Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

V. Les débuts de l'Église neuchâteloise

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Le pays de Neuchâtel est le seul, en Europe, qui ait pu adopter la réforme contre la volonté de ses maîtres. Ceux-ci, foncièrement attachés au catholicisme, furent contraints de subir la décision de leurs fidèles sujets. Georges de Rive, écrivant à Jeanne de Hochberg, résumait en ces termes l'attitude des bourgeois:

«Pour le fait de Dieu, concernant leurs âmes, le gouverneur n'a rien à leur commander, ni à leur faire empêchement.»

Il appartenait donc aux «évangéliques» d'organiser eux-mêmes leur Église. Mais comment l'auraient-ils fait, eux qui venaient de naître à la foi nouvelle et qui n'avaient pas eu le temps encore d'en tirer les conséquences, eux qui découvraient l'Évangile, mais dont les tendances, les habitudes d'être et de penser étaient encore passives et romaines? Ce furent donc les prédicants qui prirent autorité, qui gouvernèrent, décrétèrent, imposèrent ou inspirèrent. Il ne pouvait en être autrement, Encore, fallait-il que le clergé n'eût qu'une volonté ne fût qu'un cœur et qu'une âme, ou, tout au moins, qu'il eût un chef.

Sans doute, le prestige de Farel était grand, mais dès 1531, il avait repris ses voyages et ne résidait plus à Neuchâtel. Plusieurs des pasteurs qui poursuivirent son œuvre chez nous n'adoptaient pas ses vues, de sorte que l'organisation de l'Église se fit à la longue, à travers de grandes difficultés.

Il faut attendre le retour de Farel, en 1538, et son établissement durable dans notre pays, pour voir surgir la figure très nette et très austère de l'Église neuchâteloise.

Ce serait trop long de raconter en détail l'histoire de ces premières années d'affranchissement et de recherche. Mais il est un fait qu'on oublie trop souvent, c'est que, si Farel a allumé l'incendie, il a laissé à ses compagnons d'armes le soin de l'entretenir et de l'étendre. Nous sommes donc redevables à d'autres encore qu'à lui du bienfait de l'Évangile retrouvé et de l'Église «réformée».

Qu'on nous permette de dresser d'abord quelques silhouettes des pasteurs de ce temps. Après quoi, nous considérerons les fruits de leur travail, le réveil de la vie intellectuelle, l'école et les livres; puis, le réveil de la vie morale, l'organisation de la Classe et les exigences du ministère pastoral, la discipline de l'Église et les exigences de la vie chrétienne. Enfin, nous raconterons très brièvement les dernières années de Farel, jusqu'à sa mort survenue à Neuchâtel en 1565.


A. Portraits.

Antoine Marcourt fut pasteur à Neuchâtel de janvier 1531 à juin 1538. Il était natif de Lyon, docteur de Sorbonne, et devint lorsque Farel l'eut appelé un des ouvriers les plus entreprenants de la Réforme en Suisse romande. C'était un esprit fort cultivé, un caractère entier, un prédicateur de talent et un polémiste avisé et parfois violent.

Nous l'avons vu, prêchant à Valangin le jour du Vendredi Saint de l'an 1532, et provoquant la plainte de Guillemette de Vergy: «outre mon vouloir et consentement, voulait entrer à mon église». Dans l'été de la même année, il était au Locle, mais il n'y put parler. Il travaille avec Farel à la conquête de Grandson. À la célèbre dispute de Lausanne, qui s'ouvrit le 1er octobre 1536, il fut l'un des champions les plus en vue de la cause réformée. Une chronique du pays de Vaud le décrit en ces termes: «Le premier octobre... heure de Vêpres, prêche un prédicant de Neuchâtel, vieux et barbu, natif de Lyon lequel parla bien et modérément, sans aucun blâme, se nommant Maître Antoine».

Le Conseil de Neuchâtel l'appelle: «fidèle prédicateur du Saint Évangile de Jésus-Christ».

