On ne saurait nier l'existence de singuliers abus dans la société ecclésiastique du moyen âge. Sans entrer dans des détails infinis, il nous sera permis d'indiquer parmi les sources de ces abus : d'abord la situation politique de l'Église dans la société féodale ; les évêques et les abbés devenus seigneurs temporels ; les papes tendant à se rendre princes indépendants, protecteurs, puis dominateurs de l'Italie (1).
En second lieu, nous devons signaler
l'excès des richesses, qui constituaient un
danger sérieux. D'une part, elles
favorisaient la luxure et la paresse dans les
églises riches, la jalousie et la
cupidité dans les églises
pauvres ; d'autre part, elles
déterminaient un malaise dans la
société civile. Alors les princes
s'opposaient à l'accumulation des biens
ecclésiastiques, par des coups de force, de
véritables vols, ou des
violences stupides
(2),
à
moins qu'ils ne prissent des mesures légales
approuvées en leurs conseils et
dictées par la raison
(3).
En dépit ou, plus justement, à
cause de ces misères, il exista toujours,
dans le sein de l'Église elle-même, un
parti, plus fort à certaines époques,
moins influent dans d'autres, qui, conscient de la
décadence actuelle et soucieux de
l'idéal proposé par le Christ
à ses fidèles, chercha à
réagir, en obtenant la réforme plus
ou moins complète des abus.
Au XIe siècle, le parti
réformateur, personnifié dans les
moines de Cluny, put s'appuyer sur la main
vigoureuse de Grégoire VII et des papes ses
contemporains (4).
Le XIIe siècle entendit saint Bernard
(5),
et le XIIIe,
Innocent III (6),
tonner avec énergie contre les crimes des
clercs. Leurs efforts obtinrent une réforme
au moins partielle, avec la suppression des abus
les plus criants. Mais, remarquons-le, les abus
n'étaient pas simplement le fait des
prélats, des clercs
inférieurs ou des
violences stupides (7), à moins
qu'ils ne prissent
des mesures légales approuvées en
leurs conseils et dictées par la raison
(8).
En dépit ou, plus justement, à
cause de ces misères, il exista toujours,
dans le sein de l'Église elle-même, un
parti, plus fort à certaines époques,
moins influent dans d'autres, qui, conscient de la
décadence actuelle et soucieux de
l'idéal proposé par le Christ
à ses fidèles, chercha à
réagir, en obtenant la réforme plus
ou moins complète des abus.
Au XIe siècle, le parti
réformateur, personnifié dans les
moines de Cluny, put s'appuyer sur la main
vigoureuse de Grégoire VII et des papes ses
contemporains (9).
Le XIIe siècle entendit saint Bernard
(10),
et le
XIIIe, Innocent III (11), tonner
avec énergie contre
les crimes des clercs. Leurs efforts obtinrent une
réforme au moins partielle, avec la
suppression des abus les plus criants. Mais,
remarquons-le, les abus n'étaient pas
simplement le fait des prélats, des clercs
inférieurs oudes moines,
depuis longtemps déjà, ils
souillaient le Saint-Siège.
Malgré la valeur personnelle des
pontifes qui occupèrent le trône
apostolique depuis Grégoire VII, les preuves
abondent que bien des réformes eussent
été nécessaires dans le
gouvernement central de l'Église
(12). L'intervention des papes
dans les
affaires de l'empire, dans celles des
principautés italiennes et, en
général, dans tous les royaumes,
entraînait des mécontentements et des
inconvénients sans nombre
(13). Leur
tendance à se mêler des mille affaires
des diocèses particuliers, d'une part
surchargeait leur chancellerie, d'autre part
nuisait à l'autorité des
évêques
(14).
La cour
romaine assiégée par les intrigues
s'en défendait parfois fort mal, et tout en
luttant contre la simonie au dehors, se laissait
gangrener par l'amour des richesses et du
luxe.
C'est un rude réquisitoire que
prononçait, devant le pape Adrien. IV, le
moine Jean de Salisbury, plus tard
évêque de Chartres :
« On dit que Rome est moins la
mère que la marâtre des
églises ; qu'elle donne asile à
des scribes et à des pharisiens, qui
prétendent commander au clergé,
sans en être
l'exemple ; qui, durs pour les pauvres,
décorent leurs demeures des meubles les plus
précieux ; qui oppriment les
églises, soulèvent à dessein
des procès et trop souvent ne rendent la
justice qu'à celui qui l'achète. On
ajoute que le pape lui-même est à
charge au monde. Pendant que tombent en ruine les
autels édifiés par nos pères,
il habite des palais et se montre vêtu de
pourpre et d'or. Aux mains de ces prêtres
fastueux, l'Église du Christ s'avilit, mais
un jour viendra où le fléau de Dieu
s'appesantira sur eux
(15). »
À cause de la haute situation du pape
dans l'Église, il était difficile
d'imposer à son entourage une réforme
cependant bien nécessaire. Alors que se
passait-il ?
