exprimait pas seulement l'unanimité finale, mais le sentiment unanime de confiance en Dieu, en son secours, en sa grâce, dans lequel on s'était assemblé.

Voyons donc ce qui se passa.

On commença — nous ne savons qui — par exposer la question; une longue discussion, sur laquelle aucun détail n'est donné, s'ensuivit. Alors Pierre prend la parole, et, non sans étonner peut-être un peu tel ou tel de ses auditeurs, il arrive bientôt à la plus haute, à la plus pure expression de l'idée chrétienne du salut. Évidemment, Paul a passé par là, aidant Pierre à secouer ce qui lui restait encore de l'idée judaïsante. Pierre, en effet, avait été jusque-là dans une sorte de position moyenne entre les judaïsants, non pas extrêmes, mais modérés, charitables, Jaques, par exemple, — et les partisans de Paul. Une révélation spéciale avait levé ses doutes quant à la vocation des Gentils; mais il avait évidemment conservé des scrupules quant à la complète abrogation de la première alliance par la seconde. Maintenant donc, il n'hésite plus, et, rappelant que c'est lui qui a eu le premier l'honneur d'ouvrir l'Église à un païen, il passe hardiment aux conséquences qu'il n'avait pas d'abord saisies dans toute leur étendue. «Frères, dit-il, vous savez que dès longtemps Dieu m'a choisi parmi vous pour que les Gentils entendissent par ma bouche la parole de l'Évangile, et qu'ils crussent.» Mais Dieu a fait plus; Dieu leur a d'avance donné gain de cause dans le procès qui s'agite aujourd'hui.
«Dieu, qui connaît les cœurs, 
a témoigné en leur faveur en leur donnant l'Esprit-Saint comme à nous,» et, quoique restés étrangers à cette ancienne loi qui fut celle de nos pères, Dieu «n'a point mis de différence entre eux et nous.» Puis donc que cet état de choses a ainsi reçu la sanction de Dieu, pourquoi vouloir le changer? Pourquoi imposer à des gens que Dieu reconnaît pour siens en Jésus-Christ «un joug que ni nos pères ni nous n'avons pu porter?» Oui: que nous n'avons pu porter. Nous avons bien pu observer les prescriptions cérémonielles, et c'était même facile; mais en attendre son salut, mais se figurer que là est la justice, le pardon et la vie, mais accorder à de semblables choses la domination sur sa conscience, — voilà ce que nous ne pouvions pas, ce que les païens convertis ne pourraient pas. Nous avons mieux à leur offrir. «C'est par la grâce du Seigneur Jésus que nous croyons être sauvés, de la même manière qu'eux.» Observateur ou non des prescriptions de l'ancienne loi, tout chrétien est sauvé par la seule foi en Jésus-Christ.

Tel fut le discours de Pierre, car nous n'avons fait qu'intercaler ce qu'appelait nécessairement et clairement le court résumé des Actes.

L'effet fut grand. «Toute l'assemblée, est-il dit, garda le silence.» C'était plus qu'une opinion exprimée sur le sujet en discussion; c'était une prédication aussi vivante quant au fond que logique quant à la forme.


V

Ces deux grands faits que Pierre avait pris pour base de son argumentation: Dieu a manifestement agi sur les cœurs des païens, Dieu a manifestement accepté leur piété telle qu'elle est, c'est-à-dire en dehors des formes de l'ancienne loi, — ces grands faits, disons-nous, il y avait là deux hommes qui pouvaient les développer mieux que Pierre et mieux que personne; et c'est ici, en effet, que se place l'incident dont nous avons constaté l'à-propos. On interrompt la discussion, et «ils écoutaient Barnabas et Paul racontant tous les miracles et les prodiges que Dieu avait opérés par leur moyen au milieu des Gentils.» Ces miracles et ces prodiges ne peuvent pas être, ici, des guérisons; ce ne peuvent être que des faits venant à l'appui de ce qu'a dit Pierre, que Dieu «a témoigné en faveur des Gentils,» en leur accordant abondamment les dons de l'Esprit-Saint. Cette interprétation n'exclut pourtant pas absolument les miracles proprement dits; seulement, si Paul et Barnabas en rapportèrent quelques-uns, par exemple la guérison du paralytique de Lystre, ce dut être en les rattachant à l'œuvre spirituelle, intérieure, seule invoquée par Pierre en faveur de son opinion.

