Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE HUITIÈME.

ICONE — LYSTRE — LES ANCIENS

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I. Icône. — Miracles. — Comment ils s'enchaînent à tout le reste. — Encore un mot sur la question générale. — Époques diverses du monde spirituel, comme du monde physique. — Comment ce passé miraculeux est présent et vivant pour nous. 

II. Jusqu'où la critique a pu aller. — L'histoire de Paul, contrefaçon de celle de Pierre. — Aucun fondement à cette idée. 

III. L'impotent de Lystre. — Sa guérison. — Puissance, dans le pays, des traditions mythologiques. — Jupiter et Mercure. — Le sacrifice préparé. — Indignation de Paul. — Émeute. — Lapidation. — Derbe. — Nouvelle visite aux mêmes villes. 

IV. Des anciens partout établis. — L'institution, quoique vague encore, est bien celle du ministère pastoral. 

V. Retour à Antioche. — Joie de tous, et surtout de Paul. 


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À Icone, en Lycaonie, mêmes succès d'abord, mêmes épreuves ensuite. Mais leur séjour fut plus long, les violences n'ayant pas d'abord été telles qu'ils fussent forcés de quitter la ville. Ils eurent donc le temps de semer abondamment, agissant (XIV, 3) «avec une pleine assurance, par l'appui du Seigneur rendant témoignage à la Parole de sa grâce, et permettant que des miracles et des prodiges s'opérassent par leurs mains.»

Voici donc, dans l'histoire de Paul, un fait nouveau. Paul avait été, au début, l'objet d'un miracle; mais le don des miracles lui est ici, pour la première fois, formellement attribué, bien que le châtiment de Barjésus en eût déjà été un. Pourquoi donc seulement ici? Probablement parce que miracles, dans le Nouveau-Testament, se dit surtout des guérisons. Or, c'est de guérisons qu'il s'agit là, évidemment, puisque nous allons, aussitôt après, en trouver une.

Il va sans dire que cette guérison miraculeuse, comme l'assertion générale qui en indique d'autres, a été exploitée contre l'autorité des Actes. Pour ceux qui nient, à priori, tout miracle, il est évident qu'un seul miracle, jeté au milieu d'un récit, imprime à ce récit un caractère légendaire. Et cependant, si nous avions à revenir sur cette question, un de nos premiers arguments, ici, serait tiré précisément de la manière dont les miracles s'enchâssent dans le tissu des Actes. Aucune trace d'imagination montée ou de souvenirs incertains; c'est au milieu d'une page calme, d'une leçon, pourrions-nous dire, de géographie ou d'histoire, tant l'exactitude y est grande, que l'auteur nous parlera de miracles, nous racontera un miracle. Sa foi en ce miracle est évidemment toute semblable à la confiance qu'il accorde aux événements ordinaires, si simplement et si naturellement racontés. Peu s'en faut qu'on ne s'aperçoive même pas, en lisant, que c'est un miracle, tant le récit est simple, et tant, d'ailleurs, le fait s'harmonise admirablement avec le cadre où il est placé, avec l'atmosphère dans laquelle on le voit se produire.

Et voilà encore une observation qu'on oublie trop. On veut que toutes les époques aient été, à cet égard, identiques, et que tout ce qui paraît impossible aujourd'hui ait été toujours impossible. Ce raisonnement conduirait, dans les sciences, à d'étranges erreurs. Quand on nous parle de végétaux, d'animaux, tout autres que ceux d'aujourd'hui, que penserions-nous de gens disant: «On n'en voit plus; il n'y en a donc jamais eu!» Heureusement que nous en trouvons les restes; et ces restes n'annoncent pas seulement des proportions, des formes, tout autres que celles d'aujourd'hui, mais un tout autre ensemble de conditions d'existence et de croissance. Pourquoi le monde spirituel n'aurait-il pas eu aussi ses périodes de fécondité exceptionnelle? Pourquoi l'Esprit de Dieu n'aurait-il pas, à certaines époques, agi autrement qu'à certaines autres? Il vous faut bien reconnaître, en ces temps-là, un mouvement exceptionnel des esprits, un élan extraordinaire vers les vérités prêchées, un commerce singulièrement plus actif entre la terre et le ciel. Si vous ne voyez dans ce commerce qu'une surexcitation tout humaine, si Dieu, selon vous, n'y est pour rien, — alors, sans doute, vous pouvez ne pas croire que Dieu ait aidé au mouvement par des manifestations spéciales de sa puissance. Mais si vous admettez que Dieu y est pour quelque chose, ce qui veut dire pour beaucoup, car Dieu ne saurait faire peu; si vous admettez cette atmosphère où l'Esprit de Dieu se promène, la remplissant de sa présence et la fécondant de sa force, — vous pouvez croire aussi qu'il n'est pas resté assujetti aux lois dites de la Nature, et que des faits exceptionnels ont marqué l'époque exceptionnelle.

