Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE SIXIÈME.

JÉRUSALEM — ANTIOCHE

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I. Émeute à Damas contre Paul. — Il fuit. — Le vrai soldat. — Paul à Jérusalem. — Barnabas. — Paul et les apôtres. — Vrai sens de cette visite. 

II. Les Hellénistes. — Vision dans le temple. — Paul étonné de ne pas réussir mieux. — Nouvelle fuite. — Séjour à Tarse. — On voudrait des détails sur sa position, sa famille. — Nous n'en avons réellement pas besoin. 

III. Barnabas arrive à Tarse. — Ce qui se passait à Antioche. — Comment Paul y avait contribué. — Barnabas envoyé de Jérusalem à Antioche. — Il vient chercher Paul. 

IV. Antioche. — Son importance dans le monde païen. — Le paganisme à Antioche. — Vaste champ ouvert à l'Évangile. — Les chrétiens. — Ce que ce nom signifiait, signifie. 

V. Antioche et Jérusalem. — Les prophètes. — Agabus. — Envoi de secours. — Pourquoi Paul a omis, dans l'épître aux Galates, ce voyage. — Ce qu'il trouve à Jérusalem. 


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 I

Nous avons laissé Paul à Damas, prêchant Jésus dans les synagogues étonnées. Il arriva ce qui arrive toujours en pareil cas. Dire: «J'adore maintenant ce que je brûlais naguère,» c'est un noble argument, sans doute; mais quiconque l'emploie commence toujours par être un traître aux yeux de ses anciens amis. Ainsi en fut-il à Damas; et comme les Juifs étaient fort nombreux dans cette ville, ce fut un véritable mouvement populaire. Paul dut se cacher. Alors on se mit «à veiller aux portes jour et nuit, nous disent les Actes, afin de le faire périr.» Des amis «le prirent de nuit, et le firent descendre par dessus la muraille.» Jésus avait dit: «Quand on vous persécutera dans une ville, fuyez dans une autre.» Le vrai soldat de la foi, comme le vrai soldat dans les batailles, n'est pas celui qui a soif de mourir. Il a assez de confiance en lui-même, assez, surtout, en ce maître divin qui le soutient, pour n'avoir pas besoin de se rassurer sur son propre courage et de faire parade de sa fidélité.

Paul, d'ailleurs, ne quitta Damas que pour se rendre à Jérusalem, où l'attendaient les mêmes périls. Mais, avant les périls, il eut à subir une autre épreuve qu'aurait dû lui épargner, semble-t-il, sa courageuse profession du christianisme à Damas. Les chrétiens de Jérusalem se défiaient de lui, s'éloignaient de lui. Sa conversion était décidément, à leurs yeux, trop étonnante. Un homme, enfin, l'accueillit. C'était Barnabas, originaire de Chypre, esprit large, cœur droit, un de ceux qui allaient bientôt se trouver le mieux d'accord avec lui en toutes choses. Les apôtres l'estimaient fort; c'est d'eux qu'il avait reçu (Actes VI) ce nom de Barnabas, fils de consolation, ou plutôt d'exhortation, ce qui indique qu'il s'était déjà fait remarquer par cette éloquence vivante, persuasive, que nous lui verrons déployer comme compagnon de Paul. Ce fut donc lui qui l'introduisit (Actes IX) auprès des apôtres; non pas de tous, pourtant, car Paul affirme (Gal. I) n'avoir vu, dans ce voyage, que Pierre et Jaques, lequel Jaques, frère du Seigneur, n'était même pas l'apôtre Jaques, et ne portait ce nom d'apôtre que comme ayant part à l'œuvre. Que les Actes nous disent les apôtres pour deux apôtres, ce n'est pas une difficulté; nous avons vu que les inexactitudes de ce genre n'en étaient pas dans le langage du temps. Mais on pourrait demander pourquoi donc Paul ne vit que Pierre et Jaques. Quelques-uns pouvaient être dans ces «Églises de Judée», dont aucune, dit-il (Gai. I, 22), ne fut visitée par lui dans ce voyage; et ce dernier fait s'explique par les menaces de mort qui le forcèrent de quitter brusquement Jérusalem et le pays. Son séjour, en effet, depuis le moment où il vit Pierre, ne fut que de deux semaines. Puis, c'était surtout Pierre qu'il avait voulu voir, Pierre, l'homme de la Pentecôte, l'apôtre que son courage, son ardeur, peut-être aussi le souvenir de telle ou telle circonstance de ses relations avec Jésus, avait plus d'une fois fait figurer au premier rang. Mais Paul a soin qu'on ne puisse voir là une contradiction avec ce qu'il a toujours pensé, toujours dit de son propre apostolat. S'il rappelle aux Galates ce voyage, c'est précisément pour affirmer qu'il n'est nullement allé chercher une consécration dont il n'avait pas besoin. Apôtre, il est allé voir les apôtres, voir Pierre.


II

Continuant donc, à Jérusalem, ce ministère inauguré à Damas, il se mit surtout en rapport avec les Juifs dits hellénistes, c'est-à-dire nés, comme lui, en pays grec, et généralement moins étroits, plus accessibles, que les enfants de la vieille Judée. Comme lui, pourtant, ils avaient joué un grand rôle (Actes VI) dans la tragédie d'Étienne; mais peut-être pensa-t-il qu'il en serait d'autant mieux écouté. Il se trompait. Leurs cœurs restèrent fermés, et «ils tâchaient de le faire périr.» Mais «les frères, l'ayant su, le conduisirent à Césarée et l'envoyèrent à Tarse,» sa ville natale. Dieu n'avait pas voulu que cette nouvelle fuite risquât de décourager son serviteur. Un jour que Paul priait dans le temple, il se trouva, nous dit-il (Actes XXII), en extase, et il vit le Seigneur qui lui disait: «Hâte-toi et sors de Jérusalem, car ils ne recevront pas ton témoignage sur moi.» Paul ne savait que trop jusqu'où allait leur endurcissement. Il s'étonnait cependant encore que sa conversion, que son exemple, n'eussent pas plus d'influence sur eux, et ce n'est pas sans quelque surprise, dirait-on, qu'il entend le Seigneur ne lui promettre pas plus de succès. Ils savent pourtant, Seigneur, dit-il, que j'ai persécuté les disciples; ils savent que j'ai voulu la mort d'Étienne. Mais le Seigneur répond: «Va, car je t'enverrai au loin vers les Gentils.»

C'est cette parole qu'il avait emportée à Tarse, consolation dans ses échecs, confirmation de ce qu'il savait déjà des vues de Dieu sur lui. On s'est demandé pourquoi il n'avait pas encore commencé à prêcher aux païens. Mais, d'abord, rien ne prouve qu'il ne se fût adressé à aucun; puis, s'il ne l'avait pas encore fait en grand, c'est que les Juifs, nous l'avons vu, lui paraissaient avoir droit, en vertu de leur vocation, à recevoir, les premiers, la Bonne Nouvelle. On sent toujours qu'il lui en coûte, non pas de la porter aux païens, puisqu'il est bien convaincu qu'elle est pour tous, mais de la leur porter avant que les Juifs l'aient reçue.

Il est probable que son séjour à Tarse, qui dura environ trois ans (de 40 à 43), le vit se donner davantage à cette portion de son œuvre. Mais nous ne savons rien sur ces trois ans. Quelle était, à côté de l'apostolat, sa position? Avait-il à Tarse un père, une mère? Nous lui voyons plus tard, à Jérusalem, un neveu; dans l'épître aux Romains, il salue Andronicus et Junie, ses parents; mais voilà tout ce que nous savons sur sa famille. Comme tous les grands hommes dévoués à une grande œuvre, il n'a pas eu la pensée que la postérité pût jamais s'occuper de lui autrement que pour son œuvre même; l'auteur des Actes, qui ne peut pas avoir ignoré ces détails, n'a pas songé davantage à nous les dire. Peut-être y trouverions-nous l'explication de bien des choses restées plus ou moins obscures; mais, après tout, ce que nous avons réellement besoin de savoir, nous le savons, et nous pouvons concentrer sur l'apôtre toute l'attention qui s'égarerait peut-être sur l'homme et sur les siens.


III

Un jour donc, Paul voit arriver à Tarse son ami de Jérusalem, Barnabas. Il ne vient pas de Jérusalem, mais d'Antioche, et il apporte une grande nouvelle: l'évangélisation pour tous, l'apostolat tel que Paul l'a compris, est en plein exercice à Antioche. Il faut que Paul vienne mettre la main à ce grand mouvement selon son cœur.

Paul, l'ancien Paul, l'ennemi de l'Évangile, avait été un des auteurs de cette bénédiction accordée à Antioche par Celui qui tire le bien du mal. La mort d'Étienne avait été le signal d'une persécution qui chassa de Jérusalem un grand nombre de chrétiens. Nous les voyons se disperser d'abord (Actes VIII, 1) «dans les contrées de la Judée et de la Samarie,» partout annonçant l'Évangile; puis, nous dit-on (Actes XI, 19), «quelques-uns passèrent jusqu'en Phénicie, dans l'île de Chypre et à Antioche.» À Antioche, comme ailleurs, ils prêchent la foi pour laquelle ils ont souffert. Mais tandis que les uns, Juifs de Judée, ne s'adressent qu'aux Juifs, d'autres, originaires de Chypre et de Cyrène, s'adressent aussi aux Grecs. «Et la main du Seigneur était avec eux; et un grand nombre, ayant cru, se convertit au Seigneur.» La nouvelle en vint à Jérusalem. C'était peu après que Pierre, accusé par quelques chrétiens étroits d'avoir profané le baptême en l'accordant au centurion Corneille, eut exposé comment ses derniers scrupules étaient tombés devant une vision miraculeuse, devant la piété de Corneille et de sa famille, devant une éclatante effusion de l'Esprit-Saint sur ces prémices de la gentilité. «Dieu a donc aussi donné aux Gentils la repentance pour avoir la vie!» Ainsi s'étaient écriés avec joie les chrétiens de Jérusalem.

 Or, ce qui avait eu lieu à Césarée, ils apprennent que leurs frères exilés l'ont renouvelé à Antioche, si même ils ne l'ont pas fait les premiers; ils veulent que Barnabas aille voir de ses yeux cette œuvre qu'ils reconnaissent maintenant comme légitime, comme sainte, mais qui n'est pas peut-être sans les inquiéter encore un peu. Barnabas alla donc, et «lorsqu'il eut vu la grâce de Dieu,» si clairement manifestée dans le zèle et les progrès de cette jeune Église, il ne put que «les exhorter tous à demeurer fidèles, dans le Seigneur, à la résolution prise en leur cœur.» Mais il comprit qu'il avait mieux à faire que de retourner à Jérusalem pour raconter ce qu'il avait vu, et il alla chercher à Tarse l'homme qui pouvait le mieux diriger et fortifier ce mouvement.


IV

Paul vint donc, avec lui, à Antioche. Le champ qui s'ouvrait devant eux n'était pas beau seulement comme champ chrétien et moisson d'âmes; la plus humble bourgade peut être un champ magnifique dans ce sens. Mais Antioche était une des métropoles delà civilisation païenne. Ancienne résidence des rois de Syrie, centre d'un pays fertile, — ses édifices, sa population, son commerce, son goût pour les beaux-arts et pour toute espèce d'études, en avaient fait, dit l'historien Josèphe, la troisième ville de l'Empire, et Cicéron, avant Josèphe, en avait parlé à peu près de même. C'était donc la première fois que le christianisme se trouvait en présence du paganisme éclairé, savant, incrédule aussi, comme il l'était généralement dans les grands centres, et porté à envelopper toute croyance religieuse, nouvelle ou vieille, dans le mépris qu'il avait pour les siennes. Mais, d'autre part, il n'avait encore eu ni le temps ni la pensée de préparer contre le christianisme ces armes dont Alexandrie fut plus tard le grand arsenal. Il n'avait ni spiritualisé ses dogmes, ni épuré ou symbolisé son culte; rien, en un mot, n'adoucissait encore le contraste entre ses croyances puériles et la noble foi des chrétiens, entre son culte surchargé de superstitions grossières, et le nouveau culte «esprit et vie.» De là l'attrait du christianisme pour quiconque avait conservé, tout en méprisant les vieilles formes, quelques besoins religieux et moraux.

Paul donc et Barnabas virent grossir de jour en jour le nombre de leurs disciples, et c'est à Antioche que les chrétiens, pour la première fois, furent appelés Chrétiens. Ce nom, le prirent-ils d'eux-mêmes? Leur fut-il donné, imposé, soit sérieusement, soit par mépris? Peu importe. C'était l'expression d'un fait, et d'un fait grave: le christianisme se montrant, pour la première fois, assez distinct du mosaïsme, assez lié à la vie et à la personne du Christ, pour que le nom du Christ formât le nom de ses disciples. Mais il y a là autre chose qu'un nom formé d'un autre, comme l'était platonicien de Platon. Le chrétien est plus et mieux qu'un disciple du Christ. Il est ce qu'exprimera saint Paul lorsqu'il dira: «C'est Christ qui vit en moi;» et le nom trouvé à Antioche ne sera pas seulement un nom, mais le symbole de cette communion intime, divine, qui seule fait le chrétien.


V

Ainsi, tandis que Jérusalem restait, en quelque sorte, la métropole du christianisme timide qui n'arrivait que peu à peu à se sentir affranchi du judaïsme, — Antioche, du premier coup, devenait celle du christianisme plus large auquel Dieu avait promis l'avenir.

Mais des relations fréquentes avaient lieu entre les deux villes, et les Actes mentionnent, en particulier (XI, 27), plusieurs prophètes qui «descendirent de Jérusalem à Antioche,» sans doute pour voir de leurs yeux, comme Barnabas, la marche et les progrès de l'Église. Notons, en passant, que ce mot prophète a été souvent mal compris. Le vrai sens est prédicateur, comme on peut le voir par tous les endroits où Paul parle du don de prophétie; même dans l'Ancien-Testament, la charge ordinaire du prophète est d'exhorter, de menacer, de consoler, et, quand il prophétise, dans le sens vulgaire de ce mot, c'est en vertu d'une inspiration spéciale et supérieure. Ainsi en fut-il d'Agabus, un des prophètes venus à Antioche, qui, nous est-il dit, «annonçait par l'Esprit qu'une grande famine devait fivoir lieu prochainement.» L'Église de Jérusalem était pauvre; celle d'Antioche, plus riche, résolut de lui envoyer quelques secours, peut-être aussi pour montrer que les sentiments fraternels n'avaient point souffert des idées qui prévalaient à Antioche. La somme recueillie, on l'envoya par Barnabas et Paul; autre indice de l'intention que nous venons d'indiquer. La date de ce voyage nous est donnée par celle de la disette, qui eut lieu, selon Josèphe, la quatrième année du règne de Claude, soit l'an 44 ou 45 de notre ère.

Ce second voyage à Jérusalem ne peut donc être le même que le second dont Paul nous parle dans l'épître aux Galates (II, 1). Cette difficulté, dont on s'est beaucoup préoccupé, se réduit à voir s'il est possible que Paul n'ait rien dit, dans l'épître, de ce second voyage raconté dans les Actes. Or, ce n'est pas seulement possible, mais tellement naturel, que le contraire ne se comprendrait pas. Pourquoi parler aux Galates d'un événement dont ils n'ont que faire dans le débat dont Paul les entretient en ce moment? Il est allé une première fois à Jérusalem, trois ans après sa conversion, pour voir Pierre; il y est retourné, quatorze ans après sa conversion, pour s'entretenir avec les chefs de l'Église. À quoi bon mentionner, dans l'intervalle, un voyage où il n'a fait que porter aux chrétiens de Jérusalem les dons de ceux d'Antioche? Ce voyage, d'ailleurs, avait eu lieu dans des circonstances telles, que, même le voulant, il n'eût guère pu rien faire d'important à Jérusalem. La persécution venait de se réveiller. Hérode-Agrippa, roi des Juifs par la grâce de Claude, qui lui en avait rendu le titre, cherchait à plaire aux Juifs en persécutant les chrétiens. Il avait fait périr Jaques, l'apôtre. Pierre, sans une miraculeuse délivrance, aurait eu le même sort. Voilà l'état dans lequel Barnabas et Paul trouvèrent l'Église. Le persécuteur, frappé d'une maladie terrible, mourut; l'Église respira. Paul et Barnabas repartirent pour Antioche, et les derniers mots du récit (Actes XII, 25), ne permettent pas de supposer que leur séjour eût été long. Tout se réunit donc pour prouver que Paul a pu omettre, écrivant aux Galates, toute mention de ce voyage, et que le second de l'épître est le troisième des Actes. — Nous aurons à nous occuper sérieusement de ce dernier.


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