Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE QUATRIÈME.

LES SOURCES HISTORIQUES

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I. Le vainqueur; le vaincu. — Les trois premiers jours à Damas. — Ananias. — Toujours deux parts dans le miracle. — Étonnement des Juifs.

II. Deux récits à combiner. — Les Actes et les épîtres. — Difficultés réelles; difficultés imaginaires. — Ce qui en ressort quant à l'authenticité. — Pierre et Paul. — Dut attribué au livre des Actes, écrit, disait-on, au deuxième siècle. — Singulier procédé.

III. Luc auteur des Actes. — Même intention à lui attribuée. — Dans quelle mesure on peut l'admettre. — Vraies proportions de la lutte entre Pierre et Paul. — Leur historien avait-il besoin d'être inexact?

IV. Le séjour à Damas et le voyage en Arabie.


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I

Là donc venait d'aborder, vainqueur aussi, quoique brisé, l'homme du chemin de Damas. Le vainqueur, c'était le nouvel homme, créé en lui par la mystérieuse parole du Seigneur; l'homme brisé, c'était le pharisien, le champion aveugle de la loi, le persécuteur de la grâce.

Pour consommer cet écrasement du vieil homme, Dieu a brisé le corps comme l'esprit. Trois jours, nous disent les Actes, Paul ne peut ni manger ni boire; ses paupières, trois jours, restent fermées, et, malgré ce qu'il croit avoir compris des desseins de Dieu à son égard, peut-être se demande-t-il, par moments, s'il ne se serait pas trompé sur le sens des paroles prononcées, si les ténèbres où il reste plongé ne seraient pas le châtiment terrible, irrévocable, de son endurcissement. Puis, que sait-il encore de cette religion sous le joug de laquelle il a été si violemment jeté? Il la subit, mais il la connaît peu; elle le dompte, mais elle ne peut guère encore le consoler. Le Seigneur aime à se faire attendre; il sait quels éléments de progrès, de reconnaissance, peuvent s'élaborer dans une âme ainsi travaillée. Voici venir, enfin, divinement averti, Ananias, et, avec lui, la guérison du corps, le relèvement de l'âme; la lumière rendue aux yeux sera comme le symbole de la lumière apportée à l'esprit par cet humble chrétien qui a précédé le grand apôtre dans la connaissance du Christ. Toujours, dans le miracle, ces deux parts, l'une pour le corps, l'autre pour l'âme, et les deux resteront indissolublement unies dans la mémoire de l'apôtre. Réponse encore, par conséquent, à une objection souvent faite. Le surnaturel est inutile, nous dit-on. Demandez à saint Paul, et, jusqu'à la fin de sa carrière, vous verrez ces faits miraculeux se confondre dans son esprit, dans son cœur, avec la grâce qu'ils lui rendirent sensible en ces jours où Dieu s'emparait de lui. Et si vous vous rappelez que c'est à lui, à lui, tel que ces jours l'ont façonné, l'ont créé, que tant de millions d'âmes ont dû de connaître l'Évangile, — ces faits qu'on nous dit inutiles se trouvent avoir joué un rôle immense dans l'histoire du genre humain.

Voilà donc Paul chrétien et prêt à prêcher l'Évangile. Est-il, dès ce moment, en pleine possession de la doctrine? Nous reviendrons sur cette question. Il est prêt, en tout cas, à proclamer ce fait fondamental: Jésus est le Fils de Dieu. À cette parole étrange, les synagogues de Damas se disent avec étonnement: «N'est-ce pas lui qui, à Jérusalem, persécutait ceux qui invoquent ce nom? Et n'était-il pas venu ici pour les emmener, enchaînés, à Jérusalem?» Mais Paul, ajoutent les Actes, «s'enhardissait toujours plus, et confondait les Juifs de Damas, leur démontrant que Jésus était le Christ.»


II

On voudrait pouvoir le suivre pas à pas dans cette seconde période de sa vie, entre sa conversion et son apostolat proprement dit. Malheureusement, beaucoup de détails nous manquent, et l'ordre même des événements principaux n'est pas facile à établir. Il s'agit de combiner deux récits qui, évidemment, s'appellent l'un l'autre, se complètent, mais qui, écrits indépendamment l'un de l'autre et sans songer à se compléter, omettent souvent ce qui faciliterait la tâche. Ainsi, dans les Actes, tout ce qui se rapporte à Paul pendant les premières années de cette période est raconté comme en passant, et uniquement, semble-t-il, pour que l'homme ne nous soit pas inconnu lorsqu'il paraîtra au premier rang; dans l'épître aux Galates, c'est Paul lui-même qui, non pas comme historien, mais en développant une idée, rappellera quelques traits de sa vie à cette époque, et, naturellement, omettra ce qui ne rentrerait pas dans son sujet.

