Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

L'aube de la Réforme dans le pays de Neuchâtel

I. L'époque

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Il importe, si l'on veut comprendre la portée des événements, de décrire brièvement le temps où s'est passée l'histoire que nous allons raconter.

La fin du XVe siècle marque une prodigieuse effervescence de la pensée. Le retour aux sources de la sagesse et de l'art antiques, les grandes inventions qui ont changé la face du monde, les croisières maritimes, l'exercice croissant du libre examen et la découverte de la méthode d'où sont sorties les sciences modernes, ouvraient aux esprits des perspectives immenses de conquête et d'affranchissement. L'Europe était en proie à une curiosité universelle, et nous nous rendons compte plus clairement, sans doute, que les hommes de ce temps, qu'une révolution profonde s'opérait, génératrice d'autres et de plus tardives révolutions.

Or, il s'en faut que ce mouvement des esprits s'opérât aisément et sans luttes. L'Église, qui avait été, dans les siècles précédents, la tutrice souveraine, non seulement de la pensée religieuse, mais des sciences et des arts, mais des empereurs, des rois et des peuples, l'Église a dressé contre toutes les tentatives de la liberté sa politique, son prestige et sa massive autorité.

La résistance d'un pouvoir aussi solidement établi eût été plus efficace, si cette autorité absolue dont l'Église prétendait user, n'avait été secrètement minée par les vices, l'épaisse superstition, la vénalité, l'indignité d'une grande partie du haut et du bas clergé. L'ennemi était dans la place, et beaucoup d'âmes droites, dans l'Église même, souffraient de cette déchéance et s'appliquaient à l'enrayer.

Il n'est pas besoin, pour prouver cet abaissement de la moralité, d'entendre les réquisitoires passionnés et souvent injurieux des réformateurs. Les doléances de nombreux catholiques, prêtres et laïcs, sont un témoignage suffisant et indiscutable. On se rappelle les vers célèbres du grand poète Ronsard (1524-1585), ennemi juré de la Réforme:

«Il ne faut s'étonner, chrétiens, si la nacelle

Du bon pasteur Saint-Pierre en ce monde chancelle,

Puisque les ignorants, les enfants de quinze ans,

Je ne sais quels muguets, je ne sais quels plaisants,

Tiennent le gouvernail; puisque les bénéfices

Se vendent par argent, ainsi que les offices.

Mais que dirait Saint-Paul, s'il revenait ici,

De nos jeunes prélats qui n'ont point de souci

De leur pauvre troupeau, dont ils prennent la laine,

Et quelque fois le cuir, qui tous vivent sans peine,

Sans prêcher, sans prier, sans bon exemple d'eux,

Parfumés, découpés (*), courtisans, amoureux?

(*) Aux habits tailladés selon la mode des élégants de l'époque.)


Que dirait-il de voir l'Église à (de) Jésus-Christ

Qui fut jadis fondée en humblesse d'esprit,

En toute patience, en toute obéissance,

Sans argent, sans crédit, sans force ni puissance,

Pauvre, nue, exilée, ayant jusques aux os

Les coups de fouet sanglants imprimés sur le dos,

Et la voir aujourd'hui, riche, grasse et hautaine,

Toute pleine d'écus, de rente et de domaine?

Ses ministres enflés, et ses papes encor

Pompeusement vêtus de soie et de drap d'or?


Il faut donc corriger de notre sainte Église,

Cent mille abus commis par l'avare prêtrise,

De peur que le courroux du Seigneur tout-puissant

N'aille d'un juste feu nos fautes punissant...

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O vous, doctes prélats, poussés du Saint-Esprit,

Qui êtes assemblés au nom de Jésus-Christ,

Et tâchez saintement, par une voie utile,

De conduire l'Église à l'accord d'un concile,

Vous-mêmes, les premiers, prélats, réformez-vous!»

Ces derniers vers font allusion au Concile de Trente, réuni pour ses dernières sessions. On sait, en effet, que dès le début du XVe siècle, les papes, pour donner satisfaction aux requêtes des âmes sérieuses, et pour prévenir ou pour réduire le schisme, convoquèrent des conciles d'où devait sortir la réforme de l'Église, mais firent en même temps tout ce qui pouvait en compromettre le succès.

Il y eut le Concile de Pise, en 1409, celui de Constance de 1414 à 1418 celui de Bâle de 1431 à 1449 et, après les premières conquêtes de l'Évangile retrouvé, le Concile de Trente, qui siégea laborieusement et par intermittences, de 1545 à 1563.

Les prétendus successeurs de St. Pierre avaient, d'ailleurs, bien d'autres soucis que celui des âmes. Ils amassaient des trésors sur la terre, ils étaient plus soucieux de leur puissance politique que de leur mission spirituelle, ils prenaient grande part aux guerres de ce monde.

Tel ce Jules II qui lançait ses armées contre Venise et contre la France; il avait obtenu l'appui militaire des Suisses qui lui coûtait cher, mais qui lui valut de brillantes victoires, et on lui prête cette prière facétieuse et profane: «Saint Suisse, priez pour nous!».

