Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE CINQUIÈME.

L'APOSTOLAT CHEZ PAUL

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I. Travail intime. — L'inspiration.

II. Paul et les Douze. — Il repousse toute idée d'infériorité. — Aucune résistance chez les Douze. — Forme moderne de la même objection. — Deux christianismes: celui de Jésus, celui de Paul. — Nul fondement historique à cela.

III. L'homme de la Loi; l'homme de la Grâce. — Transformation, chez Paul, complète dès le premier jour. — D'autres voulaient un milieu. — Paul déchire le compromis. — Un seul et définitif ministère. — Le particularisme; l'universalisme. — Paul n'abandonne point l'antique cause d'Israël. — Son amour pour son peuple.


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I

Trois années donc, nous dit l'apôtre, s'écoulèrent entre sa conversion et son retour en Judée. Combien dura le voyage en Arabie? Il ne le dit pas. Aucun détail n'étant donné dans les Actes sur son séjour à Damas, sauf au commencement et à la fin, nous pouvons supposer que l'absence fut plutôt longue. L'intérêt de cette question, le voici: Que faisait l'apôtre en Arabie? Si nous considérons combien cette période eut d'importance pour son développement religieux, il serait difficile de ne pas nous le figurer consacrant à la méditation, à la prière, les jours passés dans ce pays relativement désert, et où nous n'avons d'ailleurs aucun indice qu'il ait activement exercé son ministère.

Ainsi avaient commencé, dans la retraite, Moïse et Jean-Baptiste; ainsi avait voulu commencer le Maître divin auquel Paul allait consacrer sa vie. C'est probablement à cette retraite que l'apôtre fait allusion lorsqu'il se représente, en plusieurs endroits de ses épîtres, comme ayant reçu de Dieu même, sans le ministère d'aucun homme, la connaissance des vérités chrétiennes. Toute sa science comme docteur de la Loi, il en fait hommage à Gamaliel; mais, toute sa science comme docteur de la grâce, il ne veut pas qu'on l'envisage autrement que comme un don direct et miraculeux du Saint-Esprit. Quelle idée se faisait-il de ce don? Quelle part accordait-il à ses méditations, à ses prières, dans cette intime et féconde élaboration de sa foi? De quelle manière, en un mot, pour employer l'expression consacrée, envisageait-il l'inspiration? — Cette question nous mènerait loin. Il est douteux que l'apôtre se la soit jamais posée, ou, du moins, ait jamais songé à la résoudre systématiquement. Mais deux choses n'en demeurèrent pas moins, dans sa pensée, inébranlables. L'une, nous venons de le voir, c'était que son christianisme, ou, comme il disait, son Évangile, avait été, en lui, un produit de l'Esprit de Dieu; l'autre, conséquence de la première, que son temps, ses forces, sa vie, appartenaient désormais sans réserve à l'œuvre pour laquelle Dieu l'avait choisi et préparé.


II

Sur ce dernier point, une question serait à examiner encore, question qu'on pourrait appeler officielle, ce qui est bien, nous en convenons, un peu étrange. Mais cette question fut posée, débattue, et Paul eut souvent à y revenir; elle a d'ailleurs été reprise, de nos jours, dans d'autres vues.

Quelle était donc, légalement, hiérarchiquement, si l'on veut, la position de Paul en regard des autres apôtres, choisis, instruits, envoyés par Jésus lui-même?