Dès 1538, il eut à Genève, après l'exil de Farel et de Calvin, un ministère difficile et douloureux, entravé par la calomnie. Il avouait à Farel son regret d'être venu en cette ville, qu'il quitta, d'ailleurs après deux ans.

Thomas Malingre, qui fut aussi pasteur à Neuchâtel, dans son «Epistre envoyée a Clément Marot» (1542) dit de lui:

Tu as, Marcourt, Saige (Sage) prédicateur

D'honneur divin très ferme zélateur

Ministre tel que Saint-Paul nous descrit

Lequel nous a plusieurs livres escrit.

En effet, Marcourt a écrit, soit sous son nom, soit à l'abri d'un pseudonyme, plusieurs pamphlets et traités entre autres celui-ci au titre facétieux: «Le livre des marchands fort utile à toutes gens, nouvellement composé par le sire Pantapole, bien expert en telle affaire, proche voisin du seigneur Pantagruel. Imprimé à Corinthe, le 22 d'août l'an 1533». Corinthe, c'était Neuchâtel. Il fut l'auteur ou l'un des auteurs des célèbres, Placards de 1534. On a de lui «un petit traité très utile et salutaire de la sainte Eucharistie de Notre Seigneur Jésus-Christ».

Il aurait bien voulu, après son départ de Genève, revenir à Neuchâtel où il avait exercé une influence prépondérante. Si les bourgeois désiraient son retour, Calvin, Farel et Viret s'y opposèrent de tout leur pouvoir. Ils estimaient que sa présence serait nuisible à la paix de l'Église. Ils parlaient, sans doute, d'expérience, et s'étaient à maintes reprises heurtés à ses volontés qui étaient différentes des leurs.

Marcourt qui avait gagné la confiance de Berne, critiquait acerbement les opinions de ses collègues sur l'organisation de l'Église, sur le baptême et sur la Sainte-Cène. Il y avait eu, durant son ministère à Neuchâtel, des assemblées houleuses de la «Congrégation des prédicants», où il s'était montré autoritaire et susceptible.

Mais il mérite la gratitude d'un peuple auquel il a prêché avec vigueur et précision la Parole libératrice. Le gouverneur de Neuchâtel et le Conseil de la Ville le recommandaient, en ces termes, à l'Église de Genève:

«Il a longtemps, c'est assavoir l'espace de près de huit ans demeuré avec nous, pendant lequel temps l'avons toujours trouvé homme de paix, d'honneur, de bon savoir, désirant et procurant à son pouvoir paix et tranquillité publique, qui est chose très requise et nécessaire à son office... Ils ont certaine confiance (qu'il leur sera) en grande consolation et entière édification».


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Christophe Fabri, dit Libertet. Il était né à Vienne, vers 1509, et avait commencé à Montpellier ses études de médecine. C'est à Lyon, probablement, qu'il changea d'orientation et se joignit aux réformés.

On l'entendit à Neuchâtel dès 1531, puis Farel l'envoya à Boudevilliers, où il demeura huit mois. Dans sa «Vie de Guillaume Farel» Olivier Perrot (Pasteur à Neuchâtel dès 1637.) raconte: «Ce Libertet, présenté à l'Église (de Neuchâtel) y fut reçu et, y ayant prêché quelque temps, il fut demandé et donné à l'Église de Boudevilliers, distante de Neuchâtel d'une heure, au Comté de Valangin, à certains temps, pour la délivrer des atteintes des chanoines de Valangin qui, depuis l'Église paroissiale d'EngolIon, faisait une forte résistance aux progrès de l'Évangile. Dans l'espace d'environ huit mois, ayant mis cette Église en bon état, et autres voisines, et laissé en sa place un certain nommé Jean Bretancourt, il retourna à Neuchâtel».