En vertu de leurs alliances avec les Confédérés, on vit, en effet, à la bataille de Novare (1513), les contingents neuchâtelois défendre le pape, cependant que leur suzerain, Louis d'Orléans-Longueville, combattait aux côtés du Roi de France.

L'Église se trouvait plongée dans un tel état d'anarchie et de péché, dans une incapacité telle de se réformer elle-même, qu'on vit bientôt, et presque simultanément dans tous les pays d'Europe, des consciences héroïques s'offrir à tous les risques pour le service de la vérité.

L'étude du Nouveau Testament dans la langue originale manifestait avec évidence l'écart entre l'inspiration du christianisme primitif et celle de l'Église romaine, entre la morale évangélique et la casuistique des théologiens accrédités, entre l'adoration «en esprit et en vérité» et les dévotions puériles et malsaines voulues ou tolérées par la papauté.

Quelques faits et quelques dates suffiront à marquer les étapes de cette contagion de révolte et d'affirmation, ainsi qu'à situer les événements de chez nous dans l'histoire générale de la Réforme.

En 1512, Lefèvre d'Étaples publiait son «Commentaire des épîtres de St. Paul». Cet illustre savant, qui professait les mathématiques et la philosophie à l'Université de Paris et dont la renommée était européenne) avait découvert la Bible vers le milieu de sa carrière, qui fut longue. Il passa sa vieillesse à scruter passionnément les Saintes Écritures. «Les études divines, disait-il, ont un parfum dont rien n'égale la douceur. Dès que je m'en suis timidement approché, une telle lumière a éclaté devant mes yeux, que toutes les disciplines (études) humaines auprès d'elle ne sont que ténèbres. C'est depuis qu'on les a abandonnées que la piété est morte.» Son œuvre, toute bilingue, eut une influence considérable sur les meilleurs esprits de l'époque.

L'année suivante, Luther commençait son explication des Psaumes. Le 31 octobre 1517, il affichait, sur la porte du château de Wittemberg, ses quatre-vingt-quinze thèses, qui ouvrirent les hostilités entre les tenants de la tradition romaine et ceux des doctrines nouvelles.

Zwingli entreprend en 1318 la lutte contre le commerce des indulgences. Un moine milanais, Bernardin Samson, opérait pour le compte du pape dans l'Allemagne méridionale et en Suisse, et l'on prétend qu'il perçut en peu de temps plus de 800,000 écus d'or.

Plusieurs des grands écrits réformateurs et incendiaires de Martin Luther datent de ce temps: De la liberté chrétienne, Des bonnes œuvres: De la captivité babylonienne de l'Église, Préfaces de la traduction du Nouveau Testament. Léon X répond à ses attaques par l'excommunication du prêtre récalcitrant.

Quelques mois après, la Sorbonne condamne solennellement la doctrine du réformateur.

Dès 1522, le Nouveau-Testament de Luther, traduit en une langue vivante et savoureuse se répand dans le peuple.

En 1524, Farel défend à Bâle treize thèses subversives, tandis que Lefèvre d'Étaples fait paraître sa version française du Nouveau-Testament dont le succès fut tel qu'on dut la réimprimer l'année d'après.

L'Évangile nouveau - en réalité, authentique et ancien - se propageait avec la rapidité d'une épidémie, et se résume en ces mots d’une lettre de Farel, qui dit avoir appris de Lefèvre «que nous n'avons point de mérites, mais que tout vient de grâce et par la seule miséricorde de Dieu, sans qu'aucun l'ait mérité, ce que je crus aussitôt qu'il me fut dit...»

Zurich adopte la Réforme en 1524, Berne en 1528, Bâle en 1529, au temps où paraît la Bible de Zurich.

Ces dates et ces faits, choisis entre cent autres, sont comme des échappées sur une tragédie douloureuse et mouvementée. Le déclin des mœurs et de la piété, l'étude de la Bible dans les langues originales dont Zwingli disait: «qu'elles sont les vraies pioches avec lesquelles nous creusons jusqu'aux racines de la vérité», l'émancipation des esprits et la révolte des âmes profondes au sein de l'Église romaine assuraient aux doctrines nouvelles un merveilleux essor.

Mais l'adoption de la Réforme en notre pays n'eut pas que des raisons spirituelles. Comme il arrive nécessairement quand les idées menacent l'ordre établi, les intérêts et les passions entrent en jeu. Les gouvernements prennent parti pour ou contre, moins par souci de la véri que pour maintenir leur indépendance ou augmenter leur pouvoir.

C'est ainsi que leurs Excellences de Berne, qui surent toujours concilier leur ferveur apostolique avec leur robuste réalisme, appuyèrent de toute leur force la propagande réformée dans le pays de Vaud et dans le pays de Neuchâtel. Il leur importait, après que les guerres de Bourgogne et les guerres d'Italie eurent agrandi le prestige des Suisses et accru leur puissance, de rendre «à l'antique Confédération son antique frontière du côté du couchant», comme dit leur chroniqueur Anshelm.