Objectera-t-on que ces faits n'ont pourtant pas laissé des traces qu'on puisse voir, toucher, comme celles des êtres surprenants que la terre a portés jadis? Mais ils ont laissé, ce nous semble, tout ce qu'un fait historique peut laisser. Ils vivent dans les récits d'historiens convaincus, sincères, souvent témoins eux-mêmes. Ils vivent, s'il s'agit spécialement de Paul, dans l'assurance avec laquelle un esprit si juste et si droit les mentionne (Rom. XV, 19; II Cor. XII, 12) comme preuves de son apostolat. Ils vivent par leur liaison profonde avec l'ensemble de l'époque où ils se sont produits. Ils vivent par la place même qu'ils occupent dans l'histoire d'une religion qui s'impose si puissamment à quiconque cherche la paix, la foi. Ils vivent, enfin, dans le cœur de tous les croyants qui n'ont pas encore appris à séparer le christianisme des faits chrétiens, à chanter la lumière tout en éteignant le soleil.


II

Au reste, veut-on voir à quels singuliers excès a pu conduire le besoin d'infirmer le récit des Actes? — Il s'est trouvé des savants pour soutenir que le premier voyage missionnaire de Paul n'est qu'une contrefaçon de l'histoire de saint Pierre pendant les années précédentes. L'auteur aurait été d'abord tout à Pierre, puis tout à Paul, et, pour que Paul ne souffrît pas d'être arrivé le second, de n'avoir eu, jusque là, qu'un rôle obscur, il lui aurait fabriqué une histoire calquée sur celle de saint Pierre. Le châtiment de Barjésus serait là pour faire pendant à celui de Simon le Magicien (Actes VIII); la guérison du paralytique de Lystre, qui va nous être racontée, est celle du paralytique guéri à la porte du temple (Actes III). Quant aux discours mis dans la bouche de Paul, évidemment ce ne sont encore que les discours de Pierre, arrangés et paulinisés.

Est-il donc étonnant, répondrons-nous, que des discours traitant le même sujet, adressés à la même classe d'auditeurs, eussent de grandes ressemblances? Est-il étonnant qu'à une époque où abondaient ces prétendus magiciens, il s'en soit trouvé un sur le chemin de Pierre, un sur le chemin de Paul? Quant aux impotents, comme il y en a partout, il est encore moins étonnant que Pierre en ait guéri un à Jérusalem, Paul un autre en Lycaonie. Si l'auteur a voulu relever son second héros, il fallait, au contraire, ne pas copier le premier. Et quel besoin le second avait-il d'être relevé? Est-ce que le récit de ses travaux, de ses succès, de ses épreuves, n'allait pas remplir plus de la moitié du livre? Les auteurs sacrés, tels que nous les fait une certaine critique, sont toujours ou très maladroits, ou très habiles. Nous ne les faisons, nous, ni habiles, ni maladroits. Habiles, ils n'ont pas besoin de l'être; maladroits, ils ne peuvent l'être, car maladresse supposerait calcul, but compliqué, arrangement, — et nous nions qu'il y ait chez eux rien de semblable.