Fabri fut appelé à Genève, en 1533, puis à Thonon, où il prêcha pendant 10 ans. Neuchâtel le redemanda en 1546, il y resta 16 ans, puis, après un séjour mouvementé dans sa patrie; il revint chez nous passer la fin de sa vie.

On sait peu de choses de lui, mais trois faits incontestables suffisent à nous le faire tenir en haute estime. D'abord, il eut, plus que Marcourt, la confiance de Farel et entretint avec lui une correspondance fraternelle et fréquente; ensuite, il fut étroitement lié avec Robert Olivetan, le traducteur si modeste et si remarquable de la Bible de Serrières; enfin, c'est lui qui proposa à Calvin de mettre à la direction de l'École de Neuchâtel Mathurin Cordier, dont on sait l'influence considérable qu'il eut sur l'orientation des études protestantes en Suisse romande et dont Calvin, qui l'avait eu pour maître, avait fait son ami.


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Pierre Viret. Parmi les compagnons de Farel qui ont travaillé chez nous, Pierre Viret est, sans doute, le plus digne d'être connu. Il faut lire le petit et délicieux ouvrage que M. Philippe Godet lui a consacré. (Pierre Viret, par Ph. Godet. Payot, Lausanne 1892.)

Viret fut pasteur à Neuchâtel de 1533 à 1536. Il avait déjà fait ses preuves dans son pays de Vaud et dans sa ville d'Orbe, et avait donné tort à la prophétie d'un magistrat qui disait de lui: «Ce Viret a beau virer, il ne nous virera point». Or, il les avait bel et bien virés.

Juste Olivier l'a décrit ainsi:

«un jeune homme maigre, assez délicat, brun, avec de beaux yeux noirs. L'ensemble des traits, malgré une singulière disproportion dans la longueur du nez, n'a rien de heurté qui donne un aspect si extraordinaire à Mélanchton et à Farel; l'expression est vive, pénétrante; toute la figure bien arrêtée, mince, fine, allongée en pointe, mais dans un caractère insinuant, et non pas tranchant et dur, comme celle de Calvin... Il avait reçu de Celui auquel seul il les voulait consacrer les plus beaux dons: sensibilité, intelligence, vaste mémoire assidûment nourrie de l'antiquité, de la Bible et des pères, talent de parler et d'écrire avec entraînement.»

Peu après son arrivée à Neuchâtel, il reçut les stigmates du martyre, un prêtre l'ayant frappé d'un coup d'épée, un soir, près de Payerne, où il allait prêcher. S'il dédia aux Payernois son «Traité du vrai ministère de la vraie Église», il adressa aux Neuchâtelois son ouvrage «Des actes des vrais successeurs de Jésus-Christ.»

Il parle quelque part de la «grande amitié que vous (les Neuchâtelois) m'avez toujours portée, déclarant envers le serviteur l'amour et l'affection que vous portez au Maître

Calvin et Farel lui ont rendu les plus touchants témoignages et tous trois ensemble, si différents l'un de l'autre, ont été jusqu'à la fin profondément liés.

«Si Viret m'est ôté, écrivait le premier, en 1541, je suis plus mort que vif, et cette église est perdue».

«S'il n'avait pas la conscience que c'est Dieu qui le presse, disait le second, jamais il n'entrerait en lutte avec personne».

«Sa vie fut un perpétuel miracle», affirmait Théodore de Bèze.

Et voici comment M. Philippe Godet le caractérise: «Esprit aimable, enjoué, imagination gracieuse et riante, ce théologien fut, en Suisse romande, au milieu d'un temps de luttes et de déchirements, le sourire de la Réforme.»


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Thomas Malingre. C'était un ancien dominicain, converti à la foi nouvelle dès avant 1527, l'année où il prêchait à Blois contre la messe.

Il était poète et ami de Clément Marot. Il habitait Neuchâtel depuis plusieurs années, lorsqu'il y fut nommé pasteur, en 1535. En effet, Pierre de Wingle avait imprimé quelques-uns de ses ouvrages plaisants par lesquels, sous un pseudonyme transparent, il répandait l'Évangile.

