Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

III L'idolâtrie ôtée de céans

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C'est en décembre 1529 que Farel entreprit résolument la conquête de Neuchâtel. Il avait des amis dans la place, dont le plus influent était un certain Jacob Wildermuth, ou Jacques Le Verrier, agent de Berne, chez lequel il fut reçu, le 1er du mois, alors qu'il venait de la Neuveville par la route de l'Hôpital.

L'historien Imbart de la Tour caractérise ainsi la politique de la République de Berne:

«Définitivement acquise à la Réforme en 1527, elle avait bien vite compris le parti qu'elle pouvait tirer de cet agent merveilleux. Protéger et diriger la doctrine nouvelle, soutenir et modérer à la fois ceux qui la prêchent, intervenir auprès des villes qui la repoussent, défendre les libertés de celles qui la reçoivent, devenir en un mot le centre des espoirs: des intrigues qu'éveille la révolution religieuse, et, dans ce zèle pour la vérité, servir ses ambitions, telle est l'attitude qui va, par étapes, la mettre au premier rang. Entre elle et Farel. L’accord fut vite conclu. Le missionnaire, homme d'État et ces hommes d'État, missionnaires, étaient bien faits pour se comprendre. Farel n'avait qu'à oser, et on sait comment il osa.»

Wildermuth avait déjà pris l'année précédente, la défense de la réforme en portant plainte à Berne contre un moine cordelier, Guy Régis, qui l'avait publiquement attaquée. Lorsque Farel s'en alla quérir au château la liberté de prêcher et que cette liberté lui fut refusée, son ami, fort de l'appui de ses Seigneurs et Maîtres, obtint l'emprisonnement du moine. Il écrivait le lendemain à ses commettants: «Je retiens ici Farel, et je le fais prêcher dans les maisons

Le Réformateur parlait dans les demeures favorables et aux portes de la cité, tandis que leurs Excellences enjoignaient aux Quatre Ministraux de garder Guy Régis enfermé. (Il fut relâché le 17 décembre. On ne l'avait arrêté qu'à contrecœur et pour ne pas trop déplaire à Berne. Le gouvernement se réjouissait secrètement de pouvoir l'opposer à Farel. Le 18, il reprenait ses attaques.)

Voici un fragment d'une lettre de Farel, datée du 15 décembre:

«Je ne voudrais pas vous cacher ce que Christ a fait chez les siens, car, contre toute espérance, il a ici remué les cœurs de beaucoup, de telle sorte que, entre les préceptes tyranniques et les positions des tonsurés, ils se sont hâtés vers la Parole que nous avons annoncée aux portes des villes, dans les villages, dans les cours et dans les maisons. Ils m'écoutaient avidement, et, chose admirable à dire, ils croyaient presque tout ce qu'ils ont entendu, même alors que ces (vérités) sont fortement combattues par des erreurs profondément imprimées (en leur esprit).»

La petite bourgeoisie, favorisée par les Confédérés, accueillait volontiers la Réforme. Elle se sentait forte de cette doctrine qui l'opposait aux chanoines à la fois puissants et peu aimés, à cause de leur orgueilleuse richesse. Le «Livre de vie» du chapitre, où s'inscrivaient toutes les donations faites à l'Église et auquel devait jurer fidélité et respect quiconque demandait la bourgeoisie de Neuchâtel, donne une idée de leur situation. D'autre part, le seigneur de Colombier, Jean-Jacques de Watteville et le châtelain de Thielle, Jehan Merveilleux, soutenaient la Réforme, le premier par opportunisme autant que par conviction, le second par conviction plus que par opportunisme.

Quant au gouverneur, Georges de Rive, au Conseil et au Chapitre. Ils formaient bloc contre l'invasion des idées dont on savait qu'elles avaient partout ailleurs semé la division, le désordre et les émeutes.

Farel passa peu de jours à Neuchâtel; il s'en retourna à la Neuveville, où il avait intenté un procès au curé, et de là reprit le chemin du pays de Vaud.

