Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE PREMIER.

TARSE — JÉRUSALEM

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I. Dieu et ses ouvriers. — Comment il se les prépare. — Deux voies. — Paul et le paganisme. — Paul et le judaïsme. — Une famille juive à Tarse. — Premières années de Saul. — Le faiseur de tentes.

II. À Jérusalem. — Gamaliel. — Ce que nous savons de lui. — Beau côté de son pharisaïsme. — Comment le pharisien, chez Paul, a préparé le chrétien. — Ni lui ni Gamaliel ne s'en doutent. — Théologie terre à terre. — L'école juive d'Alexandrie; celle de Jérusalem. — Subtilités et sécheresse. — Fidélité jalouse, intolérante.

III. Ce que produisit, chez Paul, la mort d'Étienne. — Exagérations sur ce point. — Ce que nous pouvons admettre. — Question politique et nationale. — Espérances d'affranchissement. — Ardeur et sincérité de Paul. — Explication historique de son rôle. — Son départ pour Damas.


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I

Quand Dieu a besoin d'un homme pour l'accomplissement de ses desseins, Dieu commence par réunir en cet homme les éléments qui, fécondés ou transformés plus tard, deviendront ceux de l'action divine exercée. Ces éléments de conviction, d'activité, de force, — l'homme choisi de Dieu les devra tantôt au cours naturel des choses et de son éducation, tantôt, et le plus souvent, à des luttes intimes peut-être d'abord inconscientes, à une réaction d'autant plus vive qu'elle aura eu plus de peine à éclater. En d'autres termes, tantôt l'ennemi à vaincre sera désigné, dès le début, à ses coups, — tantôt c'est en le servant d'abord qu'il apprendra à le connaître, et, par conséquent, à le combattre.

Les deux cas devaient se réaliser successivement pour notre apôtre.

 L'ennemi désigné, dès le début, à son courage, ce fut le paganisme. Le futur apôtre des Gentils ne naquit pas en Judée, mais à Tarse, et il put voir là le paganisme dans ce qu'il avait à la fois de plus grossier et de plus raffiné. Un culte chargé de superstitions, et des écoles où la sagesse humaine se glorifiait de tout savoir et de tout enseigner, une civilisation à la fois barbare et corrompue, voilà ce qui s'offrit à l'âme naturellement élevée du jeune enfant d'Abraham. Il comprit de bonne heure quel trésor Dieu avait mis entre les mains de son peuple en lui donnant une religion plus pure, une morale plus sainte, et combien noble était la tâche de conserver ce dépôt au milieu des cités païennes, comme dans les cités et les campagnes de la vieille terre nationale. 

Mais ce dépôt sacré était devenu, par là même, l'objet d'un amour jaloux, exclusif. Le jeune Saul avait sucé cet amour avec le lait. Il était né dans une de ces familles à qui la patrie absente rappelait d'autant plus sévèrement le devoir d'une fidélité inébranlable, absolue. Nous ne savons pas comment son père avait acquis ce titre de citoyen romain dont nous le verrons se prévaloir dans quelques moments critiques; mais l'héritage religieux était, pour ces Juifs, d'un tout autre prix, et rien ne fut négligé pour que l'enfant le recueillît intact. Ce nom de Saul — le Désiré — a même conduit à croire qu'il était né, comme Samuel, après une longue attente, et avait été voué d'avance, par la piété de ses parents, au service de Dieu, à l'étude et à la défense de la Loi. Mais nous n'avons nul besoin de cette tradition pour comprendre ce que dut être l'éducation du jeune Saul. Il ne paraît pourtant pas que son père l'eût envoyé à Jérusalem dès sa première enfance, comme on l'a aussi supposé. La culture littéraire dont ses écrits portent l'empreinte indiquerait plutôt une première instruction reçue à Tarse, dans les écoles grecques ou sous l'influence grecque. Ce fut aussi à Tarse qu'il apprit le métier de faiseur de tentes, ou plutôt d'étoffes de tentes, c'est-à-dire l'art de tisser ces rudes poils que fournissaient les chèvres de la Cilicie. L'usage voulait que tout docteur de la Loi eût un métier manuel; mais ce qui semblait ne devoir être, chez lui, qu'une déférence à l'usage et un vain formalisme, allait être une précieuse ressource dans le dénuement auquel se condamnerait le prédicateur de l'Évangile.


II

Arrivé donc à l'âge des études sérieuses, ce fut à Jérusalem, «aux pieds de Gamaliel,» comme il nous le dit lui-même (Actes XXII, 3), qu'il recueillit ce que les docteurs de la Loi, par la bouche du plus distingué d'entre eux, pouvaient lui enseigner de meilleur et de plus mauvais.