On a de lui des «Chansons», une «Moralité de la maladie de Chrestienté, à treize personnages, en laquelle, sont montrés plusieurs abus advenus au monde par le poison du péché et l'hypocrisie des hérétiques: Foy, Espérance, Charité, Chrétienté, Bon oeuvre, Hypocrisie, Péché, Le Médecin céleste, Inspiration, Laveugle, Son Varlet, Lapoticaire, Le Docteur.»

Il a laissé d'autres oeuvres encore du même genre plus littéraire que religieux. Il aida à Olivetan pour la traduction de la Bible et fut à la dispute de Lausanne. Après un court ministère à Neuchâtel, il s'en alla dans le pays de Vaud où il mourut, en 1572, chez son fils, pasteur à Vuarrens.


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Pierre Caroli, ancien aumônier de Marguerite de Navarre, fut nommé pasteur de Neuchâtel en 1536. C'est une figure inquiétante d'homme intelligent, ami des querelles, intrigant, vaniteux, savant et de conviction toujours mobile. À plusieurs reprises, on le voit passer de la foi réformée au catholicisme dans lequel d'ailleurs, il mourut. Caroli avait contribué à la réforme du diocèse de Meaux et subit l'influence de Lefèvre d'Étaples, avec lequel il travailla.

Farel, qui s'y connaissait en hommes, se méfia de lui toujours.

Du ministère de Caroli à Neuchâtel on ne sait rien, sinon qu'il épousa une fille de Louis Maîtrejean, Maire de Rochefort. Il prit part aux grandes disputes dogmatiques de l'époque, car il avait forte culture, mais de manière à faire peser le soupçon sur Farel, Calvin et Viret, et à diminuer leur crédit dont il était peut-être jaloux. En 1537, il était pasteur à Lausanne.


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Jean Chaponneau se trouva, après le départ de Marcourt en 1538, seul pasteur de Neuchâtel, et collègue de Farel jusqu'en 1545. Il était docteur en théologie, ancien moine de l'abbaye de St.~Ambroise, de Bourges, et auteur de divers ouvrages. Il s'est rendu tristement célèbre par ses démêlés perpétuels avec Farel. Il n'avait pas la violence de son collègue, il n'avait pas non plus son désintéressement et son dévouement absolu à la cause de l'Évangile.


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Antoine Froment, que nous avons vu aux prises avec le curé Gauthier de Pontareuse, fut un des plus remuants ouvriers de la Réforme, l'un des plus décevants aussi. Il paraît n'avoir pas eu l'âme d'un pasteur, et avoir préféré l'aventure et le négoce au ministère.

Calvin l'appelle: «ce beau prêcheur Froment qui, ayant laissé son devantier (tablier), s'en montait en chaire, puis s'en retournait à sa boutique où il jasait; et ainsi il faisait double sermon». Et Viret écrivait: «Notre Froment a dégénéré en ivraie». Il sortit bientôt des rangs du clergé, fut exclu du Conseil des Deux Cents, à Genève, et banni pour raison d'immoralité.

On le voit, la Réforme n'eut pas que des apôtres à son service et le développement de l'Église nouvelle fut entravée parfois par les inconséquences de ceux auxquels elle avait fait confiance Il n'est pas de page dans l'histoire du christianisme qui ne porte la marque de la corruption humaine, mais il n'en est pas non plus qui n'ait le sceau de Dieu. La victoire de l'Évangile au XVIe siècle, à travers de tant de dangers, manifeste avec évidence qu'elle n'était pas avant tout entreprise de l'homme, mais oeuvre de l'Esprit.


B. Le réveil de la vie intellectuelle.

L'école et les livres.

On connaît la page célèbre de Michelet sur la «révolution de la lumière».

«Calvin, qu'a-t-il fait surtout? Une école. Non seulement la haute école des héros et des martyrs, mais d'abord et principalement l'humble école qui commençait tout...