Quelques jours avant Noël, les réformés de Morat demandent à MM. de Berne de leur donner Farel pour pasteur, et, au mois de janvier, sur l'ordre des «Nobles, puissants, pieux, prévoyants et sages l'Advoyer et Conseil de Berne», Farel s'établit à Morat pour y poursuivre l'œuvre de réforme.

Cette ville forte était un lieu bien choisi de rayonnement et de résistance. L'infatigable Dauphinois pouvait, de là, revoir ses conquêtes passées, étendre dans l'évêché de Bâle ses incursions, et surveiller la région toute proche de Neuchâtel, où il venait de semer des germes d'agitation. Quand les questions sont posées, il n'est au pouvoir de personne de les empêcher de s'imposer. Et la petite cité, serrée entre ses murs autour de son château, était en proie à une effervescence très vive, à la fois de pensée et d'intrigue.

Farel mit à profit cette année 1530 pour évangéliser les villages du Vully et les territoires de l'Évêque de Bâle. Il a tant de fougue, il use de telles violences de langage que Berne doit lui enjoindre de se modérer. Il harcèle les populations et ne se tient jamais pour battu.

Sa tactique, c'est d'entretenir, par des interventions fréquentes et brèves, la flamme qu'il vient d'allumer.

Ses partisans insistaient auprès de Berne, comme auprès du réformateur, pour qu'on provoquât un vote populaire, tant ils étaient certains d'être en majorité. Mais leurs Excellences étaient mieux renseignées que les bourgeois impatients et que Farel lui-même, sur l'état des esprits. Elles interdirent à leur bouillant serviteur de prendre des initiatives et lui recommandèrent d'éviter les outrances qui pourraient nuire à leur cause et à la sienne. Elles chargèrent leurs agents d'empêcher qu'on ne brûle les étapes, car, si, comme il était probable, le plus grand nombre se prononçait en faveur de la tradition, la prédication de l'Évangile serait, dans la suite, absolument défendue. Il valait mieux, pensaient-elles, obtenir du gouverneur et du Conseil la promesse de laisser libre l'exercice de l'un et de l'autre culte, et qu'il soit loisible aux bourgeois d'aller soit au prêche; soit à la messe. Elles écrivaient, en ce même temps, à Georges de Rive et à Guillemette de Vergy, pour leur enjoindre de se borner à la gérance des choses temporelles, et de laisser à leurs sujets le soin de conduire leurs âmes.

Il ne paraît pas, hélas, que MM. de Berne aient souvent mis en pratique les conseils si sages qu'ils donnaient aux autres. Lorsque les catholiques étaient, en quelque endroit, mis en minorité, l'intolérance était établie en principe, agressive et impitoyable. On laissait briser les images, brûler les reliques, et la langue si savoureuse du XVIe siècle n'avait pas assez de truculence pour railler ou maudire «l'abomination papistique». Une femme sera bientôt condamnée à 10 florins d'amende, à Neuchâtel, pour avoir été vue un chapelet entre les mains.

C'est un devoir d'élémentaire loyauté que de reconnaître ces choses. Mais il faut dire aussi que le XVIe siècle n'a pas connu la liberté de conscience, et qu'il fallait être victime de l'intolérance pour en soupçonner l'injustice. Nous aurions tort de juger les hommes de cette époque avec trop de sévérité. Papistes et réformés ont rivalisé d'intransigeance.

Le 8 août, le lundi avant la Saint-Laurent, le Conseil fait la réponse que voici à

«Nobles seigneurs, MM. les Ambassadeurs transmis de la part de très excellents et puissants seigneurs, MM. de la «renommée Ville de Berne.