III

Revenons donc à la scène de Lystre. «À Lystre se tenait assis un homme impotent des pieds, estropié dès le sein de sa mère, et qui n'avait jamais marché. Cet homme (un jour) écoutait parler Paul; et Paul, ayant fixé ses regards sur lui et voyant qu'il avait la foi d'être guéri, lui dit à voix haute: Lève-toi debout sur tes pieds. Et il se leva rapidement, et il marchait (Actes XIV, 8-10).»

Mais peu s'en fallut que ce miracle, au lieu d'être à la gloire du Dieu de l'Évangile, ne tournât à celle des faux dieux. Les traditions païennes se maintenaient, dans ces contrées, plus vivantes qu'ailleurs; à l'ignorance, qui ne permettait pas d'en apercevoir l'absurdité, se joignait un ardent besoin d'impressions religieuses, surexcité peut-être encore par le mouvement de l'époque. Tout, dès lors, paraissait possible. Pourquoi le temps présent ne verrait-il pas renouer la chaîne des vieux prodiges? N'est-ce pas près d'ici, dans la Phrygie, que deux dieux honorèrent jadis de leur visite l'humble demeure de Philémon et Baucis? Les voici, ces mêmes dieux, car eux seuls ont pu guérir un homme impotent depuis tant d'années. Paul, qui a parlé, c'est Mercure; Barnabas, c'est Jupiter. Ainsi raisonne la foule, et de toutes les bouches s'élance comme une hymne ce cri: «Les dieux sont descendus vers nous!» Mais la foule parlait «en langue lycaonienne,» sorte de patois grec, et ce ne fut qu'en voyant arriver un prêtre, des taureaux, des couronnes, tout l'attirail d'un sacrifice, que les deux apôtres comprirent de quoi il était question.

Quelques mots du récit des Actes (XIV, 13-14), rapide et peu complet, doivent peut-être nous faire plutôt penser qu'après les premières rumeurs, Paul et Barnabas s'étaient retirés, que l'erreur populaire se propagea hors de leur présence, qu'ils reçurent avis de ce qui se préparait hors de la ville, dans le temple de Jupiter, qu'ils voulurent y courir, et que ce fut aux portes de la ville qu'ils rencontrèrent, suivi de la foule, le prêtre amenant les victimes. Quoi qu'il en soit, grande fut leur indignation et leur douleur. Ils se jettent parmi la foule. «O hommes, s'écrient-ils, pourquoi faites-vous ces choses? Nous sommes des hommes soumis aux mêmes misères que vous, et nous venons vous prêcher que, vous détournant de toutes ces choses insensées, vous vous convertissiez au Dieu vivant qui a fait le ciel et la terre.» Ainsi, c'est l'erreur même de ces pauvres païens qui servira de point de départ à la prédication du seul vrai Dieu; c'est Jupiter, c'est Mercure, évoqués par une piété superstitieuse, qui proclament eux-mêmes, en quelque sorte, leur déchéance et celle du paganisme.

Mais cette foule grossière comprit peu. Elle eut beaucoup de peine à renoncer au sacrifice; puis, ces deux hommes dont elle avait fait des dieux, elle ne vit plus en eux que des impies, détrônant tous les dieux. Quelques Juifs des villes voisines vinrent exploiter ce sentiment. Paul, lapidé dans une émeute, est traîné, comme mort, hors des murailles. Mais là, quelques amis l'entourent et le ramènent à la vie. Le lendemain, il part, avec Barnabas, pour Derbe.

À Derbe, on nous dit seulement qu'ils firent «d'assez nombreux disciples.» Puis, malgré l'émeute de Lystre, malgré tout ce qu'ils pouvaient craindre à Icone et à Antioche, ils repassèrent par ces trois villes, «fortifiant l'âme des disciples, et leur apprenant que c'est par beaucoup de tribulations qu'il nous faut entrer dans le royaume dé Dieu.» Les meurtrissures de Paul, sans doute encore visibles, devaient aider singulièrement à la puissance de ses exhortations.