Qui n'admirerait Luther en le voyant, au moment le plus périlleux de sa vie, le plus tiraillé, le plus occupé, parmi ses disputes, ses lettres, ses prédications, ses leçons de théologie, entre un monde qui s'écroule et un monde qui commence, enseigner le soir aux petits enfants...

L'École, c'est le premier mot de la Réforme...»

Guillaume Farel avait un très haut degré le souci de l'éducation. Voici un fragment du «Sommaire» (Sommaire: brève déclaration d'aucuns lieux fort nécessaire a un chacun chrestien pour mettre sa confiance en Dieu, et à ayder son prochain - 1524 ou 1525) qui témoigne d'une pensée très saine et fort avancée pour l'époque:

... «Avec icelle (cette) Écriture, le père et la mère et tous ceux ont charge et qui conversent avec leurs enfants de fait et de parole doivent donne l'exemple à leurs enfants d'aimer, craindre et honorer Dieu: se donnant bien garde (combien petits que les enfants soient et quoi Ils semblent ne connaître (quoiqu'ils semblent ne rien connaître), n'entendre rien (ne rien comprendre)) qu'ils ne fassent, ne disent choses vilaines, devant eux qui leur donne aucun scandale. Car mieux vaudrait qu'on mît une meule de moulin au col (cou) de ceux qui leur montrent mauvais exemple, et qu'ils fussent jetés au plus profond de la mer (si quelqu’un scandalisait un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on suspendît à son cou une meule de moulin, et qu’on le jetât au fond de la mer. Matth 18, 6).

Il faut aussi apprendre les (aux) enfants de n'être point à charge à personne, de ne vivre oiseux (dans l'oisiveté) mais de profiter et secourir à son prochain, tellement (pour) que la vie soit à l'honneur et la louange de Dieu et au profit du prochain, n'étant point sans rien faire.

L'Instruction donc sera de les apprendre à travailler à ce qu'ils seront plus idoines (capables), apprenant métier ou labeur de terre (travaillant la terre).

Et selon la puissance des parents ou par l'aide de l'Église qui... doit avoir égard par ses membres principaux, par les pasteurs et le magistrat, et ceux qui ont charge du bien public, selon l'esprit et la capacité des enfants, qu'ils apprennent les langues principales

comme latin, grec, hébreu, afin que si Dieu leur donne la grâce de pouvoir enseigner et porter sa Parole, ils puissent boire en la fontaine et lire l'Écriture en son propre langage....

«Aussi, pour voir comment Dieu est merveilleux en ses oeuvres et comment les hommes sont muables, pourront voir et apprendre ce qui a été écrit de la nature des bêtes, arbres et herbes, et autres choses que Dieu a créées pour servir à l'homme; des diversités des gens et pays, lisant les histoires qui montrent les grandes mutations des villes, pays et royaumes, regardant aussi ce qui a été écrit pour le bon gouvernement des choses publiques, comme bonnes lois et ordonnances, pour tenir le peuple en paix et pour avoir jugement de ce qu'ils lisent ou qu'ils oyent (entendent). Pour aussi pouvoir montrer la faute de ce qui semble être et n'est point, qu'ils aient connaissance de la dialectique, pour s'en servir, non point pour s'y arrêter.

Et pour coucher aussi ce qu'ils auront à montrer et dire, soient instruits en rhétorique, sans mépriser les autres arts libéraux, comme l'arithmétique, géométrie, musique et astronomie. Certainement ces sciences sont dons de Dieu, et ne faut, pour la pauvreté des hommes qui abusent des dons de Dieu, les condamner ni les rejeter, mais qu'on ne leur baille (donne) plus qu'il faut.