Pendant que la masse indifférente,
à son ordinaire, laissait faire ou se
contentait de railleries faciles contre les vices
trop marqués du clergé ou des
cloîtres (16), certaines âmes
plus
délicates cherchaient un abri dans les
monastères réputés les plus
vertueux (17). D'autres
gémissaient en
silence, attendant l'arrivée d'un secours
céleste, puisque les moyens humains ne
pouvaient corriger une cour au-dessus de toute
autorité terrestre, ne se reconnaissant ni
contrôle ni limite
(18).
Il
était cependant bien vraisemblable qu'un
jour ou l'autre des réformateurs
viendraient, ne se contentant pas de pousser des
soupirs plus ou moins discrets,
d'émettre des plaintes plus ou moins
éloquentes. Ils appelleraient à eux
les âmes dans la peine et, avec elles, ou
imposeraient à l'Église la
réforme nécessaire, ou seraient
écrasés violemment par sa
puissance.
De ces réformateurs du moyen
âge, les Vaudois sont bien parmi les plus
sympathiques. Sans visées ambitieuses,
désireux simplement de vivre une vie plus
évangélique que celle des clercs de
leur temps, simples dans leurs goûts, chastes
dans leurs moeurs, ils auraient
mérité d'être pris en haute
considération imités même par
leurs adversaires. Une vraie fatalité semble
cependant, dès leurs débuts,
s'être acharnée sur eux. On ne comprit
pas ou, du moins, on comprit trop tard
(19),à
quelle nécessité religieuse et
sociale ils répondaient. Les premiers
échecs ne firent qu'augmenter l'obstination
des malheureux Vaudois et séparèrent
d'une manière définitive, par un
fossé que les persécutions rendirent
de plus en plus profond, les disciples du
même Dieu.
Si l'on en croyait un certain nombre d'écrits se rattachant aux Vaudois lombards du quatorzième siècle (20), les Vaudois seraient les descendants des premiers chrétiens, restés purs de la décadence, où le pape saint Sylvestre aurait entraîné l'Église.
Ce pape, en effet, enrichi par Constantin,
paré d'une couronne impériale, se
serait, prétendent les légendes dont
nous parlons, détaché tant de la
pauvreté que de l'humilité primitive.
Suivant son exemple, entraînée par son
influence, l'Église s'était
précipitée dans le mal
(21).
Quelques
chrétiens, restés fidèles au
Christ au milieu de la corruption
générale, avaient conservé de
génération en
génération l'enseignement apostolique
et, huit siècles après Constantin,
trouvé un réorganisateur de leur
communion, comme un second fondateur de
l'Église dans un certain Pierre,
surnommé de Waldis, d'après le lieu
de sa résidence
(22).
D'autres
légendes piémontaises font descendre
les Vaudois de chrétientés
fondées, disent-elles, par saint Paul, dans
les vallées (23) du Piémont
(24).
La vérité est plus simple, et,
d'après deux récits
du moyen âge qui se complètent
(25) sans
se
contredire, se réduit à ceci :
Un riche bourgeois de Lyon, Jean ou Pierre de Vaud
ou de Valdo, enrichi par les prêts à
intérêts, si sévèrement
proscrits alors dans l'Église, se sentit
profondément ému par les exemples du
saint voyageur romain Alexis
(26).
Sa conversion achevée à
l'audition des récits
évangéliques parlant
d'abnégation et de pauvreté, il se
résolut de pratiquer à la lettre les
conseils du Christ, comme saint François
d'Assise devait le faire quelques années
plus tard. Abandonnant en conséquence
à sa femme ses biens fonciers, il
plaça ses deux fils les encore jeunes
à Fontevrault, répara de son mieux
les torts faits dans l'acquisition de sa fortune et
distribua tout ce qui lui restait aux pauvres.
Dénué de toutes ressources
matérielles, il obtint d'abord d'un ami le
nécessaire de chaque jour, puis, sur l'ordre
de l'archevêque Guichard, s'adressa à
sa femme pour sa nourriture quotidienne (1173)
(27).
Une telle conversion pouvait difficilement
passer inaperçue. Elle le fut d'autant moins
qu'après quelques années de
recueillement et d'études
(28), Valdo,
se
croyant, dans son enthousiasme, destiné
à devenir l'apôtre et le restaurateur
de la pauvreté méconnue,
commença à enseigner, à tous
ceux qui pouvaient l'entendre, les
vérités dont il avait
été frappé (1177 ou 1178).