On a fait grand bruit, de nos jours, de ce prétendu manque d'accord entre les Actes et l'épître aux Galates, ou telle portion d'autres épîtres. Toutes les difficultés, au lieu de ne les considérer que comme des conséquences d'une évidente diversité de buts, on en a fait des impossibilités. Aux difficultés réelles, on en a ajouté d'imaginaires, subtiles découvertes de cette analyse pointilleuse devant laquelle aucun écrit historique ne tiendrait. Peut-être donc est-ce le moment de revenir quelque peu sur ce sujet, et puisque nous voici devant les sources de l'histoire de Paul, d'exposer avec quelque soin les motifs de notre confiance.

Ces difficultés qu'on exploite sont déjà, dans beaucoup de cas, un argument indirect en faveur de la sincérité et de l'authenticité des Actes. Si ce livre, comme on a tâché de l'établir, était un écrit du deuxième siècle, — est-ce que l'auteur, qui se donne pour un des compagnons de Paul, n'aurait pas cherché avant tout à être d'accord, toujours d'accord, avec les épîtres de l'apôtre? Aurait-il, en particulier, pour les années dont nous parlions ci-dessus, négligé l'épître aux Galates, la plus précise, historiquement, de toutes?

Cette précaution, l'auteur y eût été encore plus infailliblement conduit s'il avait eu, comme on le prétend aussi, un but caché, celui d'opérer un rapprochement entre les chrétiens judaïsants, disciples de Pierre, et les disciples de Paul. Le livre, dans cette hypothèse, ne serait plus une histoire, mais une sorte de roman historique dans lequel Pierre et Paul, représentants des deux tendances, seraient montrés marchant dans la même voie, ou à peu près. Décidé, alors, à être inexact sur certains points, il est clair que l'auteur aurait tenu d'autant plus à suivre rigoureusement les épîtres partout où elles ne le gênaient pas, et à se faire un rempart de cette facile exactitude.

Plusieurs donc des désaccords qu'on signale seraient, avec cette hypothèse, inexplicables, et peuvent servir à la combattre. Mais voyons, en soi, ce qu'elle vaut.

Le procédé, d'abord, est à noter. On commence par représenter les deux apôtres comme séparés par un abîme; puis, parce que cet abîme, dans les Actes, se réduit à tout autre chose, voilà les Actes convaincus d'inauthenticité, de fausseté.

Mais, nous dit-on, cet abîme entre Paul et Pierre, ce sont les épîtres de Paul qui nous le montrent dans toute sa profondeur. — Nous aurons bientôt à exposer la question. Bornons-nous, pour le moment, à déclarer qu'un examen sérieux peut conduire à une opinion tout autre, et raffermir d'autant la crédibilité des Actes.


III

 L'antiquité chrétienne est unanime à désigner comme auteur de ce livre l'auteur du troisième Évangile, Luc, compagnon des voyages de Paul. Ce «premier écrit» que la préface mentionne, ce ne peut être, en effet, que l'Évangile attribué à Luc, les deux écrits se distinguant par un style plus pur, plus vraiment grec, que celui de bien d'autres parties du Nouveau Testament. Les témoignages des Pères sont nombreux, et n'indiquent aucune hésitation. 

 En présence de cette unanimité, dont il était difficile de ne pas tenir compte, il s'est formé, dans l'école critique, une opinion moyenne. On laisse la composition du livre à sa date traditionnelle, c'est-à-dire vers la mort de Paul, mais on insiste pour y voir une histoire arrangée dans le sens de la conciliation. L'arrangeur serait Luc lui-même.