Et afin que ce bien soit entretenu et qu'on ne tente point Dieu, que là où les écoles sont dressées, qu'elles soient entretenues, en réformant ce qui a besoin d'être corrigé, et y mettant ce qu'il faut; et là où il n'y en a point, qu'on en ordonne, et au lieu de la moinaille (Terme de dénigrement dont on se sert pour désigner les moines en général.) et des charges de la terre, qu'on regarde gens de bien et de bon savoir, qu'aient grâce d'enseigner avec la crainte de Dieu...»

Dès 1534, les prédicants furent souvent aussi les régents de leur paroisse, car on ne trouvait pas, autant qu'il en aurait fallu, des instituteurs de l'enfance. Farel eut l'heureuse idée de faire appel, pour l'école de Neuchâtel, à un certain Louis Olivier, alias Pierre Robert Olivetan, de Noyon, dont Théodore de Bèze prétend qu'il fut pour quelque chose dans la conversion de son compatriote et parent Jean Calvin. Ce jeune français, érudit et modeste, très versé dans la connaissance de l'hébreu, fut à Neuchâtel d'abord de 1531 à 1532. Puis, ayant laissé ses hardes chez le pasteur de St.-Blaise, il partit, avec Farel et Sonier pour les vallées vaudoises du Piémont, où il traduisit, sur la demande des Églises de cette région, la Bible en français.

En1535, il revint à Neuchâtel, et Pierre de Wingle, imprimeur, entreprit d'éditer l'oeuvre d'Olivetan qui sortit de presse le 4 juin. Cette Bible, dite de Serrières, est la source d'où sont sorties toutes les versions françaises. Elle suppose une science considérable et fait le plus grand honneur à celui qui l'a faite. On connaît l'admirable préface qu'Olivetan mit en tête de cette traduction et qui reste une page immortelle de la littérature protestante.

C'est le lieu de rappeler l'activité considérable de l'imprimeur Pierre de Wingle, dit Picot Picard, venu de Lyon. Poursuivi pour avoir édité des livres séditieux et des pamphlets, il se réfugia à Genève, puis s'établit à Neuchâtel à la fin de l'an 1532.

Plusieurs des ouvrages de Farel, de Malingre, de Marcourt, ainsi que les Placards, sont sortis de ses presses. L'imprimerie de Serrières n'existait plus en 1550.

Il faut enfin dire un mot de Mathurin Cordier, grammairien et pédagogue de haute valeur, qui dirigea de 1538 à 1545, le Collège de Neuchâtel, et dont les «Colloques» sont restés justement célèbres.

Autrefois maître de Calvin, au Collège de la Marche à Paris il était devenu son ami. Le réformateur de Genève l'associa étroitement à son oeuvre et lui dédia, par reconnaissance, son «Commentaire sur la première épître de Paul aux Thessaloniciens». Il mourut peu après Calvin, le 8 septembre 1564, et le registre de la vénérable Compagnie

des pasteurs porte, à cette date: «qu'il avait jusqu'à la fin sa première vocation enseigner les enfants et conduire la jeunesse en toute sincérité, simplicité et diligence, selon la mesure qu'il avait reçue du Seigneur».

L'ouvrage admirable que M. Jules Lecoultre professeur à l'Université de Neuchâtel lui a consacrée, montre avec évidence que cette mesure fut grande.


C. Le réveil de la vie morale.

L 'organisation de la Classe et les exigences du

ministère pastoral,

La discipline de l'Église et les exigences de la

Vie chrétienne.

Bien que Farel fût loin de Neuchâtel, il n'ignorait rien de ce qui s'y passait. Il comprit aussitôt qu'une autorité civile ne saurait elle seule, et sans l'aide d'un pouvoir spirituel, diriger les destinées de l'Église. Aussi, dès 1534, il fit reconnaître à la «Congrégation des prédicants», quelques droits dans l'admission des candidats au ministère et dans le choix des pasteurs. Ce fut l'origine de la «Compagnie des pasteurs» ou «Vénérable Classe», qui devint avec le temps la seule et suffisante autorité dans l'Église neuchâteloise, Le règne absolu de la Classe dura trois siècles et ne prit fin qu'en 1848.