Les circonstances favorables, la relative facilité avec laquelle la Réforme s'établit chez nous furent, pour l'Église nouvelle, on le verra au cours de ce récit, à la fois un avantage et une faiblesse. Un avantage, puisqu'elle put s'implanter fortement et s'affermir jusqu'à nos jours. Une faiblesse, puisque l'intérêt en même temps que la conviction poussait les populations vers le nouvel état de choses. L'idée généralement a besoin de la force pour se répandre et pour s'incarner dans des institutions, mais la force compromet l'idée et parfois l'amoindrit, de sorte que les conversions naissent de mobiles très divers et si entremêlés qu'il est malaisé de les apprécier justement.

Il reste, avant d'achever cette rapide esquisse du temps et du milieu où fleurit notre Réformation, à dire quelque chose de la situation du pays de Neuchâtel au commencement du XVIe siècle.

On sait qu'en 1504, Neuchâtel entra sous la domination de princes français de la maison d'Orléans-Longueville, par le mariage de Jeanne de Hochberg, l'unique héritière de Philippe, avec Louis d'Orléans. Or, la princesse, absorbée par d'autres soucis, résidait rarement en sa principauté. Aussi, avait-elle confié à un gouverneur, Georges de Rive, Seigneur de Prangins, la conduite difficile d'un petit peuple, qui ne lui fut jamais entièrement soumis. Les Neuchâtelois étaient liés par des traités de combourgeoisie avec Berne, Fribourg, Soleure et Lucerne, avec Berne surtout, qui exerçait sur notre pays une influence prépondérante et qui arbitrait souverainement dans tous les conflits menus entre Georges de Rive et les bourgeois, entre Neuchâtel et Valangin, entre la dame de Valangin, Guillemette de Vergy, et ses sujets du Val-de-Ruz.

En outre, les bourgeois avaient conquis, à la faveur des changements de dynastie et par le jeu des influences, des franchises et des droits qui leur permettaient de doser leur obéissance.

Lorsqu'au moment des guerres d'Italie, le prince, bien qu'allié aux Confédérés, se fût enrôlé au service du roi de France, tandis que ses sujets combattaient avec les Suisses dans l'armée adverse, ceux-ci occupèrent Neuchâtel, qui fut, pendant dix-sept ans, gouvernée par des baillis pris successivement dans tous les cantons. Ce régime contribua à augmenter les libertés bourgeoises, jusqu'au moment où la principauté fut rendue à Jeanne de Hochberg en échange de beaux écus de France, sonnants et trébuchants.

Quant à la Seigneurie de Valangin, elle englobait la majeure partie du Val-de-Ruz et des montagnes. La population peu nombreuse était divisée en vertu d'une hiérarchie sociale très compliquée, ce qui explique comment les querelles suscitées par la prédication de l'Évangile furent souvent mêlées à des contestations au sujet de la taille, du cens et des dîmes.

Notre pays était émaillé d'Églises et d'abbayes. Aux XIe et XIIe siècles, s'étaient fondés les prieurés de Bevaix, de Corcelles, du Vaux-travers, l'abbaye de Fontaine-André, l'abbaye de l'Ile St. Jean. À la fin du XVe siècle, l'Église collégiale de Neuchâtel et les chapelles d'alentour étaient desservies par 11 chanoines et 1 prévôt, Olivier de Hochberg, oncle de la princesse, tous très richement dotés. Elle comptait 19 autels et 29 chapelles. On sait qu'en 1490, le chapitre avait organisé selon la coutume du temps, la représentation de mystères religieux.

La Seigneurie de Valangin, à cette époque se peupla d'Église. En 1498 s'élève celle de la Sagne, en 1905 la collégiale St. Pierre de Valangin, où résident 6 chanoines, 2 chapelains et 1 prévôt. L'Église d'Angollon avait servi jusqu'alors d'Église paroissiale. Pas de village qui n'eut sa chapelle! On reconstruisit l'Église du Locle et celle de Cernier. On bâtit celle des Brenets. La Chaux-de-Fonds même qui comptait 7 maisons eut sa chapelle dédiée à St. Hubert.

Ainsi la situation du catholicisme en notre pays était très forte en apparence. Elle l'était moins en réalité. Une lettre de Louis d'Orléans au Conseil de Lucerne, datée du 31 janvier 1509, prouve que les chanoines de Neuchâtel étaient, alors déjà, fort impopulaires parmi les bourgeois. Ils se montraient âpres dans la perception des redevances et négligents dans l'exercice de leur ministère.

En 1517, les chapelains de l'Église de Neuchâtel écrivirent au prince pour lui raconter leurs peines: Les chanoines gardent tout pour eux. «Eux sont pauvres et si indigents que si ce n'était les bonnes gens de votre dite ville de Neuchâtel, ils ne sauraient vivre mais, Il leur conviendrait aller mendier par le pays en grande pauvreté et misère».

Plus tard, les cantons suisses durent imposer un prédicateur aux chanoines qui refusaient à prêcher. Il semble donc que le clergé préparait, lui-même, sans le savoir, le triomphe très prochain de la Réforme à Neuchâtel.

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