Accepterons-nous l'idée? — Si l'on persiste à vouloir que l'auteur ait eu à effacer, entre Pierre et Paul, une opposition profonde, fondamentale, il est clair que nous ne pouvons pas plus qu'auparavant admettre une hypothèse dont la base nous paraît fausse; mais s'il s'agit seulement d'accorder que l'auteur a pu adoucir, omettre même, certains traits d'une lutte notablement calmée à l'époque où il écrivait, — volontiers, alors, nous accorderons, et, cela, sans que ni son autorité ni sa bonne foi soient en cause. Nulle contradiction, en effet, à ce point de vue, entre les récits de l'historien, plus calmes, et la vivacité avec laquelle, au plus fort de la lutte, Paul aura pu raconter les mêmes faits, caractériser les mêmes idées.

Cette lutte, d'ailleurs, il faut encore avoir soin, dans chaque cas, de bien voir contre qui l'apôtre la dirigeait. Toute l'irritation qu'il exprime, dans ses épîtres, contre les docteurs judaïsants de Corinthe ou de Galatie, on veut que Pierre en ait été le véritable objet. Nullement. Ces docteurs, comme nous le verrons plus loin, toujours plus juifs dans leur christianisme, combattaient à outrance le christianisme universaliste de Paul; mais quant à Pierre, s'il eut d'abord quelque peine à accepter cette conception plus large, et si, même l'acceptant, il fit encore, dans les premières années, trop de concessions au judaïsme, ce qui lui attira les reproches de son collègue, — rien ne nous autorise à supposer que ce dissentiment, déjà sorti du terrain des principes, déjà devenu plutôt affaire de conduite, n'ait pas été s'affaiblissant, s'effaçant. N'avons-nous pas, d'ailleurs, une preuve? Aussi longtemps que nous croirons à l'authenticité de la première épître de saint Pierre, impossible de croire à un désaccord de quelque importance entre l'auteur et Paul. Il est vrai que les mêmes critiques qui placent au deuxième siècle la composition des Actes, n'ont pas manqué d'y placer aussi l'épître, rédigée, disent-ils, dans cette même pensée de conciliation posthume. Il faut, on le voit, que tout se plie aux nécessités du système. Restons-en au nôtre, c'est-à-dire aux faits, et disons: L'historien n'avait que faire de réconcilier après leur mort, à grands frais d'arrangement, d'invention, des hommes qui, avant de mourir, avaient marché d'accord durant de longues années. Et quant aux années de lutte, si ce même historien en a adouci quelques traits, peut-on dire qu'il ait altéré l'ensemble, travesti la situation? A-t-il dissimulé le caractère judaïque de la foi et du culte des chrétiens de Jérusalem? Les premiers discours de Pierre ne sont-ils pas tout imprégnés du souffle mosaïque? Et quand pénètre, peu à peu, le souffle universaliste de Paul, que signalera-t-on d'invraisemblable ou de forcé dans le tableau de ce grand changement?


IV

Mais nous aurons plus d'une fois à revenir sur ce livre. Les épîtres de Paul, autre source de son histoire, nous mèneront plus d'une fois aussi aux questions d'authenticité. Mais l'épître aux Galates, la seule que nous ayons, pour le moment, à étudier parallèlement aux Actes, n'a jamais été réellement attaquée.

Voici donc encore un exemple de ces difficultés qui disparaissent pour peu qu'on ne se hâte pas de les déclarer insolubles.

Selon les Actes, Paul devenu chrétien reste à Damas jusqu'à ce que la persécution le force d'en sortir; selon l'épître, il ne reste à Damas que peu de temps, puis se rend en Arabie, puis revient à Damas, et ce n'est qu'après un nouveau séjour que, chassé par la violence, il retourne à Jérusalem.

Tout se réduit à savoir si le voyage en Arabie peut être intercalé dans ce que les Actes présentent comme un séjour continu à Damas. Or, ce séjour fut long, et ce sont les Actes qui le disent; une traduction erronée a seule pu faire penser qu'il s'agissait de quelques jours. Le texte, en effet porte: «Lorsque furent accomplis des jours en assez grand nombre,» — forme antique assez large pour qu'il n'y ait nulle invraisemblance à y faire entrer les trois années qui s'écoulèrent, nous dit l'apôtre, entre sa conversion et «on retour à Jérusalem. Rien d'étonnant, d'autre part, à ce que les Actes aient omis ce voyage en Arabie, dont Paul ne dit là qu'un mot, et dont il n'a jamais reparlé. Ajoutez, enfin, que l’Arabie n'est point ici le vaste pays de ce nom, mais une petite province voisine de Damas, et à laquelle ce nom était vulgairement donné.


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