Si l'on peut, après coup, regretter que les laïcs aient été trop longtemps privés d'une participation au gouvernement de l'Église, il faut reconnaître l'usage généralement intelligent que la Classe fit de son pouvoir; il faut considérer aussi qu'elle a sauvé l'Église en purifiant le clergé de ses éléments mauvais, et en maintenant les pasteurs unis les uns aux autres dans la crainte salutaire d'un contrôle mutuel. Nous avons vu que cette épuration n'était pas superflue dans les premiers temps; elle ne le fut d'ailleurs à aucune époque.

Farel avait horreur de l'épiscopat. Il préféra assurer une fraternelle solidarité, en organisant l'édification des uns par les autres sur un pied d'égalité, les entretiens sur les affaires de l’Église et la censure mutuelle. Les réunions de la Classe finirent par être mensuelles et créèrent dans le clergé de notre pays une cohésion qui fut souvent une force, et une unité de l'esprit que d'autres clergés nous ont enviée.

Cette médaille, sans doute, eut son revers; nul ne songe à le nier; toutefois, les bienfaits furent plus grands que ne l'imaginent ceux qui critiquent avant de rien connaître.

Mais il ne suffisait pas d'une discipline pastorale; il était nécessaire que l'Église aussi fût soumise à une règle de vie. C'est ce que Farel entreprit d'établir dès qu'il devint, en 1538, pasteur de Neuchâtel.

Les consciences avaient été trop longtemps faussées par la doctrine romaine de l'indulgence. Les réformateurs pensaient, au moyen d'ordonnances et de lois somptuaires, rendre aux âmes le sens du bien et du mal, et empêcher qu'on ne corrompe l'Évangile de la grâce, en ouvrant les portes à la licence.

Déjà vers 1540, le Conseil de la Ville, inspiré par Farel, et à l'imitation de Genève, interdit les danses, garantit l'observation du dimanche, châtie les blasphémateurs, les adultères, les ivrognes, les paresseux.

Mais cette surveillance gouvernementale se doubla bientôt d'une sévère discipline ecclésiastique.

Le dimanche 31 juillet 1541, Farel dénonça publiquement, du haut de la chaire, Mme de Rosay qui avait abandonné le domicile conjugal.

Un parti considérable de bourgeois s'indigna de son audace et se regimba contre cette ingérence autoritaire. Une assemblée hâtivement convoquée décréta, le jour même, le renvoi du réformateur, Bonivard avait eu raison de dire naguère aux Genevois: «Vous avez haï les prêtres pour être à vous trop semblables, vous haïrez les prédicants pour être à vous trop dissemblables».

Le Conseil prit fait et cause en faveur de Farel. Calvin et Viret soutinrent leur frère d'armes, et ce dernier vint lui-même à Neuchâtel pour apaiser les esprits. Les Églises de Strasbourg, Bienne, Genève, furent consultées.

Après six mois d'agitation, l'autorité de Farel à Neuchâtel était plus grande que jamais. Aussi les années 1542, 1553 et 1562, voient-elles surgir de nouvelles ordonnances qui règlent tant la vie privée que la vie publique.

Les pécheurs recevaient d'abord un avertissement officieux; puis, si cela ne suffisait pas, des remontrances officielles du pasteur. On pouvait aller, en cas d'endurcissement, jusqu'à la dénonciation publique et à l'excommunication. Les «Consistoires monitifs» composés d'Anciens, étaient chargés de discuter les cas et d'appliquer les sanctions. Il faut dire, et on le comprend, qu'ils ne furent jamais populaires.

Les héritiers d'Alexandre Vinet ont le droit de penser que ce rigorisme légal institué par Calvin à Genève et par Farel à Neuchâtel est une solution contestable du problème de la sanctification, mais ils auraient grand tort de nier que les «ordonnances» furent une nécessité du moment, si l'on mesure le danger auquel étaient exposées les multitudes qui s'emparaient du message de la Grâce divine et de la liberté chrétienne avant d'en avoir compris les saintes exigences.