La discussion venait donc de faire un nouveau pas, un grand pas; il ne s'agissait plus que de trouver une formule, comme nous dirions aujourd'hui, qui résumât l'impression générale sans abandonner tout à fait les éléments divers qui subsistaient chez quelques-uns. Ce fut un de ces derniers, Jaques, qui s'en chargea. Il était de ceux qui ne se croyaient pas libres, Dieu les ayant fait naître sous la loi, d'en abandonner les observances. Convaincu, d'autre part, que Dieu ne demandait point qu'on les imposât aux chrétiens non juifs, il s'inquiète pourtant de ce qui pourra arriver dans l'Église, si, les uns observant rigoureusement la loi, les autres ne l'observent plus du tout, froissant, scandalisant leurs frères. N'est-il donc pas quelques prescriptions que l'on pourrait, par prudence, par charité, maintenir? Ainsi, tout ce que Pierre a dit, Jaques l'approuve. «Frères, dit-il (Actes XV, 14), Simon vous a raconté comment Dieu a déjà pourvu à tirer du milieu des Gentils un peuple qui fût en son nom.» Aux preuves que Paul, après Pierre, en a données, Jaques ajoute celle que son amour pour l'Ancien Testament lui ferait déjà trouver suffisante, — la prophétie. «Avec ce fait, dit-il, concordent les paroles des prophètes, selon qu'il est écrit (Amos IX, 11-12): Après cela je reviendrai.... afin que le reste des hommes recherche le Seigneur...» Puis donc que les païens sont destinés à devenir membres de l'Église: «Je pense, poursuit-il, qu'on ne doit point susciter d'empêchements à ceux qui se convertissent à Dieu.» Mais voici qui ne les repoussera point, et empêchera cependant que leur liberté ne soit en scandale à quelques-uns. «Qu'ils s'abstiennent des viandes offertes aux idoles, et de l'impudicité, et des animaux étouffés, et du sang.» Ils savent, en effet, puisqu'il y a partout des synagogues, à quel point ces choses sont odieuses aux Juifs, et ils ne s'étonneront pas que des juifs, quoique devenus chrétiens, puissent encore en être scandalisés. 

 Rien de plus sage; rien, du moins, de plus sagement motivé. Un point seulement n'est pas clair: l'impudicité semble mise au rang des choses que permettrait la liberté chrétienne. Ce sens, évidemment absurde, en a fait chercher un autre. On a pensé qu'il s'agissait de mariages prohibés par la loi de Moïse; le vague du terme employé s'expliquerait par le fait qu'on avait parlé de ces mariages, les qualifiant d'impurs, ou, du moins, exprimant la crainte qu'ils ne parussent tels aux chrétiens juifs si d'autres chrétiens se les permettaient. Peut-être aussi s'agit-il bien de l'impureté proprement dite, mais considérée au point de vue de l'extrême indulgence dont le paganisme usait envers toutes les formes de ce vice. Cette indulgence, les païens devenus chrétiens étaient peut-être portés à en conserver une partie. De là l'invitation à rester, pour toutes ces choses, sur le terrain sévère de la loi de Moïse.

Paul n'avait sûrement nulle objection à faire sur ce point; sur les autres, il accepta sans objection le compromis. Nous le voyons, plus tard, dans la première épître aux Corinthiens, développer la même idée. Le chrétien, dit-il (I Cor. X), a le droit de manger de tout ce qu'on lui présente, de tout ce qui se vend au marché. Si sa conscience s'en inquiète, c'est qu'elle n'est pas encore à la hauteur de la liberté chrétienne. Mais il peut arriver qu'un de ses frères s'en inquiète, et lui, alors, par égard pour ce frère qu'il scandaliserait, il doit s'abstenir. Mais sa liberté reste entière, et, dès que la crainte de scandaliser n'existe plus, il peut, il doit user de cette liberté toujours la même.

Voilà qui fixe la vraie portée de la lettre par laquelle on communiqua aux chrétiens d'Antioche la décision de Jérusalem. Si nous devions y voir, comme on l'a parfois prétendu, une victoire des judaïsants, nous ne comprendrions plus ni pourquoi Paul y adhéra, ni comment il fut un de ceux qui la portèrent à Antioche, ni, enfin, pourquoi les chrétiens de cette ville, disciples de Paul, en furent «réjouis et consolés.» Les quatre points recommandés étaient peu de chose au prix de ce qu'avaient essayé d'imposer les judaïsants venus chez eux; l'omission seule de la circoncision renversait le système, eût on, d'ailleurs, accepté tout le reste. La lettre, en outre, désavoue la démarche de ces docteurs. «Ayant appris que quelques-uns des nôtres, sans aucun mandat de notre part, vous ont troublés par leurs discours...» Enfin, Paul et Barnabas sont appelés «nos bien-aimés, hommes qui ont exposé leur vie pour le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ.» La victoire était donc complète, mais du côté de Paul.