Gamaliel, en effet, nous est connu d'abord comme étranger à ce judaïsme fanatique qui repoussait l'idée de toute transformation, de tout progrès. Quand les apôtres comparaissent devant le Sanhédrin: «Prenez garde, dit-il (Actes V, 35-39), à ce que vous allez faire Si cette œuvre vient des hommes, elle tombera; mais si elle vient de Dieu, vous ne la pourrez détruire, et prenez garde que vous ne vous trouviez avoir fait la guerre à Dieu.» Quoique nous n'apercevions, chez Paul persécuteur, aucune trace de cette prudente tolérance, il n'est pas admissible que les vues larges et le cœur droit du maître n'eussent influé en rien sur les sentiments du disciple, sur la nature, au moins, de sa piété. Relisez attentivement ce que Paul a écrit, plus tard, sur l'état de son âme à cette époque, et vous verrez que, tout en exprimant une profonde pitié pour son ignorance et sa misère, il ne va jamais jusqu'à dire qu'il ait été un de ces pharisiens chez qui les petites observances tuaient le sentiment de la justice et du devoir. Observateur zélé, minutieux, de la Loi de Moïse, il l'a au moins été de toute la loi, des grandes choses comme des petites; il a cherché de toutes les forces de son âme cette justice que la Loi promettait, ou plutôt semblait promettre. Il a cru y toucher; mais, quoique «sans reproche quant à la justice par la Loi» (Phil. III, 6), et ne voyant plus, par conséquent, comment il pourrait être, sur ce terrain de la Loi, plus fidèle et plus juste, — c'est précisément pour cela qu'il a eu le sentiment vague, mais profond, d'une justice et d'une pureté supérieures, sources d'une tout autre paix. Ainsi se préparait, s'élaborait, dans le pharisien, le chrétien; ainsi s'est préparé le chrétien, à toute époque, chez quiconque avait inutilement demandé la justice, la paix, aux observances d'une loi. Gamaliel avait donc déposé sans le savoir, dans l'âme de son disciple, les germes d'une rénovation profonde; ou, pour mieux dire, nous prenons là sur le fait l'action providentielle de l'ancienne Loi elle-même, préparant et nécessitant la nouvelle. C'était Moïse abdiquant silencieusement aux mains du Christ. 

Mais Paul était encore bien loin d'entendre ainsi ce qui se passait dans son âme, et ce n'était pas Gamaliel qui eût pu le lui expliquer. Gamaliel, le pharisien droit et juste, n'en professait pas moins cette théologie terre-à-terre qui se croyait d'autant plus sûre d'exprimer la pensée divine, de la sonder sans chance d'erreur, qu'elle étudierait plus minutieusement la lettre même de la Loi, analysant, combinant, pressant, fouillant. Une autre école juive, celle d'Alexandrie, avait pris un autre chemin. Dédaignant la lettre, appliquant partout l'interprétation allégorique, elle avait fini par trouver dans l'Ancien Testament toute la philosophie et toute la théologie de Platon. L'école de Jérusalem, justement effrayée, avait redoublé de respect, d'amour, pour les saints livres si étrangement travestis; mais cet amour inintelligent et servile n'avait su que plonger toujours plus avant dans la lettre, et se délecter aux arguties d'une dialectique sèche et morte. Voilà de quelle science Gamaliel était le représentant le plus illustre; voilà donc aussi à quelle science Paul fut initié. Que Gamaliel y apportât plus de modération et plus de bon sens que certains autres, c'est possible; que les puérilités, les arguties, aient été assez peu du goût de Paul, c'est probable. Mais il n'en fut pas moins nourri de cette tendance profondément juive, littérale, ultraconservatrice, comme nous dirions aujourd'hui. Si la beauté de l'ancienne Loi ne disparut pas pour lui, comme pour tant d'autres, sous une minutieuse et sophistique dissection, s'il y trouva le germe et la matière d'aspirations plus élevées, d'une droite et haute vie morale, — ce ne pouvait être, chez lui, jusqu'au moment où ses yeux s'ouvriraient, qu'un motif de plus pour l'aimer de cet amour jaloux, farouche, qui était devenu, à Jérusalem, inséparable de la fidélité. Et c'est ainsi que ce travail intime qui préparait en lui le chrétien, l'apôtre, ne pouvait aboutir d'abord qu'à susciter au christianisme un de ses plus ardents ennemis.


III

De là ce redoublement d'antipathie et de fureur qui suivit, chez lui, la mort d'Étienne. Nous ne pouvons savoir jusqu'à quel point cette fureur indiquait aussi les angoisses d'une conscience ébranlée se raidissant contre elle-même, s'étourdissant pour ne pas céder. On a beaucoup insisté, de nos jours, sur l'intensité de cette crise, les uns pour mettre en relief la puissance de l'Évangile, saisissant, broyant une âme rebelle, les autres pour s'autoriser à éliminer comme superflu, puis comme faux, l'événement miraculeux auquel le récit scripturaire a rattaché la conversion de Paul. Exagération, croyons-nous. Nous resterons donc en deçà, non pour ménager, par calcul, une place et un rôle à l'élément miraculeux, ce qui ne serait qu'une tactique indigne de la cause, mais parce que la vérité historique le permet, le veut. Si cette lutte intérieure avait été aussi vive, surtout aussi distincte qu'on a cru pouvoir l'affirmer, de telle sorte que le persécuteur se fût positivement senti sollicité d'être chrétien, — Paul n'aurait pas manqué, lorsqu'il s'accuse et s'humilie pour avoir persécuté l'Évangile, de mentionner cette résistance directe et en quelque sorte volontaire. Une lutte exista donc, nous n'en pouvons douter, mais confuse, mais cachée pour lui comme pour les autres dans les ténèbres de son cœur, — et ce ne fut qu'à la lumière de l'Évangile enfin rencontré, enfin reçu, qu'il commença de s'en rendre compte. Mais n'importe: cette angoisse pouvait, devait, jusqu'au moment où il serait brisé, contribuer à le rendre impitoyable.