Farel 2

Portrait de Farel 

tiré des Icones de Théodore de Bèze


D. Les dernières années de Farel.

Guillaume Farel était, par tempérament autant que par vocation missionnaire autant et plus que pasteur. Son ministère à Neuchâtel fut interrompu par de fréquents voyages apostoliques à Metz, Strasbourg et ailleurs encore. Malgré son âge, il reste extraordinairement actif et mobile, Il tente de conquérir le Jura tout entier. Il s'attaque au Landeron. Il va à Genève pour soutenir et aider Calvin aux prises avec les Libertins. Il correspond Il écrit des Épîtres et des Traités.

En 1557, le gouvernement genevois le charge d'une délégation auprès des princes protestants d'Allemagne et des cantons suisses pour plaider la cause des réformés de France persécutés.

L'année suivante, Farel, âgé de 69 ans, épousa Marie Torel, de Rouen, réfugiée à Neuchâtel pour cause de religion. Il en eut un fils qui mourut en bas âge. Il s'en va encore dans le Comté de Nassau ranimer le courage et affermir la piété d'un grand nombre de proscrits.

En 1561, Gap l'appelle. Guillaume Farel retourne en son pays et fonde l'Église de Grenoble.

Trois ans plus tard, le 2 mai, Jean Calvin lui écrit d'une main déjà tremblante: «Je ne respire plus qu'avec peine, et je m'attends d'heure en heure à cesser de vivre, mais Christ est mon gain à la vie et à la mort.» Farel accourt, malgré son grand âge.

Voici comment Calvin parle, dans la préface de son Commentaire de l'épître à Tite, du lien qui l'unissait à Viret et à Farel:

«Je ne pense pas qu'il y ait jamais eu un couple d'amis qui ait vécu ensemble en si grande amitié en la conversation commune de ce monde, que nous avons fait en notre ministère. J'ai fait office de pasteur avec vous deux; tant s'en faut qu'il y eût aucune apparence d'envie, qu'il me semble que vous et moi n'étions qu'un.»

Au mois de mai 1565, Farel retourne à Metz, «étant convié par ses anciennes brebis de venir voir le fruit de la semence qu'il avait jetée dans les coeurs». Il revint de ce long voyage affaibli et brisé.

Alors on vint le voir de partout. Un manuscrit de la bibliothèque de Genève dit que tous ceux qui le voyaient apporter dans la maladie la patience et la résignation d'un vrai enfant de Dieu «se ressouvenant des vertus héroïques qui, dans les grands dangers, alarmes, assauts, fâcheries et difficultés, lesquelles il lui avait fallu supporter pour la cause de Jésus-Christ, avaient puissamment relui en lui, tenaient ce discours ordinaire: Voyez ce personnage toujours semblable à soi-même. Quelle grâce spéciale lui a été élargie. Vous savez que jamais il ne s'est étonné de rien, et que là où nous autres en plusieurs cas fâcheux avons été éperdus et ébranlés, lui, au contraire, toujours constant et assuré en son Seigneur par un courage magnanime, nous a rassurés, fortifiés et affermis par l'espérance de bonne issue. Et ainsi glorifiaient Dieu en lui pour ses grâces.»

Théodore de Bèze raconte que «ses prières étaient si ferventes qu'on ne pouvait les entendre sans être ravi et pour ainsi dire élevé jusqu'au ciel.»

Le 13 septembre 1565, Farel s'éteignit. «Quant à mon corps, avait-il écrit dans son testament, je demande et ordonne qu'il soit enterré au cimetière de l'Église de Neuchâtel, jusqu'à ce que Dieu, au dernier jour, le tirant de la pourriture de la terre, le ressuscite en la Gloire du Ciel».

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