Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE SEPTIÈME.

CHYPRE — ANTIOCHE DE PISIDIE

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I. Projet du premier voyage missionnaire. — Consécration par la prière et le jeûne. — Paul, Barnabas, Marc. — L'île de Chypre. — Paphos. — Sergius Paulus. — Barjésus. — Son châtiment. — Conversion de Sergius Paulus. 

II. Saul devenu Paul. — Raisons données. 

III. Paul et Barnabas dans l'Asie-Mineure. — Marc les quitte. — Pourquoi? — Antioche de Pisidie. — La synagogue. — Juifs; prosélytes; païens. — Un souvenir. — Discours de Paul. — David; Jésus. 

IV. Conversions. — Agitation. — Tumulte dans la synagogue. — «Nous nous tournons vers les gentils.» — Moment décisif dans l'histoire de l'Église et dans celle de Paul. — Réaction violente.


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I

De retour à Antioche, Paul et Barnabas jugèrent le moment venu de porter en d'autres pays la prédication de l'Évangile. L'Église d'Antioche abondait en docteurs et en prophètes; elle pouvait se passer d'eux, et, d'ailleurs, l'intéresser à une grande œuvre au-dehors, c'était déposer dans son sein un élément nouveau de persévérance et de progrès. Quoique ses chefs connussent probablement depuis quelque temps l'intention de Paul et de son ami, ce fut, nous disent les Actes (XIII, 2), sur un ordre formel du Saint-Esprit, invoqué par la prière et le jeûne, qu'ils leur conférèrent cette mission; puis, la chose arrêtée, ce fut encore au milieu de jeûnes, de prières, qu'ils leur imposèrent les mains, consécration nouvelle pour une nouvelle et grande charge. Cette scène, que les Actes racontent en deux lignes, — qui la contemplerait sans émotion? C'est l'Évangile partant décidément pour la conquête du monde. C'est le fleuve de Dieu, chétif encore, mais sûr de ses glorieuses destinées, qui se prépare à traverser les royaumes et à voir indéfiniment grossir ses eaux.

Ils partirent. Avec eux était un parent de Barnabas, amené par lui de Jérusalem, — Jean, surnommé Marc.

L'île de Chypre fut leur première étape; Barnabas avait sans doute voulu revoir, en passant, sa patrie. On regrette que les Actes nous donnent si peu de détails sur les premiers temps de leur séjour. A Salamine, où ils étaient débarqués, ils prêchent dans les synagogues; le résultat, nous l'ignorons. Traversant l'île de l'est à l'ouest, ils arrivent à Paphos, la ville de Vénus, le centre de son culte infâme. Là, une belle victoire attendait Paul.

Paphos était la résidence du proconsul, Sergius Paulus.un de ces hommes, paraît-il, à qui pesaient les superstitions du paganisme, et qui n'étaient cependant pas arrivés à se passer de religion. Mais, dans son ignorance, il cherchait la foi au hasard et la demandait à toutes choses, particulièrement aux jongleries d'une espèce de magicien, le juif Barjésus, si l'on peut encore appeler juif un homme livré à ces pratiques si formellement condamnées par la loi de Moïse. Mais le magistrat romain n'était pas tellement séduit qu'il renonçât à trouver mieux. Il fit venir Paul et Barnabas; il leur demanda ce qu'ils prêchaient, et le magicien vit, non sans frayeur, qu'il écoutait avec plaisir, avec joie. Que de gens l'éprouveraient, cette joie, s'ils voulaient, comme Sergius Paulus, avoir des oreilles pour entendre! Le magicien faisait de son mieux pour le soustraire à cette influence bénie. Paul, enfin, s'indigne. Apostrophant vivement cet homme, il lui reproche de «pervertir les voies du Seigneur.» — «Et maintenant, ajoute-t-il, voici, la main du Seigneur est sur toi, et tu seras aveugle, et, pour un temps, tu ne verras plus le soleil.» Et aussitôt le malheureux fut «enveloppé de ténèbres, et, allant çà et là, il cherchait qui le pût conduire.» L'aveuglement des yeux avait puni l'aveuglement du cœur; et quoique nous ne sachions rien de plus sur cet homme, on aime à se le figurer apprenant, comme Paul, dans la solitude et les ténèbres, à ne plus «regimber contre l'aiguillon» du Seigneur. Mais le proconsul, en même temps, recevait la récompense de son zèle et de sa candeur. Dieu lui donna de croire, et il était, nous dit l'historien (XIII, 12), «rempli d'admiration de la doctrine du Seigneur.» Le mot original dirait plutôt «rempli d'étonnement.» Et quoi de plus étonnant, en effet, pour qui avait interrogé sans doute tous les oracles de la sagesse humaine, que de trouver, chez un docteur inconnu, ce qu'il avait en vain demandé aux plus illustres?