IV

Mais tout en élevant, dans chaque ville, l'édifice spirituel de l'Église, fondé sur la foi, consolidé par l'épreuve, il n'oubliait pas que l'Église, société d'hommes, a aussi des nécessités humaines. Il ne quitta donc pas ces villes sans avoir établi, dans chacune, des Anciens. C'est la seconde fois que nous rencontrons ce mot à propos de communautés chrétiennes; des Anciens existaient dans celle de Jérusalem, car c'est à eux que Paul et Barnabas remettent (Actes XI, 30) les dons de l'Église d'Antioche. L'histoire apostolique nous fournirait difficilement, au point où nous voici, de quoi dire avec certitude ce qu'étaient, à ce moment, les Anciens. L'institution n'avait probablement pas encore eu à se dessiner bien nettement; mais quand on s'empare de ce vague pour nier qu'elle ait eu, à l'origine, le caractère d'une charge, d'un ministère positif, — on oublie ce que nous disent les Actes, qu'après avoir élu (ou fait élire) des Anciens dans chaque Église, Paul et Barnabas «les recommandèrent, par des prières accompagnées de jeûnes, au Seigneur en qui ils avaient cru.» Voilà qui ressemble fort à ce qui avait eu lieu pour eux-mêmes, à Antioche, lorsqu'ils partirent pour ce premier voyage; les Anciens étaient donc les missionnaires du dedans, comme eux ceux du dehors. Non pas qu'il fût déjà question, pour les Anciens, de se vouer exclusivement au service de l'Église; ils ne furent d'abord, comme les Anciens des synagogues, que les chefs de la communauté, conservant, dans la vie civile, leurs occupations, leurs métiers même, s'ils étaient gens de métier. Mais cet état de choses se modifia bientôt; et il est évident, sans aller loin, que les Anciens des épîtres de Paul, si nous réunissons ce qui est dit de leurs devoirs, de leurs droits, de leur position, de leur salaire, se trouveront avoir exercé une charge singulièrement analogue à ce qu'on a plus tard appelé la cure d'âmes. Il ne faut pas que notre juste frayeur du cléricalisme, des abus, aille jusqu'à ne pas voir, sous les apôtres, l'existence si claire d'un ministère pastoral.


V

Retraversant donc leur champ de travail, les deux apôtres vinrent s'embarquer à Attalie, et, peu après, ils étaient de retour à Antioche. Ce premier voyage missionnaire paraît avoir eu lieu de 45 à 47, peut-être à 48, mais sans qu'il soit possible d'en déterminer la durée.

Le but était-il atteint? Oui. Ni l'Église d'Antioche en envoyant les deux apôtres, ni les deux apôtres eux-mêmes ne s'étaient figuré que tous ces peuples allaient tomber aux pieds de Jésus-Christ. C'était comme un voyage d'exploration, de découvertes; et les découvertes, en somme, avaient été assez encourageantes pour qu'il n'y eût plus aucun doute sur les desseins de Celui à qui l'Église d'Antioche avait recommandé, au départ, les deux missionnaires. Aussi les voyons-nous, à peine arrivés, réunir l'Église, et lui raconter avec joie «tout ce que Dieu avait fait par leur moyen, et comment il avait ouvert aux Gentils la porte de la foi (XIV, 27).» Mais celui qui avait le plus sujet de bénir Dieu, c'était Paul. Comme le navigateur qui a annoncé les découvertes, et qui, jusqu'au moment où les faits lui donnent raison, tremble, malgré sa foi, que l'insuccès ne lui donne tort devant les hommes, — Paul venait d'échapper à cette angoisse des grandes âmes. Il pouvait dire: «Ce que je cherchais, je l'ai trouvé. J'ai trouvé le monde païen s'agitant dans ses antiques ténèbres. J'ai trouvé des âmes déjà prêtes, et qui vont être les prémices de la conversion du monde. Dieu m'a donné assez de succès pour que mon apostolat soit désormais légitime aux yeux de tous, assez d'épreuves pour que je n'oublie jamais qu'il est le maître, et qu'il peut exiger mon sang.

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