... Tels qu'ils sont, comptent que la Parole de l'Évangile soit prêchée et dénoncée purement et journellement ès heures compétentes et lieux qui sera advisé par la Seigneurie. Et ceux et celles à qui il leur plaira de l'aller ouïr le pourront faire pour leur salut, et ceux ou celles à qui il plaira aller ouïr messe et autre service qui se fait à l'Église, semblablement le puissent faire, sans que nul, l'un à l'autre en général ou en particulier, se doivent dire injure les uns aux autres pour cette cause en quelque manière que ce soit, disant: Je suis meilleur que toi, je crois mieux que toi ou autrement. Ainsi ambes parties (les deux parties) veulent et entendent vivre en paix ensemble, comme Jésus-Christ nous commande. Et ce jusqu'à ce que plus amplement le doux Jésus ait inspiré leurs esprits à mieux son saint vouloir entendre.»

Cette résolution suave était inspirée par la crainte plus que par la vertu, puisque, un mois après, le Conseil de Berne écrit à Georges de Rive pour se plaindre de ce qu'il a fait publier une défense d'assister aux sermons des prédicateurs évangéliques.

Entre temps, Farel, dont on a dit que le repos était antipathique à son caractère, prêchait çà et là «par les villages circonvoisins».

Le 15 août, jour de l'Assomption de la Vierge Marie, il s'en alla au Val-de-Ruz avec son clerc Antoine Froment, originaire du Dauphiné, comme son maître, et de vingt ans plus jeune que lui. Farel parla dans la matinée à Cernier, puis, ayant dîné en compagnie de Pierre Pury, bourgeois de Neuchâtel qui avait assisté au sermon, tous trois reprirent le chemin de la ville où le réformateur devait prêcher le même jour encore.

Comme ils passaient à Valangin, près de l'Église, voici qu'ils rencontrèrent six ou sept prêtres qui, ayant sans doute reconnu le réformateur, ou soupçonné son identité, entreprirent de disputer avec lui. Ce fut un échange très vif d'arguments et de citations, de latin et de français. Et comme Farel n'avait point encore acquis cette douceur de la colombe qu'Oecolampade lui souhaitait naguère, et que, d'ailleurs, les esprits étaient fort excités à ce moment dans notre pays, la discussion bientôt s'acheva en échauffourée.

Les trois réformés s'en allaient, ils venaient de passer le pont lorsqu'ils constatèrent qu'ils étaient suivis, tandis que des fenêtres du château, des voix féminines les harcelaient d'injures communes à l'époque: «Juifs, Sarrazins, hérétiques! etc.»

Pierre Purry fit presser le pas à Farel qui prit les devants, mais cela n'empêcha pas les poursuivants de les atteindre. Purry, voyant leurs intentions hostiles, tenta de les dissuader, mais ce fut en vain. Farel fut frappé, tiré par les cheveux, bousculé. Des femmes, dont une dame d'honneur de Guillemette et sa fille s'acharnèrent sur le prédicant avec un bâton et une tige de fer, cependant que Purry réussissait à lui épargner et à éviter lui-même un coup d'épée qui aurait pu être fatal. Puis survint un certain Cordier, chanoine de Valangin, qui culbuta le réformateur, sur lequel tous à l'envi cognèrent, de sorte que, dit Pierre Pury, dans la déposition qu'il fit devant le Seigneur de Colombier, «son visage était tout en sang et on ne lui connaissait point face d'homme».

Alors ils le traînèrent jusque devant une chapelle qui se trouvait au pied du château, et ils le firent agenouiller en lui disant: «Adore ton Dieu qui est dans cette chapelle et dis-lui qu'il te sauve. Crie pardon à Notre-Dame!» et ils heurtaient sa tête contre le mur. Mais Farel répondait invariablement qu'il voulait «adorer Jésus-Christ, le Sauveur du monde, en demandant justice.»