VI

Cette victoire allait-elle être définitive? — Non. Les épîtres de Paul nous révéleront de nouveaux efforts tentés par les judaïsants, et souvent avec plus de succès qu'à Antioche. C'est contre eux que l'apôtre écrit aux Galates, fascinés, dit-il, ensorcelés, comme disent nos vieilles versions, par ce dangereux système, tellement qu'après avoir «commencé par l'esprit,» maintenant ils finissent «par la chair.» Ces mots résument la querelle, qui n'était, en effet, qu'une des formes de l'éternelle lutte entre la chair et l'esprit. La chair, ce n'est pas toujours l'homme matériel, l'être grossier qui veut de grossiers plaisirs, ou, moins grossier, mais toujours exclusivement terrestre, se nourrit des vanités de la terre. La chair a aussi sa religion, sa foi, sa piété; elle se la donne en prenant, dans toute religion, ce qui lui convient le mieux, et en maintenant, contre une religion plus pure, ce que telle autre aura eu de plus conforme à ses instincts. Mais ne nous plaignons pas trop de ce que tout ne fut pas fini au décret de Jérusalem. Si le parti judaïsant releva souvent la tête, si même, dans plus d'une Église, il fut momentanément le maître, c'est à lui que nous devons de trouver, dans les écrits de Paul, tant d'affirmations éloquentes du spiritualisme évangélique, tant d'armes contre ceux qui renouvelleraient, sous d'autres formes, les doctrines judaïsantes, et tant d'armes aussi contre notre propre cœur, toujours charnel, toujours ami, même sans s'en douter, de la piété charnelle.

Deux membres de l'assemblée sont nommés, dans la lettre, comme devant accompagner Paul et Barnabas à Antioche. La phrase qui les concerne peut s'entendre de deux manières. Ils prêcheront les mêmes doctrines, — ou ils diront de bouche les mêmes choses, les choses contenues dans la lettre. Nous préférons ce dernier sens. Quoique la lettre fît foi des sentiments de l'assemblée, il était bon que Paul et Barnabas, personnellement mis en cause par les judaïsants, ne fussent pas seuls à présenter la missive, seuls à raconter comment les choses s'étaient passées. Jude et Silas n'auront donc pas seulement à garantir l'authenticité de la lettre, mais, surtout, à en développer le contenu.

Jude et Silas, hommes «considérés parmi les frères,» étaient aussi prophètes, c'est-à-dire, comme nous l'avons vu, prédicateurs, ou, plus exactement encore, regardés comme ayant reçu de Dieu le don spécial d'enseigner et d'exhorter. Ils en usèrent donc à Antioche, «parlant abondamment aux frères pour les encourager et les fortifier.» Ce fut sans doute, pour notre apôtre, un heureux moment que celui-là. Nous ne savons jusqu'à quel point il comptait, pour l'avenir, sur l'effet de la décision prise; pour le présent, il ne pouvait que remercier Dieu. Nous aussi, quand nous venons, après dix-huit siècles, raconter son histoire, il nous est doux d'y trouver une halte qui nous invite, en quelque sorte, à reprendre haleine avec lui pour bénir Dieu comme lui. Dieu n'avait pas voulu imposer lui-même à l'Église la conception définitive du spiritualisme évangélique; il voulait que ce fût le fruit d'un travail où son Esprit, sans doute, interviendrait, mais qui serait aussi travail humain, enfantement plus ou moins long, plus ou moins douloureux, de la vérité déjà donnée, déjà parfaite, et cependant encore à chercher et à trouver. N'est-ce pas ainsi que se forment, dans une âme, les fortes convictions, les seules convictions vraies? L'âme qui n'aura fait que recevoir, qu'accepter, sa foi ne sera qu'une croyance, sa piété qu'une soumission; mais celle qui aura conquis, et, pour conquérir, aura combattu, aura souffert, la vérité de Dieu sera la sienne, l'Esprit de Dieu sera devenu le sien. Ainsi en est-il de l'Église, cette âme formée de tant d'âmes. Celle de Jérusalem a écrit dans sa lettre: «Il a paru bon au Saint-Esprit et à nous.» Le Saint-Esprit ne s'est point imposé par une révélation subite, irrésistible. On a cherché, on a délibéré; on a même entendu le choc d'opinions opposées. Mais, ce travail, tous ont senti que Dieu l'autorisait, le voulait, et que la vérité allait en être le prix. Nous savons bien tout ce qu'on peut dire contre cette assurance, tout ce qui en est sorti, plus tard, d'orgueil et de despotisme. Mais pour avoir mené là beaucoup de docteurs, beaucoup d'Églises, le chemin n'en est pas moins celui par ou Dieu a fait passer ses plus grands serviteurs de tous les temps. 

Paul y avait passé pour arriver au pied de la croix; Paul était heureux de voir l'Église y passer pour arriver à cette conception pure dans laquelle il avait eu l'honneur de la devancer. Et c'est aussi là que se forment, entre les serviteurs de Dieu, ces amitiés qui doubleront leur force quand il faudra combattre ensemble pour l'avancement de son règne. Nous ne savons rien de Jude, qui n'est plus nommé après cette page; mais Silas allait devenir le compagnon d'œuvre de Paul, et nous aurons à les voir prêcher ensemble, souffrir ensemble. Ainsi concourent au plan de Dieu et les hommes et les choses; ainsi s'élève, sur le sol mobile de la terre, l'édifice immuable de l'éternelle vérité.


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