II

Telle fut donc, non pas la première conquête de Paul sur le paganisme, car on ne saurait admettre qu'il n'en eût encore fait aucune, du moins la plus remarquable de cette portion de sa carrière. Est-ce à cette raison que nous devons attribuer le changement du nom de Saul en Paul? Une tradition fort ancienne veut que l'apôtre ait pris ce dernier comme une sorte de trophée de sa victoire sur le proconsul Paulus. Cet orgueil est peu vraisemblable, et la forme en eût été bien étrange.

D'autres, au lieu d'orgueil, ont cherché là de l'humilité. Paulos (pour Phaulos) signifiant petit, chétif, on a voulu que l'apôtre eût pris ce nom pour rappeler et se rappeler sa misère devant une si grande tâche. Invraisemblance encore. Il parlera bien de sa misère, et souvent; mais l'afficher par un changement de nom, c'est aussi contraire que possible à tout ce que nous savons de lui. On a cherché bien loin ce qui était, selon toute probabilité, bien près, car Paul paraît n'avoir été que la forme hellénistique de Saul, aboutissant ainsi au grec Paulos et au latin Paulus, mais sans aucun lien ni de sens ni d'origine. Reste, pourtant, le fait curieux que ce soit à partir d'ici qu'on ne trouve plus, dans les Actes, ce nom de Saul, mais toujours Paul. Le changement, il est vrai, n'est pas donné comme ayant eu lieu à ce moment; l'auteur dit: «Saul, qui est aussi Paul,» ce qui paraît indiquer une habitude, un usage, et, par conséquent, confirme notre explication hellénistique. Ainsi, l'histoire du proconsul Paulus aura rappelé à l'auteur que le nom de Saul est aussi Paul; et comme Paul, à ce moment même, abordait les pays où il ne serait plus nommé que de son nom grec ou latin, l'historien aura pris, aura maintenu celte forme, peut-être sans y songer seulement.


III

De Paphos, où ils s'embarquèrent, Paul et ses compagnons passèrent dans l'Asie-Mineure. À Perge, en Pamphylie, Marc le quitte. Pourquoi? On a voulu voir là un épisode de la lutte entre Jérusalem et Antioche, entre Pierre et Paul. Marc, disciple de Pierre, se serait enrôlé sous Barnabas sans bien savoir de quel christianisme il allait être le ministre; puis, ne pouvant approuver la prédication de Paul, il serait retourné vers ceux qui avaient seuls ses sympathies. Où a-t-on vu cela? Pas dans les Actes, qui n'en disent rien; pas dans les épîtres de Paul, où Marc ne reparaît que comme un compagnon d'œuvre et un ami. Quand Barnabas (Actes XV, 37) veut l'emmener de nouveau, et que Paul s'y oppose, c'est que «Paul ne trouvait pas bon de prendre avec eux celui qui les avait quittés en Pamphylie, et ne les avait pas accompagnés jusqu'au bout dans l'œuvre.» Aucune indication du motif qu'on a supposé. Est-ce à dire que ce motif n'existât à aucun degré, et que Marc, à ce moment, appartînt déjà tout entier à la tendance représentée par Paul? Non. Nous ne nions pas les deux tendances; nous ne nions que l'opposition profonde qu'on a voulu voir entre Paul et les autres apôtres. Quand Paul, plus tard, parlera de Marc en termes si affectueux, serait-ce peut-être que Marc a rompu avec Pierre? Nullement, car Pierre continue (1 Pierre V, 13) à l'appeler «mon fils.»