On ne se fût pas borné à ces mauvais traitements, si l'on n'avait eu peur des conséquences. La crainte de Berne dans notre pays, était le commencement de la sagesse; Aussi le réformateur fut-il conduit au château et sommairement lavé avec un peu d'eau; après quoi il revint à Neuchâtel, il porta plainte aussitôt, et les agressions furent condamnées «pour faire bonne mine» dit une chronique. «Toutefois, aucune punition n'en fut faite, et même, le prêtre qui avait le mieux battu Farel mangeait tous les jours à la table de la Dame, pour sa récompense.»

Pour les tempéraments vigoureux, de telles aventures sont des excitants. Au cours du mois de septembre, Farel, abandonnant toute prudence et faisant fi de la convention du 8 août, afficha dans la ville des placards injurieux contenant ce que s'ensuit:

«que tous ceux qui disent la messe sont méchants, meurtriers, larrons, renieurs de la passion de Jésus-Christ et séducteurs du peuple, et qu'ainsi (il) le voulait soutenir et prouver par la Sainte Écriture».

Les prêtres lui intentèrent un procès pour atteinte à leur honneur et ils souhaitaient vivement que ce fût enfin l'occasion du bannissement de Farel. Celui-ci, insensible aux réquisitoires qu'on pouvait faire contre lui, n'avait rien d'autre en vue que de pouvoir, une fois de plus, convaincre d'erreur ses adversaires.

Il remit à Pierre Chambrier, Maire de Neuchâtel, «aulcunes remonstrances preschées par Guillaume Farel de l'état du pape, afin que ceux qui par ignorance ont été abusés retournent a pureté évangelique, délaissant leurs iniquités, et Dieu leur sera propice.»

Les sept articles de ce document furent lus à l'audience du 24 septembre, présidée par Pierre Chambrier, tenant le bâton judicial et treize bourgeois et Conseillers de la Ville. Il y eut harangue du réfor­mateur et réplique des chanoines, et le tribunal, craignant les suites

du jugement qu'il prononcerait, renvoya l'affaire à une instance supérieure au Conseil de Besançon, lequel déclarera, à son tour son incompétence et décidera de remettre le tout au prochain concile général ou à l'empereur.

En ce même automne de l'an 1530, Farel eut un autre procès qu'il fit lui-même au vicaire Antoine Aubert. C'était le jour de la Saint Matthieu et ledit vicaire était devant sa porte lorsque passèrent deux bourgeois, Jehan Perregaud et Pierre Jacques. Comme il les invitait à boire en sa maison et que tous deux refusaient, disant qu'ils allaient boire en la maison de ville, il leur demanda: «Vous venez, d'entendre le prêcheur?», ils répondirent que non. Alors Aubert d'ajouter: «Vous faites bien de ne pas ouïr cet hérétique».

Claude Perrin, qui était près de là, recueillit ce propos et le redit à Farel qui porta plainte. Il faut dire que l'accusation d'hérésie était, en ce temps, la plus grave qui soit. Mais ici encore, on se rend compte que Farel cherchait occasion nouvelle d'agiter les esprits et de proclamer la doctrine réformée. Le vicaire défendit par des arguments bibliques la vérité de son imputation, et le réformateur répondit par un mémoire intitulé: «Jésus sur tout et rien sur lui» (Jésus au-dessus de tout et rien au-dessus de Lui.).

On renvoya encore l'affaire à la Cour de Besançon. Sur l'intervention de Berne, Neuchâtel la reprit et, pour la seconde fois, s'abstint de conclure. On s'en remit alors à l'évêque de Lausanne. Il fallut l'insistance de la République amie de Farel, pour que MM.. de Neuchâtel consentent à trancher eux-mêmes le différend.

On s'étonnera peut-être que, dans une esquisse aussi brève de l'histoire de la Réformation neuchâteloise, nous fassions mention de ces incidents menus et irritants, qui pourraient prendre, dans l'esprit d'un lecteur chagrin, plus d'importance qu'ils n'en ont, et l'empêcher de voir, par delà les détails, la beauté de l'œuvre divine qui s'accomplissait chez nous. Il nous a paru néanmoins utile de montrer, par ces exemples, dans quel état d'esprit une petite ville pouvait être, lorsque les idées qui agitaient l'Europe faisaient irruption dans ses murs. Cette vision de la réalité nous garde d'une idéalisation fausse, en même temps qu'elle nous fait comprendre mieux la force et la faiblesse de la Réforme. Mais Dieu règne quand même.