D'autres causes, moins intimes, y contribuaient en même temps.

Détruite ou presque détruite en politique, la nationalité israélite se réfugiait dans la religion. Point de compromis, sur ce terrain, avec les Romains, maîtres du pays; aucune trace de ces complaisances idolâtres contre lesquelles les prophètes avaient eu jadis à lutter. Jamais peut-être le mosaïsme n'avait été plus réellement la religion de la nation, et n'avait mieux paru la sauvegarde du présent, l'espoir de l'avenir; jamais, par conséquent, aux yeux d'un israélite pur, jamais il n'y avait eu aussi grand crime à compromettre, à ébranler l'édifice, et c'était déjà pour ce crime que Jésus avait été condamné. Diverses circonstances, depuis la mort de Jésus, avaient accentué encore plus cet état de choses. Le joug romain s'était relâché; les Juifs avaient ressaisi quelques parcelles de leur indépendance; ils pouvaient se croire appelés, sous le gouvernement lâche et fou d'un Caligula, à la ressaisir entière. Nouveau motif pour s'opposer à qui rompait l'unité religieuse, principal élément, se disait-on, de cette restauration tant espérée. Paul, probablement, l'espérait, l'appelait avec plus d'ardeur que personne; Paul devait voir avec plus d'indignation que personne qu'on travaillât à diriger ailleurs les vœux et les espérances du peuple. Chez lui, du reste, aucune ambition personnelle, aucun calcul pour se trouver à la tête de cette reconstitution du peuple Juif. Il était dévoré de zèle, mais, nous, dit-il (Actes XXII, 3; Gal. I,14), pour Dieu, pour les traditions de ses pères, et, encore ici, ce qu'il dit, nous pouvons le croire, puisqu'il le dit en s'humiliant et s'accusant. Mais la pureté même de ses intentions et de ses vues, le témoignage qu'il pouvait se rendre, devant Dieu de ne songer qu'à la gloire de Dieu, — c'était, dans l'aveuglement de son âme, une raison de plus pour qu'il ne s'arrêtât pas dans cette voie de violence et de persécution. Dieu, Dieu seul, pouvait éclairer cette âme.

Ce fut aussi à ce relâchement de l'autorité romaine qu'il dut de pouvoir jouer le triste rôle auquel le portait son zèle. Quand les Juifs avaient amené Jésus devant Pilate, et que celui-ci leur dit: «Jugez-le selon votre loi,» ils répondirent (Jean XVIII): «Nous n'avons pas le droit de mettre personne à mort.» Ce droit, bien qu'on ne le leur eût pas officiellement rendu, nous le leur voyons exercer à l'occasion d'Étienne, dont la mort, il est vrai, a plutôt l'air d'un assassinat populaire que d'un supplice régulièrement ordonné. Mais de quelque manière que l'événement soit envisagé, il nous montre, dans le pays, un certain état d'anarchie sans lequel on ne comprendrait pas bien comment Paul put faire ce qu'il fit, soit à ce moment, soit après. Nous tenons à cette observation, car il a été objecté que l'historien de saint Paul lui attribuait là, dans l'intérêt du contraste futur, des choses évidemment impossibles sous la domination romaine. L'impossibilité, nous venons de le voir, n'existait pas; et nous verrons, même en d'autres temps, combien Rome était indulgente pour ces réveils de souveraineté, tant qu'ils se renfermaient sur le terrain des haines religieuses. Paul donc, tandis que «des hommes pieux menaient grand deuil» sur le premier martyr de l'Évangile, se mit «à ravager l'église, entrant dans les maisons, traînant par force hommes et femmes, et les livrant pour être emprisonnés (Actes VIII, 3).» Ceux mêmes qu'il n'avait pas à aller chercher dans leurs maisons, et qui, chancelants encore ou timides, continuaient à se rendre aux synagogues, il allait les y chercher, et, nous dit-il (Actes XXVI), «en les punissant, je les contraignais de blasphémer, » car «il n'y avait rien, me semblaitil, que je ne dusse faire contre le nom de Jésus.» Jérusalem, bientôt, ne suffira plus à son zèle, tous les chrétiens étant ou en prison, ou cachés, ou en fuite. «Ne respirant que menaces et meurtres,» il demande au grand-prêtre une mission officielle auprès des synagogues de Damas, «afin que, s'il s'y trouvait quelques gens de cette secte, il les amenât, enchaînés, à Jérusalem (Actes IX, 2).»

 Il partit. Dieu l'attendait en chemin. 

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