Paul donc et Barnabas, après avoir traversé la Pamphylie, arrivèrent à cette autre ville d'Antioche qu'on appelait de Pisidie, pour la distinguer de la grande. Là se trouvait une colonie juive accrue d'un certain nombre de païens, prosélytes pieux disent les Actes; et il paraît aussi que des païens non-prosélytes, mais gens sérieux, bien disposés, fréquentaient librement la synogogue. Quand donc, le jour du sabbat, Paul et Barnabas s'y rendirent, la composition de l'assemblée réalisait d'une manière singulièrement heureuse le vœu et le plan de l'apôtre. Voici les vieux israélites, ceux qui ont droit à recevoir les premiers l'Évangile. Voici, près d'eux, les prosélytes dits de la justice, ceux qui sont devenus pleinement enfants d'Abraham. Voici, plus loin, les prosélytes de la porte, adoptés déjà, mais non pleinement. Voici plus loin encore et probablement séparés, ces gens qu'aucun lien ne rattache encore au judaïsme, mais qui viennent voir, écouter, s'instruire, et qui, dans cette humble ville d'Asie-Mineure, se trouvent les représentants de l'universelle inquiétude qui poussait les esprits, les cœurs, vers on ne savait quelle lumière. Ils ne s'étonneront pas que Paul s'adresse d'abord aux Juifs; mais ils sauront saisir ce qui les concerne, eux, dans cette prédication où d'abord ils semblent oubliés, et c'est parmi eux que l'apôtre, qui ne les oublie pas, trouvera ses plus dociles et ses plus zélés auditeurs.

Elle a donc pour nous, cette scène, un intérêt particulier, solennel. La synagogue d'Antioche résume la situation du monde en présence de l'Évangile, prêché aux Juifs d'abord, à tous ensuite, et, en somme, à tous à la fois, de même que la voix de Paul va arriver à tous ceux qui se pressent dans cette enceinte ouverte à tous.

On lui demande, selon l'usage, s'il a quelque exhortation à adresser; et facilement, ici, nos souvenirs nous reporteraient à une autre synagogue où un plus grand que Paul, invité aussi à parler, avait lu quelques versets d'Ésaïe et ajouté ces simples mots: «Ce que vous venez d'entendre s'accomplit aujourd'hui.» Mais Paul ne peut, comme Jésus, dont la personne même était le plus éloquent commentaire des prophètes, s'en tenir à quelques paroles. Il prendra donc les choses de plus haut; rien même, d'abord, dans son discours, n'annonce où il en viendra. Il développe l'idée, chère aux Juifs, du choix que Dieu a fait d'eux; il arrive, par un court résumé de leur histoire, à David. Mais de David a dû naître le Messie; et le Messie, au temps fixé, est venu; et le Messie, c'est celui que les Juifs de Jérusalem ont repoussé, condamné, mis à mort. Instruments aveugles des desseins de Dieu sur le monde, ils ont, par cette condamnation, consommé l'accomplissement de toutes les prophéties qui annonçaient le Christ, et qui, maintenant accomplies, prouvent que Jésus était bien le Christ promis, le Messie attendu. Puis, — preuve souveraine, — Dieu l'a ressuscité des morts. Le glorieux aïeul, David, a subi la loi commune; le descendant, fils de Dieu, ne devait pas la subir. Voilà pourquoi, en son nom, la rémission des péchés est annoncée; voilà pourquoi c'est en lui que «tout croyant est justifié de ce dont vous ne pouviez l'être sous la loi de Moïse.» Malheur donc à qui ne croira pas!