Les mois passaient. On imagine ce que pouvait devenir une cité de 3,000 habitants à peine, surprise par la plus grande révolution des temps modernes, contrainte de sortir des soucis habituels de son petit ménage et de prendre parti dans un débat universel.

Farel avait obtenu de prêcher à la Chapelle de l'Hôpital. Il aspirait, sans doute, à autre chose; mais, en attendant mieux, Antoine Froment n'avait-il pas bien dit: «Ainsi que Christ était autrefois né dans une étable, pauvrement aussi à Neuchâtel, l'Évangile naissait en ce lieu».

Les prédicants ne se contentaient pas, d'ailleurs, de ces occasions légalement offertes de prêcher la Réforme. Ils parcouraient les environs et parlaient hardiment, si peu favorables que fussent parfois les circonstances.

Le 23 octobre 1830, Farel va à Corcelles. C'était un dimanche. Il entre dans l'Église. Sitôt que le curé a terminé son prône, Farel se lève et s'apprête à battre la controverse. Or les fidèles ne l'entendaient point de cette oreille. Plusieurs l'empêchent de placer un mot, clamant qu'il est hors l'Église. «Hérétique! lui crie-t-on, purge-toi! Nous ne voulons pas qu'un hérétique nous prêche! Va, fils de Juif...» Le tumulte et l'opposition furent tels que le réformateur dut battre en retraite et s'en aller.

Il rentra à Neuchâtel pour y prêcher, l'après-midi, en la Chapelle de l'Hôpital. Sans doute, sa mésaventure du matin l'avait mis en état d'exaspération et en veine d'éloquence. Ses auditeurs, plus nombreux que jamais, furent galvanisés par sa parole, et, lorsqu'il demanda «s'il convenait qu'ils fissent moins d'honneur à l'Evangélique que les papistes n'en faisaient à la messe», et si, puisqu'on chantait celle-ci dans la grande église, l'Évangile ne devait pas aussi y être prêché, des cris s'élevèrent de toutes parts: «A l'Église, à l'Église!».

La foule entraîne Farel, et Farel entraîne la foule. L'étroite rue du Château est comme un torrent déchaîné qui remonterait vers sa source. Les fenêtres se garnissent de têtes apeurées. Seul St. Guillaume, debout sur sa fontaine, considère d'un regard immobile et serein l'assaut du sanctuaire que la piété des générations lui a dédié. (St. Guillaume, patron de Neuchâtel, avait sa statue sur la fontaine qui est aujourd'hui surmontée d'un griffon. Une des chapelles de la Collégiale lui était consacrée.) Les chanoines esquissent une résistance dont ils voient bientôt l'inutilité, et le peuple s'engouffre dans l'Église Collégiale.

Passant outre aux protestations des prêtres, Farel monte en chaire, et la tradition rapporte «qu'il fit, ce jour, un des plus forts sermons qu'il eût encore faits.» Alors les assistants, qui traduisent l'Évangile à la façon du XVIe siècle, s'acharnent sur les images, les tableaux et les autels. Le gouverneur essaie d'intervenir, il est débordé et se borne à faire sauver du désastre ce qui peut l'être encore.

Or, il se trouva que, ce jour même, les soldats neuchâtelois qui étaient partis quatre semaines auparavant et s'étaient joints au contingent des Confédérés pour voler au secours de Genève menacée, revinrent en leur ville. Les bourgeois se portèrent à leur rencontre et leur firent, sans doute, un accueil à la fois enthousiaste et «humide», comme disent les Américains. Quand la nuit fut tombée, les gens d'armes entraînèrent leurs compagnons de Bienne et de la Neuveville vers les demeures des chanoines qu'ils tentèrent de forcer. Les menaces de Georges de Rive les retinrent de poursuivre leurs violences. Mais le lendemain, lundi 24 octobre, ils remontèrent à la Collégiale avec tous les «évangéliques» parmi lesquels la plupart des Conseillers, et firent, à l'aide de pioches, de haches et de marteaux, un saccage impitoyable de crucifix et de statues.