À cette époque, en effet, la
prédication n'était pas
réservée aux prêtres aussi
strictement qu'elle l'est de nos jours. On
admettait que des laïques pussent exhorter et
prêcher
(29)
leurs
compatriotes, en se conformant toutefois aux ordres
des évêques et des curés
(30).
En fait,
un certain nombre de disciples, hommes et femmes,
surtout des classes populaires
(31),
se
groupèrent autour du réformateur,
prêtèrent entre ses mains les voeux de
pauvreté, d'obéissance et de
chasteté ; et les nouveaux
apôtres se mirent à prêcher,
comme leur maître, sur les places ou les
voies publiques de Lyon, ainsi que dans les bourgs
environnants
(32).
Avec la meilleure volonté du monde, il
était bien difficile à des
prédicateurs aussi
improvisés de ne pas
tomber dans des erreurs de doctrine.
Plus difficile encore d'éviter
certaines exagérations ou des invectives
contre la vie mondaine, les revenus et les
richesses des ecclésiastiques.
De là, tout naturellement, des
soupçons et des plaintes. L'archevêque
de Lyon crut devoir intervenir
(35).
Il fit
défendre aux disciples de Valdo de continuer
à prêcher. Assez fièrement,
à l'imitation des apôtres de
Jésus-Christ, et malheureusement comme bien
d'autres rebelles, ils répondirent qu'ils
devaient obéir à Dieu plutôt
qu'aux hommes. Leur vocation, disaient-ils,
à laquelle ils ne pouvaient se soustraire,
était d'annoncer l'Évangile
(36).
L'archevêque les fit chasser de Lyon avec
leur fondateur (1179)
(37).
À cette époque le
troisième concile général de
Latran était assemblé. Valdo se
rendit à Rome. Bien accueilli, dit-on, par
le pape Alexandre II, qui approuva son voeu de
pauvreté, le fondateur vit l'examen de son
affaire confié à l'anglais Walter
Map, représentant au concile du roi
d'Angleterre Henri II. Il ne fut pas difficile,
sans doute, au théologien de se railler de
la simplicité des pauvres lyonnais et de
faire rire à leurs
dépens les Pères du
Concile (38).
Bonnes gens sans doute, les estimait-on, mais bien
naïfs de croire ramener à l'abandon de
ses richesses une Église, dont l'avenir
semblait fondé sur la possession de solides
biens fonciers.
Ces bonnes gens représentaient
cependant les aspirations sociales et religieuses
de milliers d'âmes, et si, comme il semble,
le mouvement vaudois a groupé de nombreuses
communautés, en leur inspirant de la
répulsion pour l'Église, s'il a
préparé la révolution hussite,
et ainsi devancé la Réforme
protestante, les railleries romaines tombaient fort
mal.
Toutefois Valdo reçut pour lui et ses
disciples l'autorisation de prêcher, sur la
demande ou au moins avec l'autorisation des chefs
ecclésiastiques (39). Moins
heureux que lui, les
Humiliés de Lombardie, dont nous allons
bientôt parler, et avec qui Valdo se trouvait
peut-être en rapport, recevaient la
défense de faire des réunions et de
prêcher (40). Que se passa-t-il
ensuite ?
Nous ne le savons pas. Si Valdo et ses disciples
s'en tinrent à la décision
pontificale, ce ne fut probablement pas longtemps,
car Lucius III, dans la fameuse bulle de
Vérone (1184), où il
énumère les hérétiques
excommuniés, Cite les Humiliés ou
Pauvres de Lyon
(41).
Cette sentence, qui confirmait
l'excommunication dont quelques années
auparavant Guichard aux Blanches Mains avait
frappé la première communauté
vaudoise, excluait de l'Église Valdo et ses
adhérents. Ils devaient porter et recevaient
déjà les noms les plus divers. Ceux
de Joséphites, de Spéronites,
d'Arnaldistes, Comistes, Barrini,
Sérabaïtes, Tortolans ou encore
d'Ortliebériens, de Winkeler et autres
(42)
tinrent
à des circonstances locales ou à des
chefs spéciaux, ou même
désignèrent des sectes n'ayant avec
les Vaudois que des rapports assez lointains.
Plus communément et plus justement,
on les appelait Pauvres de Lyon ou Léonistes
par suite de leur origine ; de Vaudois
à cause de leur fondateur ; de Sabatati
ou Insabatati parce qu'ils portaient des sandales
ou sabots forme spéciale
(43),
et enfin
d'Humiliés, à cause de leur
ressemblance et de leurs rapports avec les
communautés qui portaient déjà
ce nom en Lombardie.
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