Paul repousse énergiquement l'idée d'une infériorité quelconque; il croirait faire injure à cette vocation miraculeuse, exceptionnelle, qui a été la sienne, s'il admettait qu'elle ne vaut pas l'appel visible qui a fondé l'autorité des douze. Quand les judaïsants veulent exploiter contre lui, contre son enseignement plus large, cette position que leur formalisme et leurs antipathies plus encore leur faisaient regarder comme anormale, illégale, il ne s'arrêtera même pas à discuter en détail leurs objections. «Ne suis-je pas apôtre?» écrit-il (IX, 1) aux Corinthiens; et, niant hardiment que d'avoir vécu avec Jésus constitue, à cet égard, un privilège: «N'ai-je pas vu, ajoute-t-il, Jésus notre Seigneur?» Il l'a vu, en effet, vu dans sa gloire; n'est-ce pas autant, et même plus, que de l'avoir vu trois ans dans son humanité? Au reste, rien n'indique que les apôtres eux-mêmes aient eu de la peine à reconnaître la légitimité de cet appel exceptionnel, dont ils n'avaient pourtant d'autre preuve que l'affirmation de Paul. Dans les tout premiers temps après la mort de Jésus, lorsqu'il s'agit de donner un successeur à Judas, la condition, disent-ils, sera «d'avoir été avec nous tout le temps que le Seigneur Jésus a été parmi nous.» Mais la suite nous montre qu'il y avait là plutôt un sentiment de convenance, un hommage à la mémoire du maître, que l'intention de poser une condition légale. En fait, nous voyons les apôtres reconnaître comme collaborateurs, comme collègues, avant Paul, tous ceux qu'une mesure abondante de foi, de zèle, leur désignait comme choisis de Dieu pour faire avancer son œuvre. Ainsi Étienne, ainsi Philippe, simples diacres charges de distribuer les aumônes, et qui bientôt s'élèvent à un tout autre rôle. Ainsi put être accepté par les apôtres, sans nulle contestation, l'apostolat d'un homme que son zèle et ses éminentes facultés, même indépendamment de tout appel miraculeux, désignaient à leur adoption.

Mais, enfin, Paul n'avait pas vécu avec Jésus, n'avait pas recueilli les enseignements de Jésus, et c'est à ce point de vue que la question a été reprise de nos jours. On demande si la parole de Paul, conservée dans ses épîtres, peut avoir la même autorité que celle des autres apôtres. Le but ordinaire de cette difficulté nouvelle, nous l'avons déjà indiqué ailleurs: ébranler le christianisme de Paul au profit du christianisme de Jésus et des Évangiles, plus simple, ou, du moins, plus facile à simplifier selon les exigences d'une foi qui veut avoir peu à croire. Nous avons déjà dit aussi ce que nous pensons de cette foi; nous avons dit l'unité indissoluble qui existe, à nos yeux, entre le christianisme de Paul et le christianisme de Jésus, — pour employer encore une fois ces expressions que nous condamnons. Mais ce que nous avons dit, nous le confirmons maintenant par un témoignage irrécusable, celui des apôtres eux-mêmes S'ils reconnurent son droit de prêcher l'Évangile, ils ne reconnurent pas moins sa prédication même, son évangile, comme il disait. À l'époque où ils lui tendirent cette «main d'association» dont il parle (Gal. II, 9), quatorze ans s'étaient écoulés depuis sa conversion. Ce n'est donc pas seulement Paul chrétien, Paul apôtre, qu'ils reconnaissent et adoptent, mais Paul tel qu'il avait eu depuis longtemps occasion de se dessiner, Paul apôtre de la grâce, Paul, enfin, tel que ses épîtres allaient le montrer à l'Église et le faire vivre jusqu'à nous. Ainsi, il ne tient point son autorité des apôtres; mais le maître commun, mais l'Esprit de Dieu parlera et par leur bouche et par la sienne, et, s'il lui est donné de sonder plus profondément les grandes doctrines de la foi, — nous, au lieu de voir là une raison pour nous défier de sa parole, nous y verrons une preuve nouvelle, éclatante, de sa mission.


III

Mais revenons à ses débuts.

À l'homme de la loi succédait donc l'homme de la grâce. À peine cette transformation s'est-elle opérée chez lui, qu'elle est complète, plus complète que chez quelques-uns de ceux qui ont été appelés avant lui à la prédication de l'Évangile, — et voilà ce qu'il y a eu de réel dans l'opposition qu'on signale entre lui et les douze.