On se partage les hosties, on fait voler en éclat l'effigie de Notre-Dame et celle de Saint-Jean; on malmène les chanoines qui osent résister, on précipite les débris dans le Seyon. Les bourgeois échauffés courent jusqu'aux chapelles dispersées dans la ville et dans les environs parachever leur œuvre.

La pensée se reporte instinctivement à certaines scènes de fureur iconoclaste que l'Ancien Testament nous raconte. Et il faut avouer que cette façon de faire triompher la vérité s'inspirait de l'intolérance judaïque plus que de l'enseignement évangélique. On ne voit guère Saint-Paul poussant les Éphésiens à violer les sanctuaires de Diane. Il lui suffisait de leur faire connaître Jésus-Christ, et il y mit le temps. C'est par l'Esprit qu'il menaçait l'idolâtrie.

Lorsque papistes et réformés se taxaient mutuellement de Juifs, ils n'avaient tort ni les uns, ni les autres. Juifs, ceux qui, comme Salomon dans sa gloire, accueillaient dans le temple du Dieu vivant, les Baals et les Astartés. Juifs aussi, ceux qui, à l'imitation d'Élie et de Josias, détruisaient les idoles et maltraitaient leurs prêtres.

Trois jours après ces exploits, Farel écrivait: «Par la grâce de Notre Seigneur, nous avons (maintenant pour prêcher) lieu beau et large; car il fait beau voir ce qui a été nettoyé de l'Église, en laqueIle (à cause des) autels, (on) ne pouvait avoir place, fors après dîner.»

Le 26 octobre, Georges de Rive réunit le Conseil général de la petite bourgeoisie qui comprenait le Conseil des Vingt-quatre (petit Conseil) et le Conseil des Quarante (Grand Conseil) et il proposa d'exclure tous ceux qui avaient Pris part à l'émeute. Alors, tous les conseillers se déclarèrent gagnés à la Réforme. Le gouverneur a beau les conseiller de réfléchir aux conséquences de leur révolte et de les enjoindre de combattre la «luthérienne religion». Ils s'y refusent obstinément.

La cause de l'Évangile avait fait en peu de temps d'immenses progrès dans le peuple et chez les dirigeants. Quinze Jours plus tôt, le Seigneur de Prangins avait pu écrire à la comtesse Jeanne:

«La plupart de cette ville, hommes, femmes tiennent fermement à l'ancienne foi et n'ont jamais voulu consentir aux outrages qui ont été faits. Les autres sont jeunes gens de guerre, fort de leur personne, ayant le feu à la tête, remplis de la nouvelle doctrine, ayant part et faveur des Seigneurs de Berne.»

Les catholiques: neuchâtelois songèrent à faire appel aux cantons catholiques pour prendre leur revanche. Georges de Rive les en dissuada, et, de part et d'autre, tant les vaincus demandèrent l'arbitrage de Messieurs de Berne.

Le 4 novembre, trois ambassadeurs de la République amie et protectrice entraient dans la cité conquise par Farel. La discussion fut très chaude, si grande était l'excitation des uns et des autres.

Les évangéliques réclamaient le vote immédiat, tant ils étaient sûrs d'être en majorité, et impatients de contraindre le peuple tout entier à la foi nouvelle. Ils se déclaraient «prêts à obéir à la Souveraine en toute chose où il lui plaira les commander, sauf et réservé icelle

foi évangélique (sauf qu'il se réserve la foi évangélique), en laquelle ils veulent vivre et mourir.»