IV

Ce discours, probablement plus développé que nous ne l'avons dans les Actes, fut écouté attentivement, sérieusement; Paul put croire que même le vieux judaïsme était atteint. On lui demanda de revenir, de répéter, le sabbat suivant, les mêmes choses. Mais, huit jours, c'était trop pour quelques hommes plus profondément remués. Ils suivent Paul et Barnabas; ils demandent à en savoir, sans délai, davantage. Cette doctrine de la grâce, si neuve, si puissante, les a gagnés, vaincus; les deux apôtres n'ont plus qu'à les exhorter à y demeurer fidèles.

On se figure sans peine l'agitation des jours suivants, et l'on comprend que l'historien ait pu dire (XIII, 44) que «presque toute la ville s'assembla pour entendre la Parole de Dieu.» Mais à la vue de cet empressement universel, des Juifs en grand nombre se retrouvent avec tout leur aveuglement, toute leur haine; à peine Paul a-t-il ouvert la bouche, que les interruptions et les injures lui coupent la parole. Alors: «C'est à vous qu'il fallait d'abord annoncer la Parole de Dieu; mais, puisque vous la repoussez, et que vous-mêmes vous ne vous jugez pas dignes de la vie éternelle, voici, nous nous tournons vers les Gentils.» Et ces derniers mots n'étaient ni une figure, ni une simple menace. Les Gentils étaient là, pressés, avides. Ils accueillirent cet appel avec une joie mêlée peut-être, chez quelques-uns, d'un peu d'orgueil, d'un peu de jalousie contre les anciens Juifs, mais, en somme, ouvrant bien des cœurs à la prédication de l'Évangile. Moment décisif dans l'histoire des commencements de l'Église.

Cette vocation des Gentils, que plus d'un chrétien juif hésite à croire légitime, voilà les Gentils qui l'acceptent, qui s'en emparent, et qui, devenus chrétiens, serrant le trésor dans leurs cœurs, demanderont eux-mêmes de quel droit on le leur aurait refusé. Moment décisif, aussi, dans la carrière de Paul. Non pas qu'il eût besoin d'être raffermi encore dans ses convictions universalistes; mais ce passage éclatant du principe dans les faits, ces païens prenant possession de l'Évangile quand l'Évangile prenait possession d'eux, cette alliance désormais consommée entre le vieux monde et le nouveau, — c'était un de ces encouragements qu'un homme, tant grand soit-il, tant grande puisse être sa foi en son œuvre et en l'avenir, recueille avec bonheur, rappelle avec un saint orgueil. Aussi, plus tard, à Jérusalem, quand Paul assiste à l'assemblée où vont se régler divers détails concernant les païens entrés dans l'Église, — lui, au-dessus de tous les détails et de tous les débats, il placera le fait même que Dieu a largement béni son ministère au milieu des païens, que la question capitale est vidée, vidée en droit, vidée en fait, et qu'il n'y a plus qu'à marcher hardiment, au nom de Jésus, à la conquête de tous les peuples.

Le mouvement passa de la ville dans le pays; mais bientôt, dans la ville, s'organisa une réaction violente. Le parti juif avait agi sur des femmes que leur piété eût facilement poussées vers l'Évangile, et qui, circonvenues, excitées, puissantes d'ailleurs par leurs relations de famille et de société, firent chasser les deux apôtres. Ils secouèrent, comme l'avait dit le Maître, la poussière de leurs pieds, non pas contre la ville, où ils laissaient tant d'amis, mais, nous disent les Actes, «contre eux,» contre les chefs aveugles qui voulaient condamner ce pauvre peuple à un éternel aveuglement.


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