Quand saint Pierre avait dit, le jour de la Pentecôte: «Repentez-vous, et que chacun de vous soit baptisé au nom de Jésus-Christ, pour la rémission de ses péchés,» — certainement le salut par grâce était là, tout aussi bien qu'il le fut plus tard, sous la plume de saint Paul, dans l'épître aux Romains. Mais au lieu de comprendre que c'était l'abolition de la Loi, que la justice par la Loi devenait, dès lors, inutile, quelques chrétiens avaient cru ne pouvoir mieux faire que de maintenir cette justice, inférieure, ils le reconnaissaient, à la justice chrétienne, à la justice par grâce, mais ayant encore sa valeur. Hélas! c'était le cœur humain qui, sous la forme d'un attachement pieux à l'antique loi des ancêtres, maintenait chez les fils l'idée chère à notre orgueil, celle de la justice propre, et le culte cher à notre paresse, celui des faciles observances. Les apôtres n'en étaient assurément pas là, et rien, redisons-le, n'autorise à les confondre avec le parti extrême, violent, contre lequel Paul eut à lutter; mais ils paraissent n'avoir pas été loin, à cette époque, d'admettre une sorte de compromis qui sauvegarderait, pensaient-ils, le grand principe évangélique, sans abandonner celui de la Loi. Paul arrive, et le compromis est déchiré. Non que la Loi soit abolie ni doive jamais l'être en tant que loi morale, expression positive du devoir; mais, au lieu d'être la source de la justice, c'est elle qui en découlera, l'amour devenant le principe de toute obéissance et de tout bien. Voilà, saisie enfin dans sa divine plénitude, la pensée de Jésus-Christ; voilà de quelle pensée l'apostolat s'inspirera, transformé, agrandi, par la transformation et par l'agrandissement de sa tâche. Après avoir été quelque temps comme un mélange du ministère de la Loi et du ministère de la grâce, il ne sera plus, maintenant, que ce dernier et définitif ministère, émanation directe de celui du Sauveur.

De là aussi la lutte entre ce qu'on a appelé le particularisme juif et l'universalisme de saint Paul. Le ministère de la Loi n'était que pour les Juifs; le ministère de la grâce est pour tous. Dans cette question comme dans l'autre, c'est Paul qui dégagera nettement, définitivement, l'idée chrétienne, moins claire d'abord pour ses collègues, ou du moins embarrassée, chez eux, par la crainte de paraître abandonner l'antique cause d'Israël. Il montrera que ce n'est point l'abandonner, cette cause, mais, au contraire, la relever, l'ennoblir, que d'abdiquer les privilèges juifs pour ceux de l'économie nouvelle; et sa démonstration ne sera pas de théorie seulement, mais aussi, mais surtout de pratique et de charité. Jamais il ne manquera, nulle part, de s'adresser d'abord aux Juifs, les sommant, au nom de leur passé, d'accepter l'avenir qui s'ouvre; jamais il ne se heurtera à leur résistance, à leurs outrages, que nous ne sentions dans ses regrets une affection profonde, un touchant reflet de Jésus pleurant sur Jérusalem rebelle. «J'éprouve, dira-t-il (Rom. IX, 2), une grande tristesse, une douleur incessante dans mon cœur.» Il ajoutera même, le sentiment débordant la pensée, qu'il voudrait être «anathème» pour eux. Le citoyen donne sa vie pour le salut terrestre de ses frères; Paul, pour leur salut éternel, sacrifierait, dit-il, le sien. Il sait bien que Dieu ne l'accepterait pas, ce sacrifice; mais rien ne lui est trop fort pour exprimer les douleurs et les vœux de ce religieux patriotisme qui se maintient, chez lui, à travers la plus large et la plus sublime conception du christianisme universel.


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