Quant aux catholiques, ils protestaient (soutenaient) «d'être bons et fidèles bourgeois à l'égard de Madame et de lui faire service jusqu'à la mort.»

Georges de Rive s'opposa tant qu’il put à la demande! Des réformés. Il dut pourtant céder, et le vote eut lieu, ce même 4 novembre, pendant l'après-midi, sur la terrasse de la Collégiale. Par 18 voix de majorité, la Réforme triompha. «Ce jour, la papisterie prit un grand saut», dit Guillaume Farel.

Tôt ou tard, les choses en seraient venues là. Les, Bernois disaient avant le plébiscite: «Tournez-vous de quelque côté que vous voudrez, si, passerez-vous par là car nos Seigneurs supérieurs jamais ne les veulent abandonner.»

On établit aussitôt le statut de la situation nouvelle: «Ambes (les deux) parties vivront désormais en paix, en fraternel amour» La messe sera abolie dans la ville. Elle ne sera tolérée que dans la chapelle particulière du Château la famille régnante et le Gouverneur.

Mais la Réforme avait à faire à forte opposition, de sorte qu'elle ne put pas s'imposer en réalité aussi promptement que sur le parchemin. Georges de Rive et les siens avaient le sentiment d'être victimes d'un coup de force et ne croyaient pas que la révolution maintiendrait longtemps ses positions. Il avait obtenu des «évangéliques» la promesse de respecter l'Abbaye de Fontaine-André, les paroisses et les monastères du comté, et de ne plus inquiéter ni les prêtres ni les tenants de l'ancienne foi. Il gardait au Château quelques reliques précieuses dont il espérait bien qu'elles pourraient être un jour rendues à la dévotion des fidèles, et secrètement il favorisait la tradition vaincue.

Les mois qui suivirent furent sombres et agités. La peste régnait en Suisse. Du côté catholique, on pensait que cette «mortalité de pestilence» était le fruit de l'hérésie. À Neuchâtel, on n'entend parler que de procès, de disputes et de plaintes. On célèbre en cachette des baptêmes et des messes. Les Quatre-Ministraux ont une politique hésitante. Les réformés se plaignent sans cesse à Berne.

Le 22 décembre, on apprend que les papistes méditent de passer à l'action directe. On les menace d'intervention bernoise et le gouverneur se résigne.

Durant l'hiver, les esprits peu à peu se calmèrent, de sorte que Farel s'en retourna à Morat, d'où il devait porter l'Évangile à Avenches, à Orbe et à Grandson. Le Conseil mit à sa place Antoine Marcourt réfugié lyonnais qui sera, de 1531 à 1537, pasteur en titre de Neuchâtel. Il fallut, le 20 mars encore, que Berne déléguât Watteville, Bitzius Archer et J. Tribolet, pour signifier aux bourgeois sur un ton qui n'admettait pas de réplique, qu'on ne tolérerait désormais aucune réaction.

Le 6 mai, enfin, un mois après que la soeur de Charles Quint: Éléonore, eût été couronnée reine de France à St-Denis, François d'Orléans vînt à Neuchâtel pour y régler les questions pendantes, celle, en particulier, de l'attribution des biens d'Église. Il n'obtint pas ce qu'il souhaitait d'obtenir, à savoir la totalité de ces biens; il dut se contenter, pour l'Église vaincue, d'une indemnité annuelle de 12,000 livres, que les réformés, d'ailleurs, estimaient abusive et injuste. Il reconnut alors, et le gouverneur avec lui, le triomphe de la Réforme dans la principauté.

Le souvenir de ces événements fut gravé plus tard sur le chapiteau de la chaire en deux vers latins, qui signifient:

Lorsque brilla le 23e soleil d'octobre,

Le soleil de la vie brilla aussi pour la ville de Neuchâtel.

On peut lire aussi, sur l'un des piliers de la Collégiale, l'inscription lapidaire que voici